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REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXXIII' ANNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOME XVII. — 1" SEPTEMBRE 1913.
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LXXXIIP ANiNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOME DIX-SEPTIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1913
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LA FAMILLE GORYSTON
(i)
DEUXIEME PARTIE(2)
IV
Après une de ces déconcertantes quinzaines de froid et de tem-
pête qui, si souvent en Angleterre, se'vissent au commencement
de mai et semblent anéantir tous les progrès du printemps dans
un retour de l'hiver, le temps s'était rasséréné, les nuages
s'étaient dissipés; sous des flots du soleil, les clochettes bleues
des clairières, les primevères des prés s'épanouissaient. Sur les
chênes s'entr'ouvraient les premières feuilles rousses. Une sorte
d'allégresse du renouveau égayait le regard et rendait plus
léger le pas du campagnard.
Une femme, d'aspect simple et gracieux, était assise devant la
petite véranda d'un cottage, situé dans un Comté du centre, à
mi-côte d'une colline, d'où la vue s'étendait au loin. Elle cou-
sait. A ses pieds dévalaient des terrains crayeux, entourés de
bois de hêtres. A l'Ouest, la ligne des coteaux allait en décrois-
sant se perdre dans le soleil couchant, tandis qu'elle formait, à
l'Est, une haute crête boisée, qui bornait la vue.
Au Nord, à deux cents mètres, environ, plus bas que h cot-
tage, commençait un pays varié, émaillé de villages et de fermes,
de châteaux et de bois, qui se déroulait jusqu'aux brumes de
l'horizon.
(1) Copyright by Mrs Humphyr, Ward, 1P13.
(2) Voyez la Revue du 15 août.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
Un homme d'un certain âge, grisonnant, parut à la porte
vitrée du cottage.
— Marion I A quel moment avez-vous dit que vous attendiez
Enid?
— Entre trois et quatre heures, papa.
— Je ne sais si nous verrons Glenwilliam. Il y aura un
important Conseil des ministres cet après-midi ; un autre
demain probablement, quoique ce soit dimanche.
— Alors nous ne le verrons pas, répondit sans s'émouvoir la
jeune fille, en plongeant la main dans une chaussette criblée
de trous, qu'elle examinait avec soin.
— C'est contrariant ! Coryston m'a dit qu'il viendrait prendre
le thé. J'aurais voulu qu'il le rencontrât.
Etonnée, miss Atherstone demanda :
— Comment, père ? Vous savez bien qu'Enid m'a priée d'in-
viter Arthur Coryston et que j'ai écrit hier.
— Qu'est-ce que cela fait?... A cause delà politique?... Ils
sont habitués à ça dans la famille I Ou... parce qu'on raconte
qu'Arthur aura les domaines? Nous n'y pouvons rien. On m'a
dit que les deux frères s'entendaient à merveille et qu'Arthur a
averti sa mère que, d'une manière ou d'une autre, il les resti-
tuerait à Coryston.
— Mais Enid n'aime pas lord.Coryston, reprit-elle doucement.
— Parce qu'il voit ses défauts, et elle en a beaucoup. Et ce
n'est pas un homme qui fait la cour aux femmes. Mais, entre
nous, ma chère, elle pose un peu trop. Je ne sais jamais com-
ment la prendre, quoique je l'aie vue tout enfant.
— Oh ! Enid est franche, reprit Marion Atherstone, en enfi-
lant une nouvelle aiguille de laine marron.
Miss Atherstone, d'une intelligence médiocre quoiqu'elle
vécût pcrmi des gens cultivés, était peu expansive. Son père,
ancien médecin, était un des chefs les plus cotés du parti libé-
ral. De son perchoir des collines de Mintern, il exerçait son
ascendant sur la moitié du Midland (1). Il connaissait à fond
trente ou quarante collèges électoraux, où il était consulté dans
toutes les difficultés ; mieux que les agens principaux, il savait
tâter le pouls du parti. Aucun bill important n'était présenté
sans qu'on lui eût demandé conseil.
(1) Cenlre de l'Angleterre : Staffordshire, Derbyshire, Yorkshire, Warwick-
Bhire, clc.
LA FAMILLE CORYSTON. I
Il s'était lié avec l'homme puissant qui dirigeait les finances
anglaises, alors que Glenwilliam n'était que simple contrôleur
d'une importante mine de charbon du Staffordshire, et cette
amitié peu connue, sauf dans un cercle étroit, était devenue un
facteur important de la politique anglaise. Glenwilliam ne déci-
dait rien sans Atherstone, et le cottage sur la colline avait été
le théâtre d'importantes réunions où des décisions, devenues
historiques, avaient été arrêtées.
Marion, sans avoir la valeur de son père, était très appréciée
par leurs amis; mais elle ne se mêlait pas à sa vie intellectuelle.
Des gens très en vue, — hommes et femmes, — fréquentaient
le cottage. Marion s'occupait de les bien recevoir, mais les jugeait
selon leur mérite et ne faisait grand cas d'aucun d'eux. Athers-
tone était un philosophe, libre penseur, et végétarien. Sa fille
lisait la Church Family Times (1), allait régulièrement à l'église,
et, si elle avait eu le droit de vote et s'en fût souciée, elle eût
probablement été tory : elle et son père néanmoins s'appré-
ciaient et se comprenaient à merveille.
Une seule personne de cette brillante société qui fréquentait
le cottage avait su la conquérir : Enid Glenwilliam. Marion lui
avait voué une profonde afiection, comme en éprouvent quel-
quefois les femmes simples et dénuées d'artifices pour quelque
charmeuse de leur sexe. Lorque Enid venait au cottage, Marion
se faisait son esclave et se mettait k sa merci ; mais il est pro-
bable que beaucoup mieux que son père elle avait su découvrir
ce que cachaient ces séduisantes apparences.
Atherstone s'était installé sur une chaise de jardin et avait
allumé sa pipe. Il s'occupait de rédiger un manifeste libéral, auquel
personne probablement n'associerait son nom, mais peu lui
importait. Son seul regret était de n'avoir pas occasion d'en
entretenir Glenwilliam avant de le lancer. Il avait plaisir à en
ruminer les termes blessans. Jamais il n'avait éprouvé un
dédain plus absolu pour ses adversaires. Le parti tory doit céder
la place I Encore un combat, et la bête « immonde » serait
écrasée. Ces tyrans de la terre, de l'Eglise et de la finance, la
démocratie anglaise en aurait vite raison 1
En promenant un regard sur la plaine, il y discerna maintes
choses bien faites pour exciter les revendications populaires.)
(1) Organe de la petite bourgeoisie anglicane.
8
REVUE DES DEUX MONDES.
Dans les bois, à moins d'un mille de la colline finissante, appa-
raissait la lourde et classique masse de Goryston, où « cette
femrne » faisait peser son pouvoir. Plus loin, au sommet de
cette même colline, s'élevait Hoddon Grey, s'identifiant, dans
cet esprit hostile, avec la puissance de l'Eglise, de même que
Goryston représentait le despotisme des grands propriétaires.
Atherstone eût en vain cherché ailleurs une paire de bigots
plus complets que lord et lady William Newbury, un plus
détestable réactionnaire que leur bellâtre et beau parleur de
fils.
La vue d'une petite maison blanche dans la plaine, pour-
tant, lui fit éprouver une satisfaction sans mélange, et, se tour-
nant vers sa fille, il lui dit en riant :
— Goryston s'est installé là, avec un journalier et sa femme
comme domestiques, et il a déjà un tas d'ennuis sur les bras.
— Pauvre lady Goryston 1 répondit Marion, en contemplant
distraitement les coupoles massives de l'antique demeure émer-
geant des bois.i
— G'est elle qui a commencé, ma chère. Son fils est dans
son droit, il a un devoir public à remplir ici.
— N'aurait-il pu porter le trouble un peu plus loin ? Ici, c'est
par trop choquant 1
— Ohl celles qui agissent comme lady Goryston n'ont que
ce qu'elles méritent. Le temps n'est plus où l'on prenait des
gants pour parler aux femmes.
— Même entre mère et fils ? repartit Marion d'un air de
doute.
— Je te le répète... G'est elle qui a commencé 1 II est mons-
trueux qu'un homme ait pu faire un pareil testament et qu'une
mère en ait fait usage I
— Ahl si elle avait été libérale ! interrogea malicieusement
Marion.
Trop sincère pour répliquer, Atherstone leva les épaules,;
Il se remit à fumer, et reprit le cours de ses réflexions. Puis,
tout à coup, son regard s'illumina :
— On m'a dit que les nouveaux serviteurs de Goryston ont
été expulsés de leur cottage pour des raisons politiques.
— Oui, T.. par ce meunier radical de Martover, repartit
Marion.
— Comment! s'écria Atherstone^
LA FAMILLE CORYSTON. »
— C'est la femme qui me l'a raconté, ajouta-t-elle tranquil-
lement en pliant ses chaussettes.
— Je saurai ce qui en est, reprit Atherstone décontenancé.)
Je n'aime pas ces sortes d'histoires dans notre parti... Je ne
m'explique pas pourquoi Coryston a pris ces gens.
— Probablement parce qu'il n'aime pas non plus ce genre
d'histoires,... dans quelque parti qu'elles arrivent, dit miss
Atherstone en rougissant légèrement; mais son père ne le remar-
qua pas: il écoutait un bruit lointain.
Un automobile approchait. Enid en descendit.
— Comme vous paraissez fatiguée I lui dit Marion.
Après quelques mots d'accueil, le docteur Atherston se retira
pour s'occuper de sa correspondance.;
Enid Glenwilliam ôta son chapeau, prit le coussin que
Marion lui offrait et s'étendit nonchalamment dans un fauteuil
d'osier.
— Vous ne seriez pas étonnée de ma fatigue, si vous saviez
ce qu'a été cette semaine : quatre dîners, trois bals, deux
opéras; un Week-end (1) à Windsor, deux ventes de charité,
trois meetings, deux concerts et des thés en masse!... Com-
ment ne serais-je pas fourbue ?
Ne prétendez pas que vous n'aimez pas cela?
— Oui, j'aime ça, c'est à dire que lorsqu'on ne m'invite pas,
je me crois insultée, et, quand on m'invite...
— On vous assomme...
— Vous répondez pour moi. Ce qui m'assomme...^ vrai-
ment... c'est que..., sauf au déjeuner,... je n'ai pas vu mon
père de toute la semaine!
— Sérieusement, qu'avez-vous fait?
— Curieuse ! Je me suis amusée à flirter.
— Avec Arthur Coryston ?
Les petits yeux gris de Marion pétillaient dans sa bonne et
fraîche figure.
— Et d'autres ! . . . Croyez-vous que je me contente de lui seul ?
— Lady Coryston est-elle au courant?
— De quoi? De ce que nous nous entendons si bien? Elle
n'a jamais supposé que M. Arthur pourrait descendre jusqu'à
moi.
(1) Séjour du samedi au lundi.
10
REVUE DES DEUX MONDES.
— Mais elle le saura un jour.
— Oui, je me charge de l'en informer, dit tranquillement la
jeune fille...
Elle étendit la main et caressa le chat de son amie, en la
regardant de ses grands yeux noisette, si clairs sous leurs
sombres sourcils. Puis elle ajouta :
— Vous savez que lady Goryston ne se contente pas de
m'ignorer, mais qu'elle a insulté père?
— Mais... comment? s'écria Marion.
— A Ghatton House, l'autre jour. Elle a refusé de prendre
son bras pour aller à table. Positivement, elle l'a fait. Il a fallu
changer toutes les places, et la petite lady Ghatton a failli avoir
une crise de nerfs.
Enid fixait Marion. Un gracieux sourire errait sur sa bouche,
grande quoique bien dessinée; mais il y avait quelque chose de
menaçant dans ses yeux.
— Et, un autre jour, à un lunch, elle n'a pas voulu que je
lui sois présentée. Je l'ai parfaitement compris. Oh! elle n'avait
pas l'intention d'être particulièrement insolente avec moi; mais
elle trouve que, dans le monde, on reçoit trop facilement des
gens comme père et moi.-
— Quelle femme ridicule 1 dit Marion sans conviction.
— Pas du touti Elle se rend parfaitement compte que ma
vie est une lutte continuelle, au moins à Londres. Elle contribue
à la rendre plus dure encore... tout simplement.
— Une lutte continuelle? reprit Marion, ironique... avec
toutes ces invitations ?
— A présent, tout va bien..., dit la jeune fille très calme :
nous triomphons. Mais, elle, est-ce qu'elle n'a pas tout cela sans
lutte? Quand père quittera le ministère, je ne serais plus rien,
et elle, lady Goryston, sera toujours au pinacle.
— Aveo tout cela, j'ignore toujours autant si Arthur Goryston
vous plaît ou non. Savez-vous ce qu'on raconte à propos des
domaines?
— Si je le sais? dit Enid en riant. Mais je ne connais
que cela !... et j'en ai par-dessus la tête. En ce moment, Arthur
est l'enfant chéri... Mais, quand elle saura qu'il me fait la
cour!...^
Miss Glenwilliam leva les bras au ciel.
-— Vous croyez qu'elle changera d'avis?
LA FAMILLE CORYSTON.
11
La jeune fille arracha quelques brins de gazon et, tout en les
grignotant, d'un air méditatif :
— Je ne devrais peut-être pas lui faire perdre un tel héri-
tage? dit-elle en regardant son amie en dessous.
— • Ne parlons pas d'héritage, s'écria Marion avec emporte-
ment. Il s'agit de savoir si vous vous aimez.
— Quel point de vue bourgeois I Eh bien I vraiment. . . je n'en
sais rien. Arthur Coryston n'est pas très intelligent; ses opi-
nions sont absurdes; je ne le connais que depuis quelques mois.i
Ahl s'il était très, très riche... Mais ne doit-il pas venir tantôt?. .«
Voulez-vous me donner une cigarette?
Marion la lui tendit.
— Le voilà avec lord Coryston, dit-elle, en entendant la
grille du jardin se fermer.
Enid Glenwilliam alluma sa cigarette, sans modifier sa pose
abandonnée. Son corps élégant, son opulente chevelure blonde
et le tranquille et fier visage qu'elle encadrait formaient un
gracieux tableau. Lorsque Arthur s'approcha, elle lui tendit une
main accueillante et le gratifia d'un regard expressif.
Coryston, après avoir salué miss Atherston, s'avança à son
tour, et, s'arrêtant brusquement, dans sa pose favorite, les mains
sur les hanches, lui dit :
— Comment, vous fumez ?
A son ordinaire, il était étrange dans ses vêtemens mal
ajustés et défraîchis, avec ses poches gonflées de papiers, ses
bras et ses jambes de sauterelle trop grêles, et ses yeux perçans
toujours en mouvement. Il était antipathique à Enid Glenwil-
liam, mais elle lui répondit en souriant :
— N'est-ce pas permis?
Et lui, maussade, continua :
— Quel besoin les femmes ont-elles d'inventer une nouvelle
mode..., un nouvel esclavage?... C'est de l'argent mal dépensé.
— Et pourquoi? Allez donc morigéner votre propre sexel
dit-elle fort rouge.
— Ce serait peine perdue! et il haussa les épaules. Mais on
prétend que les femmes sont plus raisonnables,... surtout... les
femmes libérales. En disant cela, il examinait sa toilette.
— Eh pourquoi, je vous prie, les femmes libérales doivent-
elles être plus raisonnables que les autres? demanda-t-elle avec
cal me. j
i2 REVUE DES DEUX MONDES.
-' Pourquoi?... li dleva la voix : Parce que des milliers de
malheureux dans ce pays manquent de vêtemens et de pain...
et que c'est le devoir des libéraux de le faire comprendre aux
autres.
— Ahl Corry..., laisse-nous la paix avec tes blagues 1 cria
Arthur, furieux de voir son idole ainsi traitée.
Goryston, quittant son air grave, répondit avec une franche
gaîté :
— Dis donc, Arthur, si tu as le magot, tu peux bien au moins
me laisser la parole. Vous a-t-il dit ce qui était arrivé?
Cette question s'adressait à miss Glenwilliam, qui ne savait
que répondre. Arthur vint bravement à la rescousse.
— Nous n'avons pas le droit d'assommer les gens de nos
affaires de famille. Je te l'ai déjà dit en venant ici.
— Elles sont pourtant bien intéressantes, dit Corry avec
ironie, en prenant place près de Marion Atherstone. Je suis sûr
que tout le monde, ici, est de mon avis. Et pourquoi aurais-je
loué Knatchett, si ce n'est pour le plaisir de faire savoir à la
ronde ce que notre chère mère vient d'inventer?
— J'aurais tout donné pour ne pas te voir à Knatchett,
reprit Arthur, morose...
— Je vous gêne. Mais c'est exprès que je le fais. J'ai trouvé
tant de choses à remettre en ordre, ici, ajouta-t-il lentement,
le regard rêveur errant sur la plaine.
Le docteur sortant de son cabinet de travail entendit ces
derniers mots, jeta à Coryston un regard d'intelligence, mais
ne les releva pas, par politesse pour Arthur. Ce jeune repré-
sentant de la circonscription voisine, digne héritier d'une
mère tory, n'était pas venu au cottage pour les beaux yeux du
docteur ou pour ceux de sa fille, mais pour y retrouver miss
Glenwilliam. Puisqu'il s'était aventuré en terre ennemie en
l'honneur d'une belle dame, on devait l'y bien traiter. Arthur
paraissait gêné. Il vint pourtant saluer Atherstone avec cette
aisance qui distingue tout Anglais bien né. Il était prêt, quoi-
qu'il considérât le docteur comme le plus dangereux des agita-
teurs, à causer avec lui du temps, du paysage, ou à discuter
des intérêts locaux; mais il était comme dépaysé, agité aussi
par les sentimens intimes, et que tous connaissaient, qui
l'avaient amené là. Enid l'observait avec une satisfaction secrète
et vint à son aide en proposant à Marion, sous prétexte de la
LA FAMILLE CORYSTON.
13
chaleur, de montrer à M. Goryston, avant le thé, le beau point
de vue dont on jouissait à la lisière du bois.
Marion acquiesça, et leurs deux hautes silhouettes dispa-
rurent bientôt dans le petit bois qui montait jusqu'au faîte du
coteau.
— Voudra-t-elle l'e'pouser? dit Goryston à Marion, en suivant
des yeux les deux promeneurs.
La question était d'une franchise déconcertante, et Marion,
toute rouge, répondit en riant :
— Je n'en ai pas la plus petite idée.
— Il y aura du tapage, si elle réussit, continua Goryston, les
yeux pétillans de gaîté, en se tenant les genoux. Ma pauvre
mère devra faire un autre testament ! Et les hommes de loi lui
ont déjà coûté cher!.. .
— Est-ce qu'on ne pourrait lui faire accepter ce mariage?
demanda Atherstone après un moment de silence.
— « Si mon fils prend pour femme une des filles de
Heth (1), je ne tiens plus à la vie (2)1 » déclama Goryston en
riant.
— Qu'il est donc utile. Dieu bon, de feuilleter la Bible 1...
Elle répond à tout I Mais vous êtes un incroyant, je m'en doute,
et vous ne vous en inspirez pas ?
La physionomie d'Atherstone trahit un léger méconten-
tement.
— Je suis le fils d'un pasteur presbytérien, dit-il sèchement.)
Mais, pour en revenir à la question, le mariage n'est pas inter-
dit, que je sache, entre radicaux et tories. Nous n'en sommes
pas encore là 1
— Non, mais nous y arrivons ! riposta vivement Goryston
en tapant sur la table à thé. Et des femmes comme ma mère
feront tout pour cela. Elle veulent amener la discorde, voir le
pays divisé en deux camps, et ne rêvent que plaies et bosses...:
avec tout le diable et son train... Mais, ajouta-t-il joyeusement,
(i) Heth, tribu idolâtre de Chanaan.
(2) And Rebekat sail unto Isaac : I am weary of my life because of the daugliters
of Hetfi; if Jacob take a wife of the daughlers of Heth such as thèse which are
the daughters of the land what good shall my life be to me?
Rébecca dit ensuite à Isaac : La vie m'est devenue ennuyeuse à cause des filles
de Heth qu'Ésaû a épousées. Si Jacob épouse une fille de ce pays-ci, je ne veux
plus vivre. »
(Genèse, ch. XXVII, verset 46).
14
REVUE DES DEUX MONDES.
en se rapprochant de son interlocuteur... au fond,... vous en
souhaitez tout autant.
— Je regarde la politique comme une réalité. Est-ce cela
que vous voulez dire? répondit froidement le docteur... Mais
vous parliez de choses à remettre en ordre ici... De quoi
s'agit-il ?
— Ahl le gibier ne manque pas plus dans les fourrés des
libéraux que dans les chasses gardées des autres. Il n'y a pas
un cheveu de différence entre les deux !.,. Tenez !... et il comp-
tait sur ses doigts. Ma mère a refusé le terrain nécessaire
pour construire une chapelle baptiste. Or, la moitié du village
est baptiste; il y a des tas de terrains disponibles, elle ne
veut pas leur en donner un mètre. Alors, nous avons un
meeting chaque semaine ; nous lui envoyons des sommations,
qu'elle jette aux vieux papiers. Et, le dimanche, ils dressent une
tente sur le terrain communal, aux portes du parc, et ils lui
chantent des hymnes quand elle se rend à l'église. Ceci c'est le
numéro un. — Numéro deux : ma mère a autorisé Page, son
intendant, à expulser un brave garçon, nommé Price, un forge-
ron, parce qu'il a distribué quelques brochures libérales dans
les villages. On a fourni naturellement toutes sortes d'autres
raisons, c'est celle-là qui est la vraie. J'ai essayé pendant deux
ou trois jours de faire céder Page, mais sans succès. Alors je
m'éreinte à faire installer une boutique, une forge et tout le
fourbi dont il a besoin, dans l'arrière-cour, à Knatchett. Nous
en faisons l'agent libéral du village. Et je vous réponds qu'il va
de l'avant. Maintenant, numéro trois : — H y a des difficultés
pour la chasse... Mais je ne veux pas vous ennuyer,...; nous
leur avons signifié que nous tuerons les renards là où nous
pourrons les attraper. Ces sales bêtes ont égorgé tous les pou-
lets, l'année dernière, mais ça n'a pas grande importance. —
Numéro quatre. Ahl ahl — et il se frottait les mains, — je
suis sur les traces de ce vieil hypocrite de Burton, à Mar-
tover...i
— Burton, le meilleur homme du paysl Vous devez vous
tromper, lord Coryston, dit Atherstone indigné.
— Moi, me tromper! Pas le moins du monde, cria Coryston
avec la même indignation... Il nasille comme un dissident des
formules libérales dans tous les meetings, et comment agit-il?
Il chasse de leur chaumière et de leur bout de champ Potifer et
LÀ FAMILLE CORYSTON. 15
sa femme,... qui sont maintenant à mon service... Pourquoi?
Le savez-vous ?... Parce que le mari a voté pour Arthur! Pour-
quoi ne voterait-il pas pour Arthur? Artliur a embrassé son
mioche. Sa femme et lui trouvent Arthur « un vrai gentle-
man... » Personne n'avait pensé à embrasser l'enfant de Burton.i ■
Que le diable l'emporte!... Avouez que de pareilles choses doivent
cesser.
Et Coryston s'agitait furieusement, le visage enflammé.
Atherstone l'examinait en silence. Cette étrange situation du
fils déshérité, socialiste et révolutionnaire, de lady Coryston,
luttant contre sa mère dans ses propres domaines, pourrait
peut-être ne pas tourner aussi bien que les démocrates du voisi-
nage y comptaient. L'homme était trop perspicace, trop insai-
sissable.
— Ecoutez! Vous avez peut-être jugé un peu vite. Il faut
savoir ce qui se passe... A Hoddon Grey... par exemple...
Coryston leva les bras au ciel.
— ...Les Newbury,... ma parole, les Newbury!... « Trop
purs, » n'est-ce pas « pour cette terre (1). » Que d'églises et
d'écoles dans les villages!... Les petits garçons, des modèles....
Les filles, des petites saintes. Tous chantent en chœur dans les
confréries... et portent des bannières... « Au picotement de
mes pouces (2), » quand je vois un Newbury, je me sens devenir
criminel. Mais il y a aussi une histoire par là, — et l'étrange
personnage frappait sur la table à thé pour donner plus de
poids à ses paroles, — elle va de pair avec les autres.. Vous
savez ce que je veux dire... Betts et sa femme.
Il s'arrêta, scrutant de ses yeux étincelans la physionomie
d' Atherstone et de sa fille.
Atherstone fit un signe affirmatif. Sa fille et lui connais-
saient l'incident qui excitait la curiosité de tout le pays. C'était
la lamentable histoire d'une femme divorcée et l'intransigeance
des convictions religieuses des Newbury. On discutait chaude-
ment à ce propos, et, somme toute, cette affaire avait rendu la
famille Newbury impopulaire. Edward Newbury, en particulier,
était accusé d'avoir agi avec dureté.
Gory.ston s'assit pour en parler encore, mais ne tarda pas
à manifester les sentimens les plus exaltés.
(1) « Too hright and good for human nature's daily food » Wordsworth.
(2) « By the pricking of my thumbs, » Macbeth.
/
16 REVUE DES DEUX MONDES,
— La tyrannie religieuse, conclut-il, est la plus hideuse des
tyrannies 1
Marion suivait avec un inte'rêt e'vident les véhe'mentos
théories de son hôte, mais parlait peu. Son père se montrait
' aussi acharne' que Coryston.
A ce moment, Atherstone e'tait appelé' dans la maison, et
Coryston ajouta brusquement :
— Edward >s'ewbury plaît à ma mère, à ma sœur aussi;
d'après ce qu'on m'a dit, il peut devenir mon beau-frère. Mais,
auparavant, Marcia saura cette histoire.
Marion d'un air un peu embarrassé le désapprouva.
— Il a des amis très ardens ici, dit-elle, des gens qui l'ad-
mirent beaucoup !
— Comme Torquemada! Et qu'est-ce que cela prouve?
s'écria Coryston en mettant ses deux coudes sur la table, et
la dévisageant: Voyons! là, entre nous, dites-moi si vous ne
pensez pas comme moi.
— Je ne sais pas si je pense comme vous, ou non... Je ne
suis pas très au courant, répondit-elle troublée.
— C'est impossible que vous ne soyez pas de mon avis, dit-il
impétueusement, — il s'arrêta un instant, — après tout ce qu'on
m'a dit de vous dans les villasTes?
— Je ne devine pas pourquoi?
Et elle rougit très fort, tout en riant.
— Mais si, vous le devinez. J'ai horreur delà charité.. t géné-
ralement. C'est une stupide simagrée. Mais ce que vous faites...
oui, cela est humain. Et, si vous avez besoin d'aide et 'd'un com-
pagnon, qui n'est pas riche, mais a deux bons bras et une tète
pour s'en servir; adressez-vous à moi. C'est convenu?
Marion le remercia gaîment. Il se disposa à partir.
— Il faut que je m'en aille... Je n'attends pas Arthur. Il est
trop occupé. Mais... j'aurais plaisir à revenir vous voir de
temps en temps, miss Atherstone, pour causer avec vous, et je
ne serais pas surpris de m'entendre plus facilement avec vous
qu'avec votre père. Vous n'y voyez pas d'objection ?
— Pas du tout. Venez quand il vous plaira.
Debout, appuyé au dossier d'une chaise, il parlait en toute
simplicité. Il se contenta de la saluer d'une inclination de tête,
sans autre formule de politesse pour le docteur, et descendit en
'sifflant, jusqu'à la grille du jardin.
LA FAMILLE CORYSTON. 11
Marion resta seule. Son visage semblait illuminé, et, quoi-
qu'elle eût trente-cinq ans, une teinte rose se répandit sur ses
joues. C'était la quatrième où la cinquième fois qu'elle voyait
Coryston, et, chaque fois, ils s'appréciaient mieux. Aucune
pensée romanesque n'entrait dans son esprit. Cependant, ce
jour-là, la vie lui parut plus intéressante.
Il y avait quelque temps déjà que Coryston était parti quand
son frère et miss Glenwilliam revinrent du bois. L'ombre avait
gagné la table à thé. Ils s'y installèrent. Marion s'efforça de ne
rien laisser paraître de sa curiosité.
Arthur, c'était clair, n'était pas en humeur de causer. Il
refusa la tasse de thé offerte, et prit congé presque aussitôt. Enid
s'installa de nouveau sur la chaise longue entre le père et la
fille. Elle paraissait animée, son regard était excité, probable-
ment par la conversation qui avait eu lieu pendant la prome-
nade. Mais, lorsqu'elles furent seules, il se passa quelque temps
avant qu'elle parlât. Enfin, lorsque le soleil de mai allait cesser
d'éclairer la colline, elle se releva soudain :
— Je ne peux pas, Marion ; je ne peux pas.
— Qu'est-ce qui ne se peut pas?
— Me marier avec Arthur, ma chérie!... Elle se rapprocha
de son amie et lui prit la main. Savez-vous à quoi je pensais
tout le temps qu'il me parlait, si gentil garçon qu'il soit, et
quelque amitié que j'aie pour lui, je pensais à mon père 1
Elle releva fièrement la tête. Marion la regardait surprise.
— Je ne pensais qu'à mon père, répéta-t-elle. Je ne connais
pas d'homme supérieur à mon père. Je ne suis pas seulement
sa fille, je suis son amie. Il n'a plus que moi depuis la mort de
ma mère! 11 me dit tout, et je m'associe à ses idées. Pourquoi
épouserais-je un homme comme Arthur Coryston quand j'ai un
tel pèrel... Et cependant, Arthur me plait... et je voudrais
aussi avoir un jour un foyer,., et des enfans,.. comme tout le
monde. Et puis, il y a la fortune, si sa mère ne la lui retire
pas... s'il se mariait avec moi!... Et le grand nom, la famille,
la situation! Mais oui, je rêve à tout cela. Tout cela me tente,
car je ne suis pas une ascète, comme Coryston l'a découvert.:
Pourtant, quand je pense à quitter mon père pour cet
TOME XVII. 1913. 2
18
/
/
REVUE DES DEUX MONDES.
homme,... à abandonner pour ses idées celles de mon père,... il
me semble que je suis précipitée dans un caveau, qu'on roule
une pierre sur moi, et que je meurs en me débattant. Aussi
lui ai-je dit que je ne peux pas me décider... avant longtemps,
longtemps I
— Etait-ce bien aimable ?
— Eh bien ! il préfère encore cela à un « non » définitif,
reprit Enid avec un rire mélancolique... Marion! vous ne
savez pas, personne ne peut savoir quel homme est mon père !
Se redressant, son regard vague erra sur la plaine lointaine,
puis ses yeux durs s'adoucirent en une expression de tendresse
passionnée, comme si, pensait Marion, elle eût obéi à l'influence
du rude chancelier qui imposait sa politique à l'Angleterre.
Le salon de lady Goryston, au château de Coryston, n'était
pas aussi sévère que celui de Londres. La vue qu'on avait des
fenêtres, sur un jardin régulier orné de statues de marbre,
jusqu'au petit lac sinueux bordé de longues pelouses, était gaie.
Coryston détestait ce parc et faisait mille plaisanteries risquées
sur ces statues. Il les avait maintes fois décorées, du temps qu'il
était un jovial étudiant, de bonnets de liberté, de pipes, de
moustaches et autres extravagans attributs du même genre.
Mais, en général, on était séduit par la splendeur de la perspec-
tive. Et la lumière et le soleil n'y manquaient pas, en ces beaux
jours de mai. Marcia avait choisi, tout récemment, une nouvelle
cretonne, qui recouvrait les sièges; et, à côté de la cheminée,
sur une petite table, quelques photographies rappelaient aux
visiteurs que la propriétaire de ce domaine avait été une
jeune mère fière des quatre beaux enfans qui l'entouraient.
On voyait Coryston, à neuf ans, sur le dos d'un poney, pom-
peusement harnaché; James, rêveur et affable, déjà un person-
nage, à sept ans ; Arthur, tenant un maillet de criket, la
bouche hermétiquement close, par ordre, si différente de sa
grimace habituelle ; et Marcia, les sourcils froncés et l'air
boudeur, déguisée en « marchande de fraises (1) » de Reynolds,
(1) The stravoberry girî.
LA FAAIILLE CORYSTON.
1'.)
semblait sortir d'un pugilat avec sa nourrice et être toute prête
à recommencer.
Lady Goryston venait d'entrer dans la pièce. Elle était seule
et portait un paquet de lettres, qu'elle déposa sur la table à
écrire au milieu du salon. Elle s'approcha d'une fenêtre ouverte,
regardant au loin, sa longue main couverte de mitaine posée
sur le guéridon où étaient placées les photographies. Quelle phy-
sionomie imposante! Elle était en noir, portant, comme seul
bijou, la chaîne et la châtelaine d'argent damasquiné que lui
avait données son mari, lapremière année de leur mariage. Elle
restait là, immobile, et, aux rayons du soleil, sa haute taille et
sa maigreur émaciée faisaient encore plus ressortir la mascu-
line carrure des épaules et les traits accentués du visage. Et
pourtant, à cette heure de solitude, la physionomie de la châte-
laine de Goryston, de la maîtresse de si grands domaines, avait
une expression qui n'était pas celle d'une autocrate... à tout le
moins, d'une autocrate satisfaite.
Elle pensait à son fils aîné, qui lui donnait des sujets de
penser à lui. Sans doute, elle s'était attendue à ce qu'il lui causât
des ennuis, mais pas du genre de ceux qu'il lui avait suscités.
Au fond, elle avait toujours compté sur son titre de mère et de
femme. Goryston l'avait menacée, mais elle s'avouait que sa
conduite avait déjà de beaucoup dépassé l'iniquité... qu'elle avait
pu prévoir.
Car, dès son arrivée à Goryston, elle avait trouvé tout le
pays en rumeur, et les agréables illusions qui l'avaient bercée et
soutenue pendant la vie de son mari, et depuis sa mort, étaient
flottantes ou ébranlées, sinon absolument détruites. Que les
Goryston fussent des propriétaires modèles et que leur popu-
larité fût indestructible chez leurs paysans et leurs fermiers,
c'était là un des axiomes sur lesquels sa vie était fondée. Elle
avait en horreur les gens qui affamaient leurs tenanciers, ne
faisaient point de réparations et extorquaient à leurs fermiers
jusqu'au dernier sou. Elle ne tenait pas en plus grande estime
ceux qui gardaient des maisons insalubres, et elle croyait fer-
mement que, sur ses terres, il n'en existait pas. Et voilà que
Goryston, son fils aîné, installé au beau milieu du domaine,
non pas en allié, mais en ennemi et en critique, fourrait son
nez partout, prêtait l'oreille aux plaintes les plus ridicules, prê-
chait hautement le socialisme à tous les ouvriers et la nouvelle
20 REVUE DES DEUX MONDES.
loi agraire aux fermiers, soutenait les non-conformistes, au point
que ces ridicules baptistes étaient venus dernièrement, le
dimanche, tenir leurs réunions h ses portes. Il découvrait des
habitations insalubres, où personne n'en avait jamais vu; enfin
il soumettait sa mère à la critique et même au blâme, et c'est
ce qui indignait le plus lady Goryston, et qu'en toute sincérité,
elle jugeait le plus immérité.
C'était donc cette « lutte » dont il l'avait menacée qui com-
mençait. Jamais elle n'avait cru qu'il en viendrait là. Comment
allait-elle y répondre? Sans hésiter, avec fermeté et dignité.
Quant à la fermeté, elle n'avait aucune crainte, mais c'était la
sauvegarde de la dignité qui l'inquiétait...
Lady Coryston était une femme de conscience, quoique,
depuis longtemps déjà, sa volonté prédominât; mais parfois elle
sentait des révoltes en son fort intérieur, et, aujourd'hui, comme
toujours, c'était au sujet de son fils aîné. De temps en temps, elle
était forcée de se demander, comme elle le faisait maintenant,
dans sa rêverie devant la fenêtre : « Gomment peu à peu, les
années s'ajoutant aux années, en sommes-nous arrivés à cette
impasse? Qui donc a commencé? Suis-je bien sûre que ce n'est
pas ma faute le moins du monde? »
Et d'abord, comment se faisait-il que ni elle, ni son mari
n'eussent jamais eu aucune influence sur cet esprit incorri-
gible? Que même, dans sa première enfance, et dans leur absolue
dépendance, Corry se fût toujours laissé gronder ou punir
sans jamais se soumettre? Lady Coryston se rappelait toutes les
luttes qu'elle avait dû soutenir contre ce fils, ou à la maison,
ou au collège, et ces pensées lui faisaient mal.
Une fois, à l'école préparatoire, il avait pris le professeur en
grippe, demandant à ses parens de le retirer et refusant opiniâ-
trement de dire pourquoi. Ses parens avaient soutenu l'autorité
du maître, et on avait infligé à l'enfant un châtiment exemplaire;
mais il était tombé malade tandis qu'il subissait la punition et
on l'avait ramené chez lui, pâle, taciturne indomptable. Elle
frissonnait encore en songeant à la manière dont il avait refusé
d'être soigné par aucun autre que la vieille femme de charge
de Goryston; comment, pendant des semaines, il avait à peine
parlé à ses parens, jusqu'à ce que, peu après, on lui eût
rendu justice en apprenant la cruauté indigne du maître en-
vers l'enfant. Et ce ne fut que lorsque son père lui eût fait
LA FAMILLE CORYSTON. 21
en quelque sorte amende honorable, que Gorry consentit à par-
donner à- ses parens.
... Et encore, — à Cambridge, — un autre souvenir frappait sa
mémoire; — Corry prenant parti pour un jeune élève qui avait
été renvoyé, injustement selon lui, se livrant à de furieuses
attaques contre les professeurs et à des batailles dans le collège,
si bien qu'il fut, lui aussi, renvoyé. Son père et elle avaient été si
mécontens et ennuyés qu'ils avaient refusé d'entendre aucune
des explications que Gorry voulait présenter pour sa défense...
Et sa mère revoyait encore le regard hostile et farouche qu'il
avait jeté sur elle en rentrant à la maison après ce renvoi,
regard qui signiflait clairement : « Je n'ai rien à attendre de
vous. » Elle croyait entendre encore le bruit de la porte du hall
se refermant derrière lui lorsque, bientôt après, il était parti
pour l'Orient où il devait rester trois ans...
... Mais d'autres scènes bien différentes, datant aussi des
années de Cambridge, lui revenaient à l'esprit. Quand elle avait
perdu son vieux père qu'elle chérissait, et qu'elle revint à
Goryston brisée par le malheur et la douleur, — c'était pendant
les vacances de Pâques, — soudain, les bras de Gorry s'étaient
ouverts pour l'embrasser avec tendresse, elle avait senti sur sa
joue son baiser presque timide. Au souvenir des semaines si
douces qu'elle avait passées là, souffrante et triste, n'ayant le
courage de s'intéresser à rien, capable seulement de rester éten-
due et de jouir de l'affection de son mari et de ses fils, se
mêlait l'amère pensée des terribles conflits qui suivirent; mais
ces jours-là avaient été des jours heureux et, à l'évocation de ce
bonheur passé, un sanglot, bientôt réprimé, l'étreignait. Désor-
mais, il était trop tard pour qu'une telle union revînt jamais
entre elle et Gorry I
... Et la scène, dans le salon de Saint-James Square, au retour
précipité de Goryston, après la mort de son père, quand elle lui
avait expliqué les termes du testament de son père;... elle s'y
était attendue et préparée; néanmoins c'avait été une terrible
épreuve. La violence de la colère de Goryston n'avait pas fait
explosion, il s'était maîtrisé, mais les mots et les phrases dont il
s'était servi étaient restés dans son esprit profondément gravés.
Sa fureur s'était exhalée en une longue énumération de leurs
rapports depuis son enfance ; les plus ironiques sarcasmes contre
ces prétendus « principes » et cet amour du pouvoir, de ce
22
REVUE DES DEUX MONDES.
pouvoir injustifié et injustifiable qui détruisait leur vie de
famille... Puis il avait déclaré, et, si ce n'en était les termes
exacts, du moins était-elle sûre du sens : « Vous avez refusé
d'être une femme comme les autres; mais vous n'avez ni assez
d'esprit ni assez de savoir pour justifier cette prétention. Vous
avez tout sacrifié à la politique, alors que vous ne comprenez
pas une seule des questions politiques. Vous avez ruiné votre
bonheur et le nôtre pour un stérile intellectualisme, et vous
finirez malheureuse et isolée. »
...Et elle avait tout supporté... elle n'avait pas rompu avec lui,
même après cela. Elle aurait trouvé mille manières d'améliorer
sa position et de lui rendre son héritage s'il avait montré la
moindre bonne volonté à s'entendre et à compter avec elle. Mais
il avait été d'extravagance en extravagance, d'outrage en outrage.
Et il fallait, maintenant, qu'elle usât de toutes les forces en
son pouvoir pour maintenir les traditions de la famille, les
intérêts du parti et du pays. Vraiment elle avait bien agi :.. elle
était absolument dans son droit.
Se redressant inconsciemment, elle promena ses regards sur
les vastes dépendances de Goryston, sur l'étendue de ces grands
domaines, qui, vers le Nord, rejoignaient les collines. La poli-
tique I Elle y avait été mêlée depuis son enfance, s'y était absorbée
depuis son mariage, et, dans ses derniers jours, elle se voyait
entraînée par cette passion : elle voulait vaincre et conquérir, à
tout prix! Oh! pas pour elle-même! — elle le croyait, du moins,
et, plaidant sa propre cause, elle insistait avec force sur ce
point, — ni pour aucun motif personnel ; mais à seule fin d'em-
pêcher l'Angleterre de voir détruire ce qui fait sa grandeur;
pour la défendre contre l'invasion de cette populace haineuse,
qui voudrait anéantir les classes dirigeantes, le Système agredre,
l'Aristocratie, l'Eglise, la Couronne. Quoique n'étant qu'une
femme, elle combattrait la Révolution jusqu'au bout, et ils trou-
veraient son corps au pied du mur, si la forteresse des vieilles
coutumes anglaises était démantelée.
r... Glenwilliam!... Ce nom résumait toutes ses haines.^
...Car c'était cet homme du peuple qui, depuis plusieurs an-
nées, s'était élevé assez haut pour diriger ce que lady Goryston
appelait la « révolution!... » Get homme, disait-on, avait été
victime du capital et de l'industrie; tout jeune, étant mineur,
il avait été mis à l'index après une grève victorieuse .11 avait inu-
LA FAMILLE CORYSTON.
23
tilemont erré en solliciteur, de mine en mine, traînant derrière
lui sa femme et son enfant et implorant du travail; la femme
et l'enfant avaient bientôt succombe', ajoutait la légende, de
misère et do faim. Et cette insolente et orgueilleuse fille qui,
maintenant, dirigeait seule la maison de son père, était la fille
de la seconde femme qu'il avait épousée, alors qu'il était membre
du Parlement, et qui appartenait à la petite bourgeoisie. Elle lui
avait apporté une petite dot, qui avait été le point de départ
de la fortune politique du mari. Grâce à cette modeste aisance,
il avait tenu bon et gagné du terrain et, tandis que l'Angleterre
était remuée de fond en comble par son éloquence de déma
gogue, il s'était créé une indépendance personnelle et avait
conquis le formidable pouvoir qui lui permettait de traiter
presque à égalité avec les deux grands partis.
— Nous avons refusé de le payer son prix..., et les libéraux
l'ont acheté... cher! avait coutume de dire lady Coryston.
... Et il obtenait tout de ce malheureux parti jusqu'au dernier
farthing ! La destruction de l'Eglise; la conscription, avec
l'arrière-pensée sans doute, en cas de besoin, de jeter cette
armée de travailleurs qu'il avait dans la main, contre les
classes riches ; la ruine de la propriété commencée, l'augmen-
tation des impôts devenue criminelle... c'étaient les armes
à'Apollyon (1). Et, pour se défendre contre de telles iniquités,
le devoir était, même pour une faible femme, de combattre,
de déchirer, s'il le fallait, son propre cœur dans l'intérêt de sa
patrie.
— Du reste, ai-je décidé moi-même de mon rôle en cette
vie? de mes devoirs, de mes responsabilités? ïl m'ont été donnés
comme le poste du soldat sur le champ de bataille! Dois-je m'y
soustraire parce que je suis une femme? Les femmes n'ont pas
plus que les hommes le droit de déserter... qu'elles votent ou
non ! N'avons-nous pas d'yeux pour voir le désastre menaçant,
ni assez d'âme pour le combattre? Si je faisais Corry riche?...
Est-ce que je ne l'aiderais pas à faire dévorer l'Angleterre par
les chiens?... Vais-je lui donner ce qu'il prétend haïr..., les
propriétés et l'argent..., pour qu'il les emploie à accomplir ce
que moi je hais..., ce que son père haïssait? Parce qu'il est mon
fils..., machair et monsang?... Il mépriserait lui-même une telle
(1) « Apollyon's weapons » (Apollyon, l'un des démons dans le Paradis perdu,
de Milton).
24 REVUE DES DEUX MONDES.;
raison..., il l'a méprisée toute sa vie. Alors il doit comprendre
que sa mère fasse comme luil...
... Cependant Goryston commençait la « lutte... » Que faire
pour y répondre ?
Elle s'assit à sa table k écrire, tout occupée encore de ses
pensées et elle se souvint qu'elle avait rendez-vous pour midi
avec M. Page, son intendant. Elle avait compté sur l'aide et le
conseil d'Arthur, la Chambre des Communes étant en vacances
pour quinze jours. Vraiment Arthur était bien mou et peu
sérieux. Il était arrivé si tard, le samedi soir, pour le diner
où, justement, il y avait un grand nombre d'invités, qu'il avait
été impossible de causer avec lui. Le dimanche, il était parti
toute la journée en automobile, sous prétexte qu'il allait faire
des visites électorales ; et, ce matin même, il avait pris le pre-
mier train pour Londres, quoiqu'il n'eût aucune raison plau-
sible de s'y rendre. Il semblait n'être plus lui-même et sa
mère craignait qu'il ne fût malade... Elle fit quelques réflexions
indignées contre l'atmosphère étouffante et le manque d'air de
la Chambre des Communes. Du reste depuis qu'il se savait des-
tiné à hériter des domaines, ses manières avaient changé; mais
il n'en paraissait ni plus triomphant, ni plus satisfait. A plu-
sieurs reprises même, il avait dit à sa mère d'un ton irrité
que le testament était ridicule et ne pouvait soutenir l'examen.
Et elle avait été forcée de lui signifier, qu'à ce propos, il n'y
avait pas à discuter.
Soudain, elle s'attrista à la seule pensée qu'une ombre de
dissentiment put exister entre elle et Arthur..., Arthur, son
préféré, qui soutenait au Parlement, avec tant de zèle et de
bonnes intentions, les principes de ses parens, Arthur qui,
jamais en sa vie, jusqu'à ces dernières semaines, ne lui avait
donné l'occasion de lui faire le plus léger reproche. Maintenant,
elle ne pouvait se défendre d'être inquiète. Avait-il des embar-
ras d'argent? Elle dirait à James de s'informer. Etait-il amou-
reux? Cette dernière hypothèse la fit sourire, car il y avait peu de
jeunes filles en Angleterre, quelles que fussent leurs prétentions,
qui refuseraient Arthur Coryston. Qu'il jette seulement le mou-
choir, et sa mère ferait le reste. Et, vraiment, il serait bientôt
temps qu'il eût son chez-soi. Il se trahit parfois chez les hommes
une sorte d'inquiétude qui manifeste leur désir du mariage... i
et une mère s'en aperçoit vite...:
LA FAMILLE GORYSTON. 25
» •
Reportant ses pense'es sur les lettres qui étaient devant elle,
lady Goryston y trouva une invitation de lady William Newbury,
les conviant, elle et Marcia, à passer la fin de la semaine à
Hoddon Grey. Lady Goryston, quoique ennuye'e, ne crut pas
pouvoir refuser. Le jeune homme certainement était très occupé
de Marcia. Ge que Marcia pensait exactement, sa mère ne le
savait pas encore. A certains jours, sa fille paraissait contente
de le voir; à d'autres, elle montrait une parfaite indifférence à
son égard, et lady Goryston avait remarqué que ces revire-
mens froissaient l'orgueil d'Edward Newbury. Mais nul doute
que tout cela ne se terminât par un mariage. Marcia essayait
seulement son pouvoir sur un homme doué d'une très grande
force de volonté et qui finirait par la dominer. Et, dans ces
conditions, lady Goryston estimait qu'il fallait en passer par
ces préliminaires, si ennuyeux qu'ils fussent.
Elle griffonna à la hâte quelques mots pour accepter l'invi-
tation, sans laisser errer son imagination, à l'exemple de la
plupart des mères en pareil cas. Gomme tous les gens autori-
taires, elle détestait séjourner chez les autres, oii elle ne pouvait
disposer de son temps à son gré. Elle avait conservé un désa-
gréable souvenir d'une visite faite aux Newbury, dans une mai-
son qu'ils avaient louée dans le Surrey, avant d'hériter d'Hod-
don Grey, alors que Marcia était encore enfant. Jamais de sa
vie, elle n'avait été aussi peu libre. Les habitudes si ponctuelles
de cette maison lui avaient paru intolérables. Elle était très
rigide elle-même et toute disposée h suivre les lois religieuses :
ses lois à elle, ou, tout au moins, celles qu'elle avait ap-
prouvées ; mais qu'on l'obligeât à suivre les observances des
autres, cela l'indignait. Qu'on fit un tel embarras aussi de sa
religion, lui paraissait malséant et absurde. Elle se rappelait
encore avec une satisfaction dont elle était à demi honteuse,
comment, elle qui descendait toujours a huit heures et demie
pour le petit déjeuner et était habituée à faire un mille pour
se rendre à l'église, elle avait pris plaisir à insister pour se faire
servir dans sa chambre sous le toit des Newbury, et combien les
regards étonnés de lady Newbury l'avaient amusée, lorsqu'elles
s'étaient retrouvées au déjeuner.
26
REVUE DES DEUX MONDES.
Et il faudrait encore subir tout cela pour l'établissement de
Marcia. Elle ne se pre'occupait pas de savoir si la famille et cette
manière de vivre convenaient à Marcia; on ne pouvait trouver
union mieux assortie comme naissance et comme fortune. Par
conséquent, lady Coryston était décidée à mener les choses
promptement, à moins que des alï'aires plus importantes ne
l'en empêchassent. Elle aimait certainement Marcia, mais, pour
être sincère, sa fille n'occupait qu'une place très minime dans
sa pensée.
Cependant elle écrivit la lettre comme elle le devait et ter-
minait l'adresse de l'enveloppe, lorsqu'on introduisit son régis-
seur, M. Frederick Page.
Aux yeux de lady Coryston, M. Page était le prince des inten-
dans. Jusqu'alors, elle avait eu en lui une entière confiance,
s'en était rapportée à lui beaucoup plus que son orgueil exclu-
sif ne lui aurait permis de l'avouer. Et elle lui était particulière-
ment reconnaissante de la somme importante qu'il avait su
prélever sur les domaines et dont elle avait usé pour un but
politique ; ce qui avait permis à lady Coryston d'être parmi les
plus généreux souscripteurs du « party funds )>du royaume. Les
prochaines élections nécessitaient un effort exceptionnel. Grâce
aux économies réalisées par Page, cet effort lui était rendu
presque facile. Elle l'accueillit avec un sourire particulièrement
gracieux, se souvenant peut-être de la lettre de remercîmens
reçue la veille du comité directeur de son parti.
Le régisseur était un homme encore jeune, d'environ qua-
rante ans, de belle mine et haut en couleur, possédant le secret
de capter la confiance de ceux qui l'employaient. 11 était
un modèle de discrétion et d'habileté, et lady Coryston n'avait
jamais trouvé en lui la moindre tache à l'orthodoxie, tant poli-
tique que religieuse, qu'elle exigeait. Il était veuf avec deux filles,
qui avaient souvent été autorisées à venir jouer avec Marcia.
Lady Coryston vit clairement que M. Page était troublé et
bouleversé. Elle s'y attendait du reste, puisqu'elle l'était égale-
ment ; mais elle avait espéré que peut-être il la rassurerait en
l'éclairant sur la situation.
Il ne fit rien de tel. Au contraire. Il était encore sous le
coup de sa rencontre avec lord Coryston, quelques instans aupa-
ravant, dans les rues du village, et il aborda le sujet sans le
moindre préambule :
LA FAMILLE CORYSTON. 27
— Je crains, lady Coryston, qu'il n'y ait bien de l'agitation
dans les domaines.
— Vous la ferez cesser, dit-elle avec confiance, nous y
avons toujours réussi, à nous deux.
Il hocha la tête.
— Oui, mais... la situation n'est plus la même !...
— A cause de Coryston?... Et parce qu'il a toujours été
considéré comme l'héritier ? Il est certain que cela fait une
différence, admit-elle, involontairement. Mais ses procédés
dégoûteront bientôt les gens..., et retomberont sur lui!
Page regarda ce profil pâle, avec ses creux aux joues et aux
tempes, qui, sur les tentures claires, se dessinait comme quelque
puissant visage au bec de faucon, de la Renaissance. Mais, en
dépit de toute la crainte et du respect qu'elle lui inspirait, elle
lui parut insensée. Pourquoi avait-elle amené les choses à cette
extrémité?
Il exposa tous ses sujets d'inquiétudes. Les mécontentemens
latens qui avaient toujours existé dans les propriétés, lord
Coryston les faisait éclater au grand jour. Il organisait la coa-
lition parmi les travailleurs, et les fermiers étaient sous pression.
Il excitait les dissidens contre l'Ecole anglicane du domaine.
Il allait jusqu'à faire une enquête sur la salubrité de quelques
cottages de sa mère.
Lady Coryston l'interrompit, et d'un ton ennuyé : — Je
croyais, monsieur Page, qu'il n'y avait pas de demeures insa-
lubres sur cette propriété 1
Page hésita, balbutia. Il n'avait pas le courage de dire que,
lorsqu'un propriétaire insiste pour que les fonds de réserve d'une
propriété soient employés à la politique, la propriété en souffre.
S'il avait trouvé de grosses sommes à verser dans le trésor de
guerre du parti de lady Coryston, il fallait être insensé pour
réclamer en même temps qu'il fit bâtir de nouvelles maisons
et continuât les améliorations comme devant.
— Je fais ce que je puis, dit-il précipitamment. Il y a cer-
taines choses qui sont indispensables, et j'ai donné des ordres.
— Mon fils nous a pris au dépourvu, il me semble, insista
lady Coryston d'assez méchante humeur.
Mais le régisseur ne releva pas ia remarque. Il s'inquiéta de
savoir si Sa Seigneurie persistait dans sa résolution de refuser
le terrain aux. baptistcs pour construire leur chapelle.
28 REVUE DES DEUX MONDES.
— Bien certainement! Le ministre qu'ils proposent a le plus
mauvais esprit, et, en aucune manière, je ne veux contribuer
à e'tendre son influence.
Page fit un signe d'assentiment, tout en pensant que, s'il eût
été libre, il aurait depuis longtemps satisfait les baptistes en
teur donnant un demi-acre de terrain, et supprimé ainsi un
nid de frelons. Mais il n'avait jamais soufflé mot de cette idée
à lady Goryston.
— J'ai fait de mon mieux, je vous assure, — poursuivit-il
pour arrêter leurs manifestations, — je n'y ai pas réussi. Ils
sont fortement soutenus par des gens du dehors : — politique
pure 1
— Naturellement... Mais je ne me laisserai pas intimider
par eux, déclara lady Goryston fièrement.
Et Page songeait que l'ingérence sans cesse croissante des
femmes dans la politique ne semblait pas destinée à faire
fleurir la paix; mais il remarqua seulement :
— Je regrette beaucoup que lord Goryston leur ait parlé lui-
même dimanche dernier, et c'est ce que je me suis aventuré à
représenter à Sa Seigneurie lorsque je l'ai rencontrée tout à
l'heure au village.
Lady Goryston se redressa sur sa chaise.
— 11 s'est défendu ?
— Avec violence... Et il m'a chargé de vous annoncer qu'avec
votre permission, il viendrait en personne, cet après-midi,
plaider sa cause auprès de vous.
— Ma maison est toujours ouverte à mon fils... Et en parlant
ainsi lady Goryston paraissait calme, mais Page avait conscience
de l'ardeur belliqueuse qui l'animait :
— Quant à ce forgeron de Ling, qui s'établit avec l'aide de
lord Goryston à Knatchett même,., c'est un vrai brandon de
discorde!... Il distribue des brochures socialistes à tout le voi-
sinage... Il a été la cause d'une querelle entre des parens de
ce village et le maître d'école, sous prétexte d'une punition...
parfaitement légitime, infligée à un élève... et, enfin, à deux
pas même de cette maison, il recrute plus de membres pour
la nouvelle Ligue agraire de M. Glenwilliam que je ne le vou-
drais.. Si bien, lady Goryston, que je suis obligée devons pré-
venir que je ne puis répondre de ce village aux prochaines
élections, si lord Goryston garde la même attitude.;
LA FAMILLE C0RY8T0N. 29
Lady Coryston fronça le sourcil. Elle n'était pas accoutumée
à ce qu'on lui présentât les choses sous un jour aussi pessimiste,
et le simple nom de son ennemi le plus insigne, — Glenwil-
liam, — avait fait entrer la défiance en son cœur. Assez sèche-
ment, elle prêcha l'énergie, la vigilance, la confiance. Ayant
appris à la connaître, le régisseur comprit la situation et se
hâta de changer adroitement ses batteries. Il fit observer que
lord Coryston en faisait partout autant, il conta avec humour les
campagnes menées contre de petits employés radicaux ou de
petits propriétaires au nom de la liberté politique, ou de la
salubrité des demeures, par ce même lord Coryston, campagnes
qui avaient stupéfié les radicaux. Lady Coryston rit, mais elle
était peut-être plus contrariée qu'amusée. L'idée d'être mise par
son propre fils sur le même rang que des meuniers ou des épi-
ciers radicaux ne pouvait être, pour un esprit orgueilleux, d'au-
cune consolation.
— Si réellement nos fermes sont en mauvais état, il faut y
mettre ordre, et tout de suite... Vous, monsieur Page, vous êtes
mes yeux et mes oreilles, et je suis habituée à me fier entière-
ment à vous.
Le régisseur accepta le reproche implicite sous-entendu dans
ces paroles avec une douceur apparente, mais en prenant, à part
soi, la ferme résolution de tenir désormais lady Coryston sous
un régime financier beaucoup plus sévère.
Une longue conversation suivit, à la fin de laquelle, en s'en
allant, M. Page ajouta :
— Votre Seigneurie sera peut-être contrariée d'apprendre
que M. Glenwilliam doit venir faire un discours à Martover, le
mois prochain, et le bruit court que lord Coryston présidera
la réunion.
Il avait gardé cette bombe infernale pour la fin et, pour
diverses raisons, il guettait attentivement son effet.
Lady Coryston pâlit, puis déclara vivement :
— Nous aurons, ici, le même soir, un meeting tory où mon
iils Arthur parlera.
De singulières pensées traversèrent l'esprit de M. Page
en voyant la colère qui éclatait dans les regards de lady
Coryston.
— Parfaitement.. T A propos, je ne savais pas que M. Arthur
connût des gens aussi dtranges que les Atherslone, dit-il
30
REVUE DES DEUX MONDES.
d'un ton détaché et interrogateur en regardant son chapeau.
Lady Coryston fut quelque peu surprise de la remarque :
— J'imagine qu'un membre du Parlement doit avoir jus-
qu'à un certain point des relations avec tout le monde^ dit-
elle en souriant. Je sais très bien quelle opinion il a de
M. Atherstone.
— Naturellement, dit Page souriant aussi. Au revoir, iady
Coryston. J'espère bien que vous pourrez tantôt, lorsque vous le
verrez, amener lord Coryston à renoncer à quelques-unes de ses
extravagances.
— Je n'ai aucun pouvoir sur lui, dit-elle amèrement.
« Pourquoi a-t-elle abandonné celui qu'elle avait ? » pensait le
régisseur en s'en allant. Et la longue pratique qu'il avait du
caractère de lady Cory.ston, si intelligente pour certaines choses
comme il le reconnaissait cependant, n'avait fait qu'accroître
en lui ce sentiment inné de mépris pour les femmes qu'ont
tous les hommes, à l'exception d'une très petite minorité. Elles
semblent si peu aptes à « jouer le jeu, » ce vieux, vieux jeu
que les hommes s'entendent si bien à mener, à travers les
compromissions, les finesses, et qui consiste à donner ou à
reprendre selon les circonstances. Ellcsnefont que des bévues,...,
lorsque, avec un peu de prévoyance et quelques concessions, elles
auraient tout arrangé... Voilà ce qu'il reprochait surtout à lady
Coryston.;
Et quant à Arthur, ce gentil garçon, plutôt borné, que pou-
vait-il bien aller faire chez les Atherstone ? Lui, Page, avait eu
la chance de découvrir un secret aussi dram.atique que lamen-
table, lorsque, le samedi précédent, longeant la lisière forestière
qui borde la petite propriété des Atherstone, pour se rendre à
une des fermes des Coryston, située sur la colline, et caché
lui-même par un léger rideau d'arbres, il avait aperçu, dans le
sentier du bois, deux personnes en conversation particulière fort
animée. C'était Arthur Coryston et miss Glenwilliam. Il avait
tout de suite reconnu la jeune fille pour l'avoir vue maintes fois
sur l'estrade, lorsque son père parlait dans des meetings, et les
fréquentes visites des Glenwilliam chez les Atherstone étaient
un fait bien connu du voisinage.
Par saint Georges I qu'est-ce que cela voulait dire?
LA FAMILLE CORYSTON. 31
VI
Ce matin de mai, Marcia lisait dans le parc do Goiyslon. Le
ciel bleu était orageux, semé de gros nuages blancs; les aubé-
pines étaient en fleurs, entre leurs branches épineuses on aper-
cevait des daims à la robe mouchetée ; un ruisseau clair et vif
rempli de truites coulait sur son lit de craie, les plantes aqua-
tiques d'un vert gris ployaient sous la légère poussée du cou-
rant. On marchait sous un nuage de fleurs, dans le parfum de
la terre féconde, une fois de plus rajeunie.
Sa lecture n'était qu'un prétexte. Elle savait qu'Edward pro-
bablement déjeunerait à Coryston. Contrairement aux hommes
de son âge, il aimait la marche, même quand il n'était pas
question du golf ou de la chasse aux grouses, et, venant à pied
d'Hoddon Grey, il ne pouvait manquer de passer par le petit
sentier qui traversait le parc de l'Est à l'Ouest et permettait
aux piétons, allant de la grand'route au village, de raccourcir
le chemin. Elle était venue là, mue par une force irrésistible
qui lui faisait désirer sa présence. Elle était attirée de plus en
plus par sa supériorité. A certains jours, quand il n'était pas là,
elle se sentait inquiète et le monde lui paraissait vide; pour-
tant à d'autres momens, elle devenait absolument indifférente
et se laisser guider par lui dans la vie lui paraissait impossible.
Et elle se demandait, comme elle l'avait dit à Waggin, si elle
ne le craignait pas plus encore qu'elle ne l'aimait.
Edward Newbury appartenait à un type assez rare dans les
hautes classes anglaises, quoiqu'il y soit toujours représenté.
Par ses traits caractéristiques, ce type remonte au moins au
temps de Laud (1) et des néo-platoniciens ; épris de spiritua-
lisme et de mysticisme, il s'est développé sous le régime de
l'aristocratie anglaise et a été modelé par elle. Edward Newbury
avait été élevé dans une maison où régnaient les traditions
de la Haute Eglise Anglicane. Son grand-père, le vieux lord
Broadstone, avait été l'un des premiers et des plus puissans
soutiens du mouvement d'Oxford, un ami de Pusey, de Kcble et
de Newman et, plus récemment, de Liddon, Church, et Wilber-
1) Archevêque sous Charles I".
32
REVUE DES DEUX MONDES.
force. L'enfant avait grandi dans une maison tout imprégnée
d'une atmosphère religieuse ; son père, lord William, avait
pris l'habitude, dans sa jeunesse, d'aller faire des pèlerinages
réguliers à Ghristchurch, ayant été un des pénitejis de Pusey, et,
plus tard, sa demeure était devenue le centre de ralliement du
parti de la Haute Eglise en toutes les circonstances critiques.
Edv^ard, arrivé à l'âge d'homme, et après de longues médita-
tions, n'avait pas conservé l'habitude de la confession fréquente,
mais il n'aurait manqué pour rien au monde la « retraite »
d'une semaine, qu'il faisait, chaque année, avec d'autres
hommes du monde comme lui, sous le toit du plus spirituel
des évêques anglicans. C'était un fils dévoué de l'Eglise
anglaise, enthousiaste, confiant, un homme obéissant avec foi
à des croyances austères, bien définies, soutenues avec une
grande ferveur de sentiment, et inaccessible à aucune sorte de
modernisme.
Sa distinction, son caractère vif et aimable, ses goûts artis-
tiques le faisaient apprécier dans les sociétés les plus diverses.
Le chrétien convaincu était aussi un homme du monde accom-
pli ; mais les élémens ésotériques de son caractère, connus de
ses intimes, restaient ignorés de la foule, qui ne voyait en lui
qu'un beau garçon d'agréable compagnie. Il avait servi quatre
ans dans les « Guards » et avait été plusieurs années aux Indes,
en qualité de secrétaire particulier de son oncle le Vice-Roi.
Bon fusil, danseur passionné, il était encore excellent musi-
cien ; et cette nuance même de mystère, d'inflexibilité et d'in-
transigeance, ne lui donnait, en général, lorsqu'elle venait à se
révéler, qu'un attrait de plus, aussi bien pour les hommes que
pour les femmes. Les hommes le raillaient, mais sans l'en es-
timer moins. Peut-être le temps était-il proche où, son carac-
tère s'accusant, le charme de la jeunesse étant passé, quelques-
uns en viendraient à le haïr. C'était dans les choses possibles,
mais qui, jusqu'ici, se manifestaient à peine. Déjà Coryston et
Atherstone commençaient à lui être passionnément hostiles.
Marcia se rendait bien compte du caractère élevé de Newbury
et était secrètement très fière de ses attentions ; mais le combat
qui se livrait en elle n'avait pas cessé. Lorsqu'elle se deman-
dait avec cet instinct d'analyse intérieur qu'ont développé chez
la femme d'aujourd'hui tant de pièces de théâtre qu'elle voit
représenter ou la plupart des romans qu'elle lit : Pourquoi
LÀ FAMILLE CORYSTON.i
33
m'aime-t-il? une réponse un peu humiliante venait d'elle-même :
sans nul doute parce que je suis encore malléable et que je
ne sais pas moi-même exactement ce que je désire ou ce que je
suis capable de faire. Il espère former mon esprit et sauver mon
âme. Le pourra-t-il ?
Un pas se faisait entendre. Elle redressa la tête, ennuyée de
ne pouvoir éteindre la rougeur soudaine qui empourpra ses
joues. Mais elle ne vit pas le visage attendu.
C'était Gorry! Il semblait réciter des vers et, à quelques mots
qu'elle saisit, elle crut reconnaître un chœur de Shelley qu'il
lui avait fait apprendre quand elle était tout enfant.
Le frère et la sœur ne s'étaient vus que deux fois depuis que
Coryston était installé à Knatchett : une première fois, dans les
rues du village, et la seconde, lorsque Marcia avait envahi
son habitation de garçon. Elle l'avait criblé de tous les
reproches qu'elle avait sur le cœur, en y mettant tout ce qu'elle
put d'ironie, mais sans réussir à autre chose qu'à évoquer le
souvenir d'une course de taureaux vue à Saint-Sébastien. Gomme
le taureau, celui qu'elle voulait percer de ses flèches les plus
aiguës y parut absolument insensible, et même, fort amusé,
lui avait répondu par des espiègleries.
Elle l'appela et il vint s'étendre dans l'herbe près d'elle.-
Aujourd'hui encore, Coryston était de la meilleure humeur
du monde. Marcia au contraire lui jeta un regard mi-affectueux,
mi-hostile.
— Gorry 1... J'ai quelque chose à te dire : tu veux voir
maman tantôt?
— Certes.... J'ai rencontré Page dans le village, il y a une
demi-heure, et je l'ai prié de m'annoncer.
— Je ne reviendrai pas sur toutes tes extravagances, ce
serait inutile, déclara Marcia avec dignité... Mais, je t'en prie,
ne parle pas à maman d'Arthur et d'Enid Glenwilliam. Je sais
quevous étiez ensemble, samedi, chez les Atherstone ! — l'anxiété
adoucissait son expression altière, — Arthur m'en a dit quelque
chose. Il est insensé. J'ai discuté avec lui... Rien n'y fait. Il ne
s'occupe ni du Parlement, ni de maman, ni des domaines,... il
ne pense qu'à Enid. Je crois qu'elle se moque de lui, et il en
o.st désolé. Mais c'est pour maman que ']W peuri
Corry l'écoutait en sifflant.i
— Mais, ma chérie, elle le saura un jour ou l'autre. Il est
TOME XVII. — 1913. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
insensé, comme tu dis, il en est amoureux fou. Il n'y a pas de
remède à cela.
— Mais cela la tuera!... après tout ce que tu lui as déjà
faill... s'écria Marcia, hors d'elle-même.
Après l'avoir examinée attentivement, son frère vint s'asseoir
près d'elle.
— Voyons, Marcia, crois-tu, en conscience,... que j'aie tous
les torts dans cette bagarre familiale ?
— Oh ! je ne crois rien... Je ne sais pas ce que je pense I dit-
elle en se cachant le visage dans ses mains... Tout cela est si
lamentable. — Elle ajouta plus bas : — Et cette histoire des
Glenwilliam qui arrive si soudainement I II la connaissait à
peine, il y a six semaines, lorsqu'il a prononcé son discours à
la Chambre! Et, maintenant, le voilà! complètement emballé I
Corry, tu devrais lui en parler... Il le faut. Persuade-le de n'y
plus penser!
Et elle appuyait sa main sur son bras en l'implorant.
Corry, amusé, gardait le silence.
— Elle ne m'inspire pas confiance, dit-il, enfin, brusque-
ment. Autrement, j'aurais soutenu Arthur envers et contre
tout.
— Oh! Corry... Mais comment Arthur pourrait-il être heu-
reux s'il l'épousait,... comment pourrait-il vivre dans une
pareille situation,... être le gendre de cet homme! Il serait
obligé d'abandonner son siège,... personne ne voterait pour
lui,... ses amis l'abandonneraient.
— Là, là ! pas si vite, ma chère. Nous ne sommes pas si
mauvais que cela, interrompit Corry, impatienté. Mais Marcia
poursuivit :
— ...Et ce n'est pas comme s'il avait tes idées, ou des théo-
ries comme toi 1
— En fait de principes, il n'a rien dans son sac!... je le
sais,... dit gaiment Coryston. Je te le répète, loin de l'éloigner
de ce mariage, je l'y pousserais!... si la jeune fille était
simple et bonne.... mais elle ne l'est pas. Elle a été gâtée par
le luxe où elle vit. Si tu veux savoir : je crois qu'elle n'accepte-
rait Arthur que pour son argent, et qu'elle ne fait aucun cas de
lui. Comment en serait-il autrement?
— Corrv !
— Il n'est pas malin, ma chère,... c'est un charmant garçon,
LA FAMILLE CORYSTON. 35
mais il n'est pas malin,... et elle n'est pas habituée à vivre avec
des imbe'cilcs. Elle est fine comme vrille. Allons! — dit-il en se
levant, — je n'ai pas le temps de causer plus longtemps. Alors,
qu'est-ce que tu veux?... Je te re'pète que j'irai voir mère
tantôt.
— Ne lui laisse rien deviner... Ne lui dis rien. Elle est un
peu inquiète au sujet d'Arthur. Il faut que nous empêchions
cette folie, sans qu'elle en sache rien.
— Entendu. Pour l'instant... je suis muet?
— Non, dis-lui... qu'il se ruinerait.
— Très bien, je dirai ce que je voudrai, ditCoryston en l'obser-
vant, les poings sur les hanches. Puis, soudain, sa physionomie
s'assombrit. Il la regarda avec une singulière expression.
— Moi aussi, j'aurais quelque chose à te dire.
— Quoi? fit-elle très surprise.
— Te parler de l'homme que tout le monde te donne pour
mari.
Elle re'pondit, me'contente :
— A quoi penses-tu, Gorry?
— Tu te trompes sur son compte, tu ne peux pas l'épouser..^
Laisse-moi te dire...
Dresse'e en face de lui, les mains derrière le dos, elle le fixa
avec une expression aussi violente et volontaire que la sienne.
— Tu penses à l'histoire de Mrs Betts? Je la connais...
— Pas comme je te la raconterai.
Quelqu'un s'avançant à travers champs, elle fit un grand
elfort pour maîtriser son émotion.
— Tu diras ce que tu voudras; mais je te préviens que je
lui demanderai aussi sa version, à lui.
Gorry répondit avec indifférence :
— C'est ton droit... Puis apercevant celui qui s'avançait : —
Ahl je comprends... Le voilà! Je m'en vais... G'est un marché.
Je ne dirai rien à mère..., et ferai de mon mieux pour qu'Arthur
se pende lui-même... Nous tirerons l'autre affaire au clair, ma
petite sœur, quand nous nous retrouverons.
Il la contempla un instant avec une tendresse mêlée de
dépit, puis s'éloigna rapidement sous l'ombre légère des hôLres.
Marcia resta, le cœur battant, oii son frère l'avait laissée.
Dès qu'il aperçut Marcia à l'ombre des aubépines, Newburv
pressa le pas à perdre haleine, et l'eut bientôt rejointe.
86
REVUE DES DEUX MONDES.
— Quel endroit délicieux!... et quelle belle matinée 1
Coname c'est bon à vous d'être venue 1 J'espère que ladyCoryston
me retiendra au lunch.
Il s'étendit sur l'herbe. Appuyé sur ses coudes, il élevait vers
elle ses regards radieux, tandis que les rayons du soleil printa-
nier sur son visage bronzé se jouaient au travers des branches
fleuries.
Marcia rougit un peu, et sa beauté s'en accrut. A la voir,
assise, là, tout en blanc, sous ce dais de fleurs blanches, éclairée
par une lumière chaude et tamisée, Newbury éprouva une fois
de plus auprès d'elle cette sensation délicieuse qui le pénétrait
tout entier, et dont l'acuité était peut-être encore augmentée
par la crainte et le doute incessans qui l'étreignaient. Elle était
tour à tour si aff'able et si froide. Que de fois, durant ces der-
nières semaines, il avait été sur le point de se déclarer, puis y
avait renoncé, efTrayé à l'idée qu'un mot décisif de sa part pou-
vait amener un refus 1 Mieux valait mille fois ces doutes et ces
souffrances que la certitude qui la séparerait d'elle.
Mais, ce matin-là, il trouvait en elle toute la douceur, la
grâce juvénile de la jeune fille. Et sa tâche lui parut plus aisée,
car lui aussi, il avait ses projets. Elle le devança.
— Je voudrais causer avec vous de mon frère Gorry.... Et
elle se pencha vers lui. Marcia était encore très enfant, et elle
en donnait l'impression quand il lui plaisait. C'était en ce
moment son attitude, et le jeune homme qui était près d'elle,
sous l'attrait de ce charme ingénu, /ut subitement tenté de la
prendre dans ses bras et de l'embrasser comme un enfant qui
vous confie ses peines. Mais cette tentation ne se trahit que par
un sourire, et il répondit :
— Moi aussi j'avais la même intention.
— Nous trouvons qu'il se conduit d'une manière affreuse...
abominable!... dit Marcia en riant; puis très vite reprenant sa
gravité : — M. Lester m'a affirmé qu'il y avait eu, hier, une
attaque contre lord et lady William dans le journal de Mar-
tover. Mère ne l'a pas encore vue... Et je n'ai pas envie de la
lire...
— Ne lisez pas.'
— Mais mère sera si honteuse et si malheureuse quand elle
saura, comme je le suis moi-même. Mais il faut que je vous
explique... 11 nous fait autant souffrir que vous et soulève en
iÂ. FAMILLE CORYSTON.! 37
ce moment tous nos tenanciers contre mère. Et, puisqu'il vous
attaque, je pensais que peut-être si, vous et moi...
— ... Nous nous entendions!... Excellente idée 1
— Nous pourrions peut-être trouver un moyen de l'arrêter.
• — Il est plus monté contre nous, pour le moment, que
contre votre mère, quoi qu'elle fasse, dit Newbury gravement.
Vous l'a-t-il dit?
— Non,... mais il en a l'intention, répondit la jeune fille en
hésitant.)
— Je puis donc le devancer, sans mal agir, vous l'entendrez
ensuite. J'ai reçu de lui ce matin une lettre extraordinaire. Il est
étrange qu'il ne voie pas que, nous aussi, dans nos actes, nous
croyons agir pour le droit et la justice, et que nous ne pour-
rions lui donner satisfaction sans aller contre notre conscience.
Et, tout en parlant, il se releva, et s'assit sur une pierre à
quelque distance. En le regardant, Marcia eut l'impression
d'avoir devant elle un tout autre homme que le soupirant
étendu sur l'herbe tout à l'heure à ses pieds. Maintenant, c'était
bien celui dont elle avait dit à Waggin : « Sous une appa-
rence de bonté et de douceur, — il est de fer. » Ses traits avaient
repris cet air de sévérité, empreint de noblesse, qui émouvait
tant Marcia.
— Il m'est très difficile,... peut-être impossible,., de vous
raconter cette histoire, dit-il. Toutefois je vais essayer de vous
exposer brièvement l'ensemble des faits.
— J'en sais déjà quelque chose.'
— C'est ce que je pensais. Mais laissez-moi procéder avec
ordre,... en remontant à l'origine. Il s'agit d'un homme que,
jusqu'à il y a quelques semaines, nous regardions... mon père,
ma mère et moi, comme un de nos plus fervens amis. Vous savez
combien père s'intéresse à l'amélioration des terres. Nous avions
donc établi, il y a dix ans, une ferme expérimentale, et, pour la
diriger, choisi cet homme, — John Betts. Il a été le bras
droit de mon père, a merveilleusement réussi, et s'est acquis
autant de célébrité que la ferme même. De toutes manières, nous
le croyions des nôtres.
Il s'arrêta un instant, la fixa, et continua... avec autant do
simplicité que de gravité :
— Nous le considérions comme un être profondement
religieux. Ma mère ne pouvait trouver assez de louanges pour
38
REVUE DES DEUX MONDES.
peindre son excellente influence dans les domaines. Il faisait, le
dimanche, une classe de cate'chisme aux hommes. Il communiait
régulièrement et prêtait une aide précieuse à notre clergyman.
Et surtout...
Il hésita de nouveau, puis continua avec la même gravité
simple :
— Il nous aidait dans nos efforts pour que les gens d'ici
vécussent convenablement, en chrétiens, et non comme des
animaux. Ma mère a des principes sévères... et n'admet dans nos
fermes aucune personne de mauvaise réputation. Je le sais...
cela paraît dur. Mais ce n'est pas de la dureté,... c'est de la
compassion. Au point de vue moral, les villages étaient dans un
état lamentable quand nous sommes arrivés ici. Je ne puis
pas entrer dans les détails. Nos prêtres faisaient appel à nous;
nous avons dû modifier bien des choses,... mon père et ma
mère ont courageu.sement bravé l'impopularité.
Il la regarda anxieusement, et sa physionomie se transforma,
tandis que la rougeur qui envahit son visage viril trahissait son
émotion.
— Car, vous savez, nous sommes impopulaires!
— Oui! dit lentement Marcia, la parfaite sincérité de
Newbury lui faisant oublier toute autre chose.
— Surtout,... reprit-il avec un accent de dédain, d'une voix
vibrante,... surtout depuis que mon père et ma mère ont engagé
la lutte contre cet agitateur libéral,... cet Atherstone,... qui
habite un collage sur la colline,... et que votre mère connaît
bien. Il a répandu d'innombrables histoires sur nous, avant
même notre arrivée. Il est libre penseur et républicain ; nous
sommes amis de l'Eglise et tories 1 II soutient que toute femme,
ou tout homme, trouve sa loi en îui-même. 'Nous, nous croyons...!
Mais vous savez ce que nous croyons!
Et il sourit.
— Donc,... pour en revenir à Betts. Au mois d'août dernier,
il a eu une atteinte d'influenza, et partit, pour achever de se
remettre, au bord de la mer, dans les North-Wales. Il resta
beaucoup plus longtemps qu'on ne s'y attendait et, après six
semaines, il écrivit à mon père qu'il reviendrait, àHoddon Grey,
marié. Il avait retrouvé, à Gohvyn Bay, une personne qu'il
avait connue jeune fille. Elle était veuve, son père venait de
mourir, et elle se trouvait très seule et très abandonnée., Je
tA FAMILLE CORYSTON.
39
n'ai pas besoin de vous dire que nous lui écrivîmes tous les
lettres les plus amicales. Elle vint avec son enfant. Elle était
frêle et délicate. Ma mère s'occupa d'elle, mais fut déroutée
par sa réserve et ses faux-fuyans. Alors,... petit à petit,... par
suite de circonstances que je ne tiens pas à vous dire en détail,...!
la véritable histoire nous fut dévoilée.
Son regard se perdit un moment sur l'étendue du parc,
tandis qu'il débattait en lui-même ce qu'il devait dire.
— J'exposerai seulement les faits eux-mêmes, poursuivit-il
enfin. Mrs Betts était divorcée. Elle s'était enfuie avec un em-
ployé de son mari, et avait vécu avec lui pendant deux ans. Il
ne l'épousa jamais et l'abandonna. Elle menait, depuis, avec
son enfant, une vie très misérable. C'est alors que Betts la
rencontra. 11 l'avait connue autrefois; elle est très séduisante.
Il perdit la tête et l'épousa. Alors, que pensiez-vous que nous
avions à faire?
— Mais ils sont mariés? interrogea Marcia.
— Oui,... selon la loi. Mais cette loi-là ne compte, pas pour
nous. Sa voix avait pris un ton de défi.
Marcia leva les yeux.
— Parce que vous condamnez le divorce?
— Parce qu'il est écrit : « Que l'homme ne sépare pas ce
que Dieu a uni (1). »
— Mais il y a des exceptions dans le Nouveau Testament?
suggéra Marcia. Ce disant, le ton de pêche de ses joues s'accen-
tuait, tandis qu'elle se penchait sur la couronne de pâquerettes
qu'elle tressait négligemment.
— Les exceptions sont matière à discussion ! La question de
la dissolution du mariage est loin d'être résolue. Mais, pour tous
les croyans, le remariage des divorcés, surtout celui de la per-
sonne qui a causé le scandale,... est absolument jugé.
Les pensées de Marcia étaient tumultueuses. Quoiqu'elle
subit l'ascendant de cette nature élevée, quelque chose en elle
résistait.
— Mais,... si elle était très malheureuse avec son premier
mari?
— La loi ne peut être faite pour des cas particuliers. Elle
doit aider et soutenir, dans la vie, la multitude de ceux qui
' (1) Genèse, II, 24.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
soufirent, les pécheurs, — hommes ou femmes. Il fit une pause
et ajouta... « Notre Seigneur savait ce qu'il y a dans l'homme. »
Ces paroles frappèrent Marcia, non pas tant par leur sens
religieux, qui la touchait peu, que par la profondeur de foi mys-
tique qu'elles révélaient chez celui qui les prononçait,... et elle
éprouva un sentiment d'orgueil d'avoir été distinguée et d'être
aimée par un tel homme.
Mais, toujours, un combat se livrait en elle, et c'est presque
avec violence qu'elle déclara :
— Si j'avais été très malheureuse,... que j'eusse commis une
faute épouvantable,... que cela fût connu, et qu'alors quelqu'un
fût venu vers moi, m'eût offert... le bonheur,... un foyer,... un
appui,... je ne pourrais pas, je ne voudrais pas résister.
— Vous le pourriez.... si Dieu vous en donnait la force,
dit simplement Newburj-.
Ils ne s'étaient jamais entretenus aussi librement. Ils res-
tèrent silencieux. C'était l'éternel conflit de la passion humaine
avec la passion religieuse, qui est une sorte de romantisme
sublime, dans sa forme la plus pure. Marcia était violemment
agitée, elle était tentée de s'écrier: « Instruisez-moi, guidez
moi, aimez-moi;... soyez mon maître adoré 1 » Une autre voix
répondait en elle :... « Je deviendrais son esclave... Je ne veux
pas I »
— Vous avez renvoyé M. Betts? dit-elle enfin.
Il soupira.
— Il doit partir dans un mois. Mon père a fait tout ce qu'il
a pu. Si Mrs Betts, — et il prononça ce nom avec peine, —
avait voulu se séparer de lui, nous nous serions chargés d'elle
et de son enfant. Les sœurs de Gloan s'en seraient occupées. Elle
aurait vécu près d'elles... et Betts l'aurait vue de temps en
temps...
— Ils ont refusé?
— Absolument. Betts a écrit à mon père une lettre des plus
violentes: « Nous sommes mariés, disait-il, mariés légalement
et honnêtement,... et cela doit suffire. Quant à la vie passée
de Mrs Betts, personne n'a le droit de s'en mêler. » Il mettait
mon père au défi de le renvoyer. Mon père... étant donnés
ses principes...: n'avait pas le choix. C'est alors que... votre
frère entra en scène 1
^^ Naturellement,... il était furieux?
■LÀ FAMILLE CORYSTON. 41
— De quel droit est-il furieux? demanda tranquillement
Newbury. Il peut avoir les idées qu'il lui plaît ; mais qu'il nous
laisse les nôtres 1 Nous sommes dans un pays libre.
Une certaine hauteur se mêlait à l'onction de ses manières,
Marcia voulut défendre son frère.
— Corry vous dirait, j'imagine, que si l'Église nous régis-
sait... selon vos souhaits... l'Angleterre ne serait pas libre 1
— C'est son point de vue. Nous avons le nôtre. Sans doute,
il a maintenant la majorité avec lui. Mais pourquoi nous atta-
quer personnellement,... nous injurier,... h. cause de nos
croyances ?
Blessé dans ses sentimens, il parlait avec fougue.
— Mais tout le monde sait, — murmura Marcia conci-
liante, — que Corry est fou,... absolument insensé.
Et, dans un mouvement irrésistible, elle lui tendit la maîn.i
— Ne nous en veuillez pas I
Il prit cette main dans les siennes et s'inclina pour la
baiser.
— Ne le laissez pas vous monter contre nous I
Elle sourit en secouant la tête. Pour mettre fin à l'émotion
qui les étreignait et empêcher aussi que cela n'allât plus loin,
elle se leva d'un bond en s'écriant :
— Mère doit nous attendre pour le lunch 1
Ils revinrent vers la maison, en discutant sur la campagne
que menait Coryston. La sympathie que Newbury témoignait h
l'égard de lady Coryston était comme un baume au cœur de
Marcia. Inconsciemment, elle l'en remerciait par ses manières
franches et charmantes et aussi par sa docilité, sa bonne volonté
évidente à l'écouter, lui exposer ses idées sur la vie comme
jamais elle ne l'avait fait. La splendeur de mai les envelop-
pait. Un vent de printemps se jouait et bruissait dans les
feuilles des hêtres et des chênes ; le ciel semblait descendre sur
la terre dans une nuée ; d'étranges lueurs couraient sur la ver-
dure et sur l'eau comme si se fût promené, invisible à travers
les landes, le char de Dionysos ou d'Apollon. Et, durant ce
retour, l'harmonie s'établissait entre les deux jeunes gens. La
résistance de Marcia s'affaiblissait en elle et Newbury restait
sous le charme.
En définitive, ils décidèrent de s'en rapporter à sir Wilfrid
Bury, qui était un vieil ami des deux familles et devait arriver
42
REVUE DES DEUX MONDES.
le lendemain. Il se chargerait de faire des remontrances à
Coryston.
— Gorry l'aime beaucoup, conclut Marcia. Sir Wilfrid dit
toujours: Je ne connais que le cerveau brûlé... ou le cynique,
il n'y a rien à faire des autres. » Peut-être pourrait-il aussi nous
venir en aide au sujet d'Arthur... ajouta-t-elle, tout attristée.
— Arthur? s'écria Newbury surpris. Qu'est-ce qui ne va
donc pas pour lui?
Très vite, Marcia le lui expliqua. Il parut aussi étonné que
choqué.
— Ohl c'est inadmissible. Notre devoir est de protéger
votre mère... et de convaincre Arthur. Laissez-moi faire ce que
je puis. Lui et moi, nous sommes de vieux camarades.
Marcia était bien heureuse de son appui, car, en dépit du
mouvement et de la gaîté de sa vie mondaine de Londres, elle
sentait, depuis longtemps, sa solitude et elle pressentait qu'elle
trouverait, en cet homme fort, amour et protection.
*
Le déjeuner se passa gaîment et lady Coryston s'aperçut ou
crut s'apercevoir que les affaires de Marcia allaient rapidement
vers le but espéré. Newbury se retira immédiatement après, en
disant à lady Coryston: « Alors, nous comptons sur vous...
Dimanche prochain ? » L'accent avec lequel ces mots furent
prononcés, la manière dont il lui donna la main, semblèrent à
lady Coryston autant de signes révélateurs de l'espoir que
nourrissait le jeune homme. Bien !... Le plus tôt sera le mieux.
Lady Coryston sortit pour donner quelques ordres dans le
village. Pour revenir, elle traversa le coin du parc aux par-
terres symétriques, resplendissant de fleurs printanières, et, en
passant, elle donna des instructions pour une nouvelle bordure.
Elle rentra pour attendre son fils, tandis que Marcia partait
pour la gare chercher sir Wilfrid Bury.
Coryston arriva exactement, mais dans une tenue plus
négligée que jamais, tout trempé, — la pluie s'était mise à
tomber, — son pantalon usé fourré dans ses bottes, son chapeau
garni de mouches à truites, car il venait de se livrer au seul
sport qui l'attirât en péchant dans la rivière du parc II avait eu
soin d'en demander cérémonieusement l'autorisation à l'inten-
dant.
LA FAMILLE GORYSTON.
43
Ils s'enfermèrent près d'une heure. De la pièce voisine, on
n'aurait guère entendu de variations dans ie ton des combat-
tans, — sauf en deux occasions où leurs voix s'élevèrent
ensemble...
Lady Coryston, après le de'part de son fils, resta seule
quelques instans, immobile devant sa table à écrire et, avant
qu'un domestique ne vint rompre le cours de ses pensées en
annonçant l'arrivée de sir Wilfrid Bury, quelqu'un qui l'aurait
bien connue eut été frappé de l'étrange changement de sa phy-
sionomie.
Coryston, en quittant sa mère, se dirigea vers la grande
bibliothèque de l'aile Nord, en quête de Lester. Il trouva le jeune
bibliothécaire à sa table de travail, en train de décrire et de
catologuer un manuscrit du xv^ siècle. Les pages, véritables
merveilles d'enluminures rehaussées d'or, étaient maintenues
ouvertes par des presse-papiers de verre, et le visage du jeune
homme, penché sur son pupitre, reflétait le bonheur de l'érudit,
absorbé dans ses recherches. Tout autour de lui, des biblio-
thèques grillagées contenaient d'un côté une collection de ma-
nuscrits et, de l'autre, certains incunables, célèbres parmi les
collectionneurs d'Europe. La lumière d'un ciel d'orage, ça et là
parsemée dans la pièce, en révélait la magnificence un peu
surannée, mettait en valeur les ors et les tons fauves des vieilles
reliures, ou les gravures anciennes, en blanc et noir, qui la
décoraient. Les fenêtres étaient grandes ouvertes, et, de temps
en temps, une bouffée de vent d'Ouest déposait sur le parquet
une moisson de fleurs d'arbres fruitiers qu'on apercevait en
pleine floraison au dehors.
Coryston entra assez animé et excité et s'assit, les mains
dans les poches, sur le bord de la table où Lester travaillait.
— Quel lieu bénil dit-il, en regardant autour de lui. Lester
leva les yeux et sourit, la pensée ailleurs.
— Pas mal, n'est-ce pas?
Un silence, — puis Coryston s'écria avec vélicmence :
— Ne vous occupez jamais de politique I Lester.
— Pas de danger, mon vieux. Mais qu'est-ce qu'il y a de
nouveau? Vous semblez rudement en colère.
— . « J'ai poursuivi la lumière (1)... » e.N])liqua Coryston avec
(1) « Following the gleam. » Tennyson, The gleam.
44 . REVUE DES DEUX MONDES.
une moue sarcastique. Ou, en d'autres termes,., je ne sais quelle
rage me pousse à faire certaines choses. Je m'en excuse à mes
propres yeux en invoquant le sens de la justice. Qu'est-ce exac-
tement? Je n'en sais rien. Mais, dites-moi, Lester, êtes-vous
suffragiste ?
— Je n'ai aucune opinion là-dessus.
— Moi, je le suis,... en théorie... Mais, ma parole!... En
politique, les femmes font le jeu du diable, et je ne crois pas
qu'elles y gagnent rien.
— A cause de leur manque de mesure? insinua prudemment
Lester.
Coryston secoua vaguement la tête et fixa le plancher, mais,
soudain, il éclata :
— Je dis. Lester,... que si l'on ne peut plus trouver de géné-
rosité, de tendresse et de bon sens chez les femmes,... où diable
irons-nous les chercher? — Il s'arrêta. — Et la politique tue
tout cela.
— « Médecin, guéris-toi toi-même, » dit, en riant, Lester.i
— Ah! mais, à nous, c'est notre affaire! — Coryston frappa
violemment sur la table; — notre sale, notre damnée aflaire.:
Nous avons, en quelque sorte, à pousser, à tirer, à conduire
d'une manière décente ce monde idiot; mais les femmes 1... ne
devraient-elles pas rester dans le sanctuaire... à entretenir le
feu sacré? Que deviendrons-nous, si le feu s'éteint, et si le
cœur de la nation meurt?
Lester le suivait d'un regard sympathique, mais il ne dit rien,
Coryston parcourut la moitié de la pièce, puis se retournant:
— Au fond, ma mère est une bonne femme, déclara-t-il
fcrusquement. Il n'y a pas de grands scandales dans les pro-
priétés... qui sont mieux dirigées que beaucoup. Mais, à cause
de ce poison de la politique, personne n'y est plus maître de
son âme. Si elle les avait laissés vivre librement... ils l'auraient
adorée.,
— C'est la même chose dans les Trade-Unions.i
— Je vous crois 1 acquiesça Coryston. La liberté est un art
perdu en Angleterre,... à commencer par le Parlement. Enfin !.«,
Enfin... Au revoirl...
— Coryston I
— Qu'est-ce qu'il y a? — Et lord Coryston s'arrêta, la main
sur le bouton de sa porte.i
LÀ. FAMILLE CORYSTON. 45
' — N'acceptez pas de pre'sider pour Glenwilliaml
— Par saint Georges I je le ferai I
Ses yeux lançaient des éclairs. Et il sortit en faisant vio-i
lemment claquer la porte.
**#
Lester fut laissé k sa tâche, mais il ne se sentait plus
d'humeur à travailler, il se rendait compte qu'il perdait son
temps. Il se mit à la fenêtre et contempla les corbeilles de fleurs,
le jet d'eau jaillissant, les collines aux légères ondulations et les
bois qui bordaient l'horizon, les villages dont les clochers émer-
geaient des arbres. Mai avait jeté sur tout cet ensemble ses
premières touches de verdures. La perfection anglaise, la dou-
ceur de la terre anglaise était toute en ce lieu, où les parfums
printaniers se mêlaient à l'odeur des jeunes feuilles d'arbres
plantés avant que n'eût été livrée la bataille de Blenheim.
Soudain, au bout du jardin, une blanche silhouette de jeune
fille apparut... et le cœur de Lester battit plus vite. En général,
il ne la voyait que de loin, et bien rarement. Parfois, cependant,
elle était venue amicalement causer avec lui de son travail et
examiner les manuscrits.
« Elle a pour moi les mêmes sentimens que ces mondaines
éprouvent pour leur chien ou leur chat,... se disait-il. Elles
tiennent à les avoir,... les plaignent... et ne voudraient pas
qu'ils souffrissent... C'est ainsi qu'elle vient me voir, de temps
en temps... pour que je ne puisse pas me croire oublié. Sa
conscience lui fait sentir de la compassion pour les gens moins
bien partagés qu'elle. Je m'en aperçois trop bien. Mais je la
fâcherais si je le lui disais. »
Mary A. Ward.;
[La troisième partie au prochain numéro.)
LETTRES DE LOUIS YEUILLOT
MADAME LEONTINE FAY-YOLNYS
(1)
Paris, 21 juin 1874.
Ma bonne chère amie, je voulais vous écrire de la Bretagne
et je ne l'ai pas fait. Je suis resté à ne rien faire du tout par
ordonnance du médecin. Mais ce n'est pas au médecin que j'ai
obéi, je suis, Dieu merci, incapable de cette bassesse. J'ai obéi à la
maladie tout simplement. Le médecin m'aurait ordonné d'écrire
que je n'aurais pas obéi davantage. La tête me manque : je suis
horriblement fatigué. J'ai regardé la mer, les arbres, et surtout
les Petites Sœurs des pauvres chez qui j'étais et qui sont vrai-
ment célestes. J'avais avec moi ma fille, autour de moi des amis
anciens, vénérables et chers; j'avais le moyen par cette chère et
obligeante poste de n'être pas loin de vous. Je ne me figure pas
le paradis beaucoup plus beau, et au milieu de tout cela, bien
portant d'ailleurs comme animal, j'ai passé quinze jours à
sentir et à considérer mes ruines. Dès que je voulais écrire, je
n'étais plus ruiné, j'étais mort. Plus de pensée, plus d'expres-
sions, plus de souvenirs, plus rien qu'un mal de tête sourd et
assommant. Je n'ai pas même entrepris d'écrire à la Visitandine.
Quel état piteux et combien il me fait expier mes anciens
vacarmes. Enfin cela passe un peu, et hier, après beaucoup
de sueurs et d'embarras, j'ai pu vaille que vaille bâtir un bout
(1) Voyez la Revue du 15 août.
LETTRES DE LOUTS VEUILLOT. 41
d'article qui est loin de valoir ce qu'il m'a coûté. On me dit
d'être prudent. Hélas! je n'ai pas le moyen de faire une impru-
dence : n, i, ni, ma très chère, c'est fini. J'ai donné sans le
savoir ma représentation d'adieu. A présent, je ne parlerai plus
guère et vous n'entendrez guère parler de moi ; mais vous savez
bien que je vous aime beaucoup et moi je sais bien que je ne
suis pas mort dans votre souvenir. Voilà le régal, c'est plus
qu'assez, et vive Jésus éternel; tout est bien éternel en lui.
J'aime Léontine, j'aime Violette, j'aime Bleuet, j'aime Alexis (1).
La bonne Mère générale des Petites Sœurs des pauvres a un
petit jardin particulier où elle cultive des pommes de terre, deb
choux, des oignons, des carottes, d'autres légumes et point de
fleurs. Je lui demandai pourquoi ? Elle me dit : Mes enfants ne
mangent point de fleurs. Cependant je découvrais un beau pied
de soucis. Et cela? dis-je. — Gela, c'est bon dans la soupe. —
Mais pourtant, ma bonne mère, pour les pauvres malades? —
Est-ce que nous n'avons pas le sourire et le nom du bon Dieu
qui reste quand la saison des fleurs est passée ?
Dimanche, 13 juillet 1874.
Je suis étonné comme vous des belles choses que j'écris.
Seulement je ne les trouve pas belles ; c'est la dernière lueur de
mon bon sens. J'ai la tête vide et embarrassée, je prends la
plume, il me vient des mots, et on approuve. Que voulez-vous
que j'y fasse? Ce n'est pas ma faute, mais ne nous occupons
plus de cela. Je pars demain pour Evian avec ma pauvre Agnès.
C'est une charmante fille, sérieuse, ingénue, pleine de cœur,
qui me réjouit par sa joie de voir des montagnes et de les voir
avec moi. Elle est très veuillotiste, défaut qui lui est permis et
que je loue. Nous parlerons de notre Visitandine, du Pape, de
vous; nous ne manquerons pas de sujets d'entretien, et nous
boirons de l'eau pure. Prenons toujours cela, nous verrons venir
le reste. Nous devons passer quinze jours dans ces délices, et ne
rien faire autre chose que d'en jouir., Je pense bien que je ne
passerai pas quinze jours à être heureux sans vous en dire un mot.
(1) Sous le nom de Violette, on évoquait le souvenir de Mathilde, première fille
de M"* Volnys, décédée toute jeune après avoir épousé son cousin, Alexis Fays.
Bien que celui-ci se fût remarié, — c'est sa femme qu'on désigne sous le nom de
Bleuet. — M°* Volnys continuait à le garder près d'elle et à l'aimer comme un fils.
48 REVUE DES DEUX MONDÉS.
Je vous remercie de m'avoir envoyé lalettrede cette Rosalie (1)..
Sans doute ma modestie en souffre. Mais c'est égal; comme je
peux dissimuler ma gêne, je trouve que la Rosalie va bien.-
Voilà une personne qui sait rendre justice au mérite. Il est
plaisant de penser que je pourrais la rencontrer et, ne connais-
sant ni son nom, ni sa figure, la saluer en grande cérémonie
sans lui dire un traître mot, et elle de son côté me remarquer
tout simplement comme un gros monsieur fort grêlé. Cepen-
dant, si on venait à parler du Seigneur et Maître Jésus, ou même
tout simplement de la sœur Dominique (2), quels regards, et de fil
en aiguille, quelle reconnaissance! Tableau 1 Dites-lui toujours
que je l'aime bien, et que tant plus elle aimera le bon Dieu,
tant plus elle voudra l'aimer, et tant plus elle sera éloquente
pour le faire aimer. Après cela, il n'y a plus rien à lui souhai-
ter, parce que tout devient beauté, bonheur, espérance, amour.
Ce n'est pas une suite logique du présent discours, mais je
vous envoie deux exemplaires d'une photographie que j'ai fait
faire à l'occasion de mes amis de Savoie. Je suis forcé de dis-
tribuer des portraits à l'instar des têtes couronnées. Ils me
coûtent bien dans les dix francs la douzaine et je trouve que
c'est un peu cher. Il le faut 1 Vous en garderez un ; l'autre sera
pour Rosalie.
Tenez-moi dans vos prières, chère et incomparable amie. Je
crois que les neuvaines du nid à violettes sont pour beaucoup
dans l'essor que semble reprendre ma tête fatiguée. Souvenir
au fils Alexis et au doux Bleuet. Tout à vous.
Paris, 27 août 1874.
Ma chère amie, je vous plains, je vous aime et je gémis de
mon inutilité. Que voudrais-je faire cependant? Toute croix est
bonne de la part de Dieu. Si les hommes pouvaient nous les
ôter, ils nous raviraient des trésors. Mieux vaut ne pouvoir que
prier. La prière éloigne la mauvaise médecine et attire le seul
vrai médecin. Connaissez-vous l'histoire du livre de Salomon,
qui révélait la vertu médicinale de toutes les plantes? Assurés
d'y trouver un remède à toutes leurs maladies, suites de leurs
(1) Jeune amie de M"* Voinys, et fervente admiratrice de Louis Veuillot, qui
voulait entrer au Carmel.
(2) Nom que portait M»' Voinys, comme tertiaire dominicaine.
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT.- 49
péchés, les possesseurs de ce livre oubliaient de s'adresser à
Dieu et péchaient davantage. Ils allaient aux recettes de
Salomon, guérissaient mal, et mouraient séparés de Dieu.
Salomon, qui avait été sage, lorsqu'il lit ce livre était savant
et fou. Il s'était marié plus que ne le permet la vertu des fines
herbes qu'il connaissait si bien. Le bon roi Ezéchias fit chercher
tous les exemplaires du livre de son prédécesseur et les brûla
jusqu'au dernier. Notre bon Jésus a remplacé le pernicieux
ouvrage par un autre livre, infiniment plus savant et plus vain-
queur et qui se résume en un seul mot afin que tout le monde
le puisse savoir toujours : prenez ma croix. Voilà la vraie
science, la vraie lumière, le remède de la vie et de la mort. Je
prends ma part de vos peines pour en avoir mon profit, et je
prie Jésus de vous guérir en récompense de votre sagesse qui
est de souffrir. Vous le savez, vous le voulez, vous avez la
patience et vous serez guérie. Puisse votre grande et chère
prisonnière le savoir et le vouloir de plus en plus I Alors elle
triomphera, et ses chères étoiles viendront à son front, comme
l'a prédit cette mourante, et elle en sera couronnée éternelle-
ment. Cette prédiction est très belle et j'y crois. Mais il faut le
concours actif de la volonté. Les mourans, lorsqu'ils ont les
yeux sur le crucifix catholique, voient très loin. Ce crucifix met
l'homme à sa vraie place d'homme, c'est-à-dire de pécheur.
Alors l'homme n'est plus roi, n'est plus parent, n'est plus rien
qui puisse inspirer la terreur ni l'espérance. Il excite seulement
la pitié et la charité, et l'on fait tout ce que Dieu veut en déso-
béissant tranquillement au pécheur pour sauver l'homme. Que
de chrétiens ont versé leur sang pour sauver aussi le pécheur
qui leur demandait follement de ne pas écouter Dieu, et par
cette action généreuse ont racheté leur bourreau ! Dieu se rendra
obéissant à ceux qui le craignent. Je pense qu'on ne manque pas
d'en instruire la belle àme dont vous me parlez; c'est à nous de
prier pour qu'elle entende. Quelle gloire dans le ciel et même
dans le monde, au cœur héroïque qui, par le temps de scéléra-
tesse insensée où nous vivons, saura témoigner ainsi de sa foi
et de son amour, et que pourra refuser Dieu à l'humble créa-
ture qui aura ainsi fortifié et illuminé ses frères 1 Diea donne
un monde à qui lui donne une âme : refusera-t-il une âme à qui
lui donne un monde? Il faut laisser tout conseil humain, toute
prudence, abandonner d'avance tout ce que l'on n'emporte pas
TOME XVII, — 1913, k
50 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la tombe. Tout ce que nous pouvons ici-bas rêver de biens
et de gloire véritable est de l'autre côté. Nous passons ici-bas
pour les gagner ou pour les perdre. Que faire devant Dieu des
haillons et des ignominies qui revêtent la royauté terrestre? I
Ceux qui les possèdent ne sont heureux que par le pouvoir jj
qu'ils ont de les mépriser. Une princesse qui s'en irait mendier i
et mourir nue sur le chemin de la vérité, c'est là le spectacle de
grandeur qu'attendent le ciel et la terre. Il y a longtemps que ^
les anges ne l'ont vu, et le monde s'en va parce qu'il ne lui est »
plus donné. -
Je vous renvoie les papiers. Gardez-les précieusement, ne
permettez pas qu'ils périssent. Que la postérité les puisse lire pour
savoir au moins quelle belle espérance a passé sous nos yeux.
Rien de complètement neuf n'arrive en ce temps-ci. Mais je crois
que nous sommes à l'aurore d'un jour qui réjouira l'humanité.
Ma Visitandine est en retraite, et avant peu, probablement,
elle prendra l'habit. A partir de ce moment prochain, au
bout d'un an et un jour, elle fera ses vœux. Je vois et j'ap-
prends d'elle des choses qui me ravissent et je désire vivre
jusque-là. J'aurai cependant un dur moment à passer. Mais dans
ce moment-là, déchiré par la pointe du glaive, des yeux de mon
âme, qui verseront du sang, je verrai le ciel.
Merci de la lettre de notre chère Rosalie, et des vôtres.
Quelle ardeur, quelle jeunesse, ô Jésus amant des âmes immor-
telles ! C'est vous qui remplissez de ce feu le nid de Violette et
tous les alentours. Embrassez le bon Alexis.
P.-S. — Hélas! ce paquet pourrait être à la po.ste depuis un
jour et serait déjà en vos mains; mais j'ai tant de besognes et
ma tête est si traversée que j'ai négligé l'heure. Tout ce que i
vous m'avez envoyé s'y trouve. Mais vous me parlez d'un récit
que je n'ai point reçu, et que sans doute vous n'avez pas envoyé.
J'espère bien qu'il n'arrivera pas de malheur et que vous trou-
verez ce que vous cherchez. Rassurez-moi.
Paris, 26 novembre 1874.
Voilà que je ressuscite ou à peu près {[). On me dit qu'après
deux semaines de maladie et quatre de convalescence, je vais
(1) Louis Veuillot, dont la santé était déjà chancelante, avait été frappé d'une
attaque, aix eomainos auparavant.
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 51
recommencer h avoir l'air de vivre et que dans un mois ou
doux ce sera presque fini. Je veux vous en donner une pre-
mière preuve. Je rouvre pour vous mon encrier plein de
bourbe, je reprends ma plume qui ne sait plus son chemin sur
le papier. Je trébuche en écrivant comme en marchant, mais je
n'écrirais pas deux heures comme j'ai marché hier. Je n'en
puis plus. Voilà bien, au fond, quatorze ou quinze mois que je
suis malade. Enfin vous savez que je vous aime. C'est l'essentiel.
On me défend d'aller plus loin. Je vous embrasse, très chère amie.
Nos papiers sont arrivés. Nous pensons que notre mariage
se fera la semaine prochaine (4). Vous serez avertie du jour.
Bonjour, Alexis : si je n'avais pas oublié ma main, je vous
écrirais.
Paris, 9 mars 1875.
Ma chère amie, il me semble qu'enfin je commence vraiment
à sortir de ma prison. Je suis encore fort boiteux, un peu
bègue, assez manchot, mais enfin j'ai à peu près la liberté de
l'écriture et l'on me dit que le soleil va faire fondre le reste de
la névrose qui me tient depuis cinq mois. Je jette de l'encre le
plus que je peux. Dieu sait si l'on m'en demande. Cinq mois de
retards. Je n'ai pas besoin de vous dire combien quelques-uns
de ces retards m'ont été durs. Je n'ai souffert d'ailleurs que par
ce côté-là. Il me suffisait de vouloir ne rien faire pour ne rien
sentir de mon mal imbécile, pas de mal de tête, pas de dou-
leurs, pas de dégoût, pas d'insomnie. Je pouvais lire aisément,
manger assez, dormir bien, marcher pendant deux heures à
la seule condition de tramer et de boiter; je ne pouvais ni par-
ler, ni écrire. C'était là ma seule croix, mais j'avoue qu'elle
suffisait à mes forces. Une croix d'ennui sous laquelle je ne
remuais pas. Quand je dis l'ennui c'est une façon de parler,
car, hélas 1 l'esprit n'agissait que trop. J'étais muet et j'avais
tant de choses à dire. J'ai fait bien des fois en pensée le che-
min qui mène aux Violettes, je vous ai beaucoup écrit, mais
sans plume ni papier, et cette illusion ne durait guère, et je me
perdais dans un océan de tristesse. Enfin me voilà délivre des
(1) Le mariage d'Agnès Veuillot avec le commandant Pierron, — mort général,
il y a quelques années, après avoir fait partie du conseil supérieur de la guerre.
52 REVUE DES DEUX MONDES.)
grandes eaux. J'ai pied. Bonjour, ma très chère amie. Vive Jésus 1
Je vous aime; hâtez-vous de me dire que vous avez de l'amitié
pour moi, quoique je le sache bien.
Je vous remercie de m'avoir envoyé ces copies de lettres. La
grande de la grande âme est une merveille. Non certes, je ne
veux pas les brûler malgré vos ordres. C'est un portrait vivant
de Jésus que je ne peux détruire. Je vous la renverrai si vous
le voulez, mais je ne jetterai pas au feu une lettre dictée pour
la consolation de ceux qui savent reconnaître le style de
l'Esprit-Saint. Je crois que ces paroles enflammées doivent, à un
moment que Dieu connaît, arriver à la postérité.
Elles sont des rayons de feu qui fondront des enveloppes de
glace et de pierre et délivreront des âmes.
Adieu, fleur de la croix bienheureuse, vos yeux et votre cœur
versent des larmes de sang, mais vous verrez un jour quels
diamans deviennent ces gouttes et comment vous formez un
trésor immortel. Je vous honore et je vous chéris.
Paris, 15 mars 1875.
Ma bien chère amie, je vous assure que je n'ai pas le temps,
je vous jure qu'il ne m'est pas possible de vous écrire. Vous
dites que vous êtes ma vieille amoureuse ; je suis encore plus
votre vieil amoureux, et c'est moi qui ai commencé. Une fois
j'ai fait un vers que je trouvais beau et qui est resté solitaire :
Les vieux époux sont beaux, les vieux amans sont drôles.
Je l'avais fait à Rome en voyant deux Anglais, le mâle et la
femelle, qui brûlaient passé l'âge. Mais c'était avant Nice, où
j'ai appris une façon de flamber sans rôtir des pièces de soixante
ans et plus sans la moindre drôlerie. Ce serait une recette à
porter au marché comme l'eau Laferrière, éternelle jeunesse,
éternel amour, toujours ardent, toujours flambant, ne craignant
ni la fumée, ni l'eau, ni le vent, ni la boue, et parfaitement
garanti contre le ridicule. Mais les badauds croiraient que cet
amour n'existe pas. Le farceur qui mit en vente sur le Pont-
Neuf des pièces de cinq francs à cinquante centimes la pièce,
n'en vendit pas une. Ainsi notre amour plus que véritable serait
dédaigné. Si nous disions qu'on peut l'envoyer par la poste sans
frais, ils ne voudraient pas le recevoir. Un amour garanti contre
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT.: 53
la boue, diraient les plus francs, ce n'est pas votre affaire. Lais-
sons-les, ma bien chère, et continuons notre roman éternel qui
est la plus belle realité du monde. C'est donc pour vous dire
que je vous aime, et je vous l'écris sans la moindre nécessité,
mais je ne peux pas me dispenser de vous l'écrire. Vos nouvelles
sont charmantes. Envoyez-m'en d'autres : envoyez-m'en toujours.
Ce sont des nouvelles de Jésus, elles accroissent l'amour. Avouez
que nous serions bien bêtes si Jésus nous manquait, bêtes
absolument, bêtes comme tout le monde. Donc voilà ce pauvre
Carpeaux en bonne voie (1). J'espère qu'il mourra. Dans les dis-
positions où il est, son affaire est bien plus sûre. S'il meurt, sa
statue de saint Joseph sera bien plus belle, étant faite avec son
intention. S'il revit, il restera sculpteur, et risque de ne faire
rien qui vaille... Et que peut faire de mieux Carpeaux que de
devenir amoureux de Jésus-Christ. J'aime bien aussi la lettre de
la Plessv. Celle-ci du moins s'est mise à la vraie tâche. Il faut
admirer Dieu, le bénir et le prier.
Je continue d'aller bien, quoique toujours fléchissant et
embarrassé. Je suis devenu d'un vieux effroyable et chaque
instant il me meurt quelque ami précieux, mais je les vois tous
aller au Ciel et je suis tranquille. Je ne crois plus à la mort,
Jésus n'a fait que la vie et ceux qui l'aiment ne sont faits que
pour jouir de la vie.
Bien à vous^
A Monsieur Alexis Fay, à Nice.
Paris, 5 mai 1875.
Très cher Alexis, quand j'ai reçu votre lettre, si bonne, si
affectueuse, en un mot, si Léontine, j'ai juré de vous répondre
tout de suite, ou le jour même, ou le lendemain, ou tout au
moins dans la semaine, ou enfin dans le moisi à moins que je
ne fusse mort. Voilà que le mois va passer, je ne suis pas assez
en train de mourir, et je ne veux pas que mes infirmités et mes
besognes me fassent encore manquer de parole à moi-même.i
Cependant, il est vrai que je n'ai pas eu le temps, et que je n'en
ai pas. Faites-moi crédit. Je suis toujours malade et cette
(1) Le fameux statuaire, très malade, était en voie de faire une fin chrétienne.
Il mourut, en effet, quelques mois après, confessé et communié.
54 REVUE DES DEUX MONDES.
enragée névrose me laisse à peine trois heures par jour, qu'il
faut donner à mon métier. Après ces trois heures de travail, je
ne vaux plus rien pour rien. J'ai mal aux jambes, aux reins, à
la main et à l'esprit, tout est lié, je traîne et chancelle 1 Le beau
temps que j'attendais, avec impatience, n'y fait rien. Jusqu'à
la fin d'avril j'ai eu froid. Mai commence, et j'ai déjà trop chaud.
On délibère de m'envoyer à quelques eaux ! Je n'ai pas de mal,
sinon que je ne puis aller I Je languis, je me traîne, et l'impa-
tience me gruge en petit morceaux. Je suis dans une glu invin-
cible et indissoluble. Si ma dignité le permettait, je dirais que
c'est embêtant, et que je suis embêté 1 Plaignez-moi ; dites-lui
que je l'aime bien, et qu'elle m'écrive ; mes beaux jours sont
ceux où je reçois une lettre d'elle 1 Alors je me sens délié, ce
n'est qu'un moment, mais il est bon 1
Mille complimens àM'"^ Bleuet. Quant à elle, ce que j'ai a lui
dire, je ne puis le dire qu'à elle, et elle seule peut l'entendre I
Ce sera pour demain. Je vous embrasse et me sauve au métier.
A Madame Léontine Fay-Volnys, à Nice.
Le 1" juillet 1875.
Ma chère amie, c'est cette chienne de névrose, qui continue
de n'en finir pas, et qui me mène, je suis forcé d'en convenir, à
un certain dégoût de la vie. Il est fâcheux de trébucher quand
on marche, quand on parle, quand on écrit et l'on arrive à
perdre tout désir de se montrer, quelque beau que l'on se sente
en soi. Je me regarde, je me touche et je me dis : Je suis un
fantôme; je vais tout à l'heure me dissiper. Mais d'un autre
côté, je me sens si vivant dans mon cœur que je suis perpé-
tuellement tenté de céder à l'illusion: ma foi, marche I dis au
moins à cotte pauvre Yelva (1} que tu n'es pas sourd, que tu
sens avec délices qu'elle est là, que tu l'aimes plus que jamais.,
Si tu tombes en chemin, elle te relèvera.
Ma bonne Léontine, ma chère retrouvée, c'est la vérité pure
que je vous dis. Votre cœur charmant, votre charmant esprit,
votre courage et votre allégresse à tout bien me persuadent que
je vis encore, dans cette sorte de mort où je me trouve depuis
(1) Personnage que Léontine Fay avait si merveilleusement incarné, vers 1830,
que le nom lui en était resté.
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 55
neuf mois. Il faut que je sois devenu bien infirme pour que
cette étincelle électrique ne me rende pas toute ma vie. Dans
le moment que je vous lis, mille idées me reviennent, mille
éclairs traversent mes langueurs et mes ténèbres et je vous
écris en esprit les lettres les plus vivantes. J'ai quelque chose à
vous dire sur les insectes, sur les malades, sur les morveux, sur
le passé, le présent et l'avenir. Mais le moment passe, et dès que
je tiens la plume, il est passé. L'atonie revient, il n'y a plus que
de l'encre, ou plutôt qu'une bourbe très épaisse dans mon encrier.
J'y voyais tant de perles, tant de diamans, tant de feux. Rien,
rien; ma main est lourde, ma tête s'alourdit et tout ce que j'en
peux tirer est un pesant article de journal. Je n'ai plus d'idées
qu'à condition de n'en rien faire. On me dit toujours qu'on me
tirera de là. Je le veux bien, mais je ne l'espère presque plus.
Heureusement qu'il me reste le bon Dieu et vous que le bon
Dieu m'envoie, et je ne sens point de diminution dans mon
amour. C'est une grande consolation, une consolation qui
suffit.
J'ai aussi la consolation de mes filles, également puissante,
car elles sont également heureuses, chacune à sa façon, l'une
bonne épouse de Dieu, l'autre bonne épouse du diable, mais du
meilleur diable qui soit au monde, puisque c'est un diable qui
aime sa femme et le bon Dieu. J'étais à la Visitation le jour du
Sacré-Cœur, ma fille auprès de moi, mais la grille entre nous,
c'est-à-dire l'océan. On disait la Messe. Je pensais que nous
étions chacun dans notre tombeau. J'étais heureux; seulement
ce bonheur est un peu fort pour un névrosé. Je ne le souhaite-
rais pas à tous ceux qui ont des nerfs un peu faibles. On est
coupé. C'est un bonheur pourtant. On se sent mourir. Je pen-
sais ce que j'ai pensé souvent dans le même endroit : « Ce par-
fum est pour ma sépulture ; » il sera une onction qui effacera
quelques péchés. Oh! que c'est doux; oh! que cela brise et
déchire! Mais je ne suis pas assez pur pour être si grand. Chère
amie, aidez-moi à remercier Dieu.
De retour à la maison, j'ai trouvé de belles groseilles que
m'envoyait ma commandante ; des groseilles à grappes fraîches,
saines et acides, d'un rouge transparent et foncé, semblables à
de grosses gouttes d'un sang vermeil. En les voyant, quelques
bêtes de larmes que j'avais pu retenir ont jailli de mes yeux.
J'avais dans le cœur je ne sais quoi qui ressemblait à ces gro-
56 REVUE DES DEUX MONDES.-
seilles. Elle est très bien, ma commandante. Elle m'annonçait
que vous lui aviez écrit. C'est un trait digne de vous. Il est digne
de vous aussi de m'avoir donné le plaisir de lire sa réponse.
Comme vous êtes la nature même, on voyait cela dans votre
jeu et c'est pourquoi je vous connaissais si bien quand je ne
vous connaissais pas. A présent que je vous connais, je devine
ce qui me charmait dès l'an mil et je suis encore plus charmé.
Vous avez bien raison d'aimer Agnès et vous dites bien que c'est
une âme fraîche.
Quant au malade Carpeaux, oui, il est malade, et j'ajoute qu'il
n'est pas frais. En passant sur le boulevard, j'ai vu une bou-
tique pleine de ses produits et de ses inspirations. Hélas I
Je ferai ce que me demande Alexis (1). J'admire l'insecte (2).;
Je lui souhaite tout ce qu'il désire, j'espère peu. Grande âme,
mais âme de Bébé. Il a dit le mot. Les bébés dans ces situa-
tions-là demandent volontiers à boire, même de l'eau du puits;
mais ils ne boivent pas, l'eau n'est pas assez sucrée. Parlez-moi
de la Samaritaine I
Quant au monsieur des nouvelles, ohl ma chère amie, que
me demande-t-il et que me demandez-vous? Je le plains parce
qu'il est prosateur, poète et Belge et économiste en plus, mais
franchement qu'est-ce que cela nous fait? Franchement, dans
l'état où je suis, il n'est pas juste que je lise ses nouvelles pas-
sées, et que je lui adresse mon avis motivé sur les Jugemens
de Saint-Pierre rendus par lui. Je les lirai, parce que vous me
les adressez. Plus ne me sera guère possible. Songez donc que
je ne vous écris pas, à vousl Malheureusement, je crains qu'il
ne se fâche ; sa lettre fait voir le caractère le plus ombrageux et
le plus facile à blesser. Vous aurez de la peine à trouver un
emplâtre pour cette peau délicate. Et je vous soutiens, moi,
que mes vers sont fort bonsl Vous savez le rôle. Il soutiendra que
je n'ai pas la foi et vous serez obligée de faire le tribunal des
maréchaux. Adieu, chère amie; ma main ne va plus et votre
pauvre amoureux est forcé d'interrompre son discours. Je vous
aime, je vous aime, je vous aime.
Le garçon a Mère François.
(1) Une protestation contre des blasphèmes publics dont les catholiques de
Nice étaient indignés.
(2) Surnom donné à un ami écervelé, dont on s'inquiétait.
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 5T
Je m'amuse à faire un tas de volumes d'un tas de vieux
articles. Bien entendu vous aurez cela (1).
Aux Roches, près Clermont-Ferrand, 21 août ISl'S.
Très chère amie, on me re'pète que je suis guéri ou peu s'en
faut. J'ai des raisons de ne le pas croire; mais ça leur fait tant
de plaisir que je ne dis pas non. J'ai d'ailleurs des raisons aussi
de ne pas me croire tout à fait mort. Je sens mon cœur qui bat,
j'aime, je me souviens agre'ablement çà et là de la vie passée,
je me fais de plus belles idées de la vie future. Boitant, bégayant,
me traînant, ça roulotte. En somme, je suis à la dernière sta-
tion avant la grande gare d'arrivée. Six minutes d'arrêt! Buffet,
confessionnal, dispositions suprêmes et puis en route pour le
bel endroit où l'on commencera de chanter le bon Dieu sans
fausses notes. Quand vous n'auriez dit que ce mot, vous m'auriez
prouvé que vous êtes une maîtresse femme et que vous connaissez
le secret de la vie. On la connaît lorsque l'on sait ce que l'on
peut gagner à en sortir. Aimer et chanter Dieu sans faire de
fausses notes et sans éprouver la moindre préoccupation de
faire admirer sa voix, c'est la faim de l'âme qui n'a pas vécu en
vain. Je sens que mon instrument a été défectueux, je sens que
j'en changerai et je vois tranquillement arriver le moment de
laisser tout mon bagage. Je porte en moi tout ce que je veux
garder éternellement. Vous êtes dans ce petit paquet intime;
tout est pour le mieux.
Je suis venu passer quinze jours auprès de ma fille Agnès.
Ce sera fini mardi. J'ai trouvé cette chère enfant, au physique
et au moral, telle que je le désirais. C'est un oranger bien por-
tant, vert, rond, chargé de fruits et de fleurs. La belle chose
qu'une femme plantée en bonne terre, à l'abri du grand soleil
et du grand vent, fille innocente et mère heureuse, aimant son
mari dont elle est fière et qui est fier d'elle, et vierge encore
dans son âme lorsqu'elle est près d'accoucher. C'est un mélange
charrnant d'ingénuité, de ferveur et d'allégresse. Son mari lui
a fait un nid de fleurs des champs qui est charmant à voir et
qu'il ne dépare pas du tout. Elle et lui sont parfaitement hon-
nêtes et parfaitement heureux, à cent lieues de tout ce que le
grand vulgaire regarde comme nécessaire au bonheur. Il fait
(1) La troisième série des Mélanges.
58
REVUE DES DEUX MONDES.
avec conscience et joie son métier militaire, elle fait avec
conscience et joie son métier de femme de bien, et ni l'un ni
l'autre ne demande davantage à la fortune ni à la société. Je
regarde ce spectacle avec délices. Le jour de l'Assomption, nous
avons été ensemble à la Sainte Table, et, songeant à ma reli-
gieuse, j'ai trouvé que mes deux filles étaient très bien placées.
Gela aide puissamment à porter la névrose et ses suites. En ce
moment une habitude de ma pensée, qui ne se sépare jamais de
vous, m'a fait souvenir du malade Carpeaux, qui vient d'être
nommé officier de la Légion d'honneur. Hélas! le pauvre diable!
J'ai lu pourtant qu'il avait communié. Dieu le veuille 1 Ainsi il
n'aurait pas perdu vos peines; pour vous, chère amie, quoi qu'il
arrive, vous en aurez le prix.
Avant de partir de Paris, j'ai envoyé au curé votre offrande
et celle de la chère Rosalie ; j'y ai joint la mienne pour être avec
vous. Je lui ai bien marqué cela, parce que j'y tiens. J'ai un peu
tardé, parce que c'est une horrible chose pour moi qu'une lettre
à écrire. Dites-le à Rosalie, en attendant que je me donne le
plaisir de lui écrire moi-même, mais il me faut du temps. Je
ne suis pas souvent dérouillé.
Adieu, ma très chère. Je vous aime et je vous embrasse. Il
n'y a point de fausses notes ici.;
A M. Alexis Fay.
Paris, le 31 août 1875.
Très cher ami, le plus grand de mes mérites dont vous ne
parlez jamais, est très certainement d'exercer votre patience par
la négligence de mes réponses; mais vous savez que c'est un
mérite un peu forcé. J'ai beaucoup à faire pour un homme sou-
vent impotent. Cette névrose dure toujours, et j'ai bien peur
qu'elle ne finisse pas. Cela va bien à peu près pendant un jour
ou deux, et après, tout recommence. Il faut m'aimer tout de
même et d'autant plus, et demander à Dieu que je corresponde
davantage aux prières que l'on fait pour moi. Intérieurement,
je sens mieux votre charité, et j'en suis reconnaissant, elle est
ingénieuse et charmante I il y a de la Léontineet du Bleuet dans
ce bouquet toujours plein de fraîcheur!
Des Roches, près de Glermont, oii je suis allé voir ma fille
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 59
mariée et où je l'ai trouvée heureuse, j'ai écrit à votre mère.
Mais je suis sûr de n'avoir pas eu le temps de lui dire combien
je l'aime toujours et déplus en plusl Réparez mon oubli et que le
Bleuet dise un mot... Je cherche tout ce qui S3.ii diimeT sans f misses
notes, pour dire à Léontine que je l'aime. Quelle virtuose ! Quand
je pense qu'elle m'a fait aimer Scribe! Monsieur Scribe! et
qu'elle m'aurait fait aimer M. Carpeaux! c'est cela qui est fort!
Je me dis que j'irai peut-être à Rome cet hiver et qu'en ce
cas, je passerai par le plus long, c'est-à-dire par Nice! On a
besoin de revoir le Pape et de lui dire adieu. Mais si c'est le pur
amour du Pape qui me fera prendre le plus long, voilà de quoi
je ne suis pas sûr. 0 Alpes Maritimes, que vous avez d'attrait ! ! !
Mais que j'ai peur que tout cela ne soit un beau rêve de malade!
Jusqu'à présent, la névrose s'est contentée de me lier ; s'il lui
prend fantaisie de me clouer, il faudra bien rester cloué! il me
restera toujours l'espoir que c'est le Purgatoire qui commence.
Adieu, Alexis; adieu. Bleuet; Léontine, adieu. Quelle douce
Miséricorde de vous avoir connus !
A Madame Léontine Fay-Volmjs,
Paris, 2 septembre lS7o.
Ma très chère amie, je vous ai écrit de Glermont, il y a déjà
plus de huit jours. Précisément, je vous parlais du pauvre Car-
peaux. Je vous demandais si vous saviez qu'il eût communié et
si c'était vrai. Je ne l'ai point lu dans le Figaro, que je ne fré-
quentais pas chez ma fille, et je n'en sais pas plus long. Ici je
n'ai rien appris, les nouvelles ne passent guère nos ponts. Je
doute de celle-ci, puisque vous ne l'avez pas sue directement. Si
l'homme avait fait cela, sa joie et sa reconnaissance vous en
auraient informée. Il serait devenu un Carpeaux neuf, qui ren-
drait grâce à Dieu et à vous.
Ma lettre ne vous serait donc pas arrivée ? C'était une longue
lettre d'amoureux, écrite un jour que je me sentais heureux et
bien portant. Je ne vous disais rien, mais il y avait bien quatre
ou cinq pages. Je vous parlais de ma fille et de vous. Sujets où
je ne pouvais être court. Je l'ai donnée à ma fille, qui l'a donnée
à son ordonnance, pour la poste. Quelque cabaret se serait-il
mis entre nous? Faites voir à la poste. Je peux avoir mal mis
60 RiEVUl DES DEUX MONDÉS.
l'adresse ; j'y suis, hélas 1 très exposé. Mais je me vois encore
écrivant Léontine et Nice. Il me semble bien avoir dit cela à
Alexis hier ou avant-hier.
Adieu, ma bonne et très chère amie. J'ai regret du papier
blanc que je laisse. Mais je me porte bien ce matin et j'ai affaire
quelque chose de gros. Envoyez à Rosalie quelques petites
raclures de mon cœur. C'est le curé de Barages qui est content 1
Septembre 1875.
Ma chère amie, je viens d'écrire au charmant Ours de May-
noac (1), mais j'ai oublié dans quelle Pyrénée cela se trouve.
Est-ce la haute, la basse ou l'orientale ? Il y a vraiment beau-
coup de Pyrénées. Si je ne peux pas mettre la main sur celle
qu'il me faut, je vous enverrai la lettre. Cette chère Rosalie,
carmélite de cœur, mérite bien qu'on la cherche un peu.
Hélas I je vois avancer la saison et s'éloigner mon voyage de
Rome. Mes jambes ne peuvent plus chausser les bottes de sept
lieues. Un petit mieux m'avait donné cette idée de Rome. Une
rechute la chasse. Je reboite de plus belle sous l'influence d'un
chien de lumbago; il m'a fait crier pendant huit jours et, depuis
huit autres jours, il dure encore. En même temps ma main me
fait d'affreuses farces. Peu s'en faut qu'elle ne me refuse le
service. Elle me fait l'effet d'un valet de chambre que j'ai gardé
un an sans pouvoir le dégoiser, et qui m'a tant versé d'assiettes
sur le dos, que j'ai dû le renvoyer; mais je ne peux pas ren-
voyer ma main.
Ma fille Luce vient d'obtenir un nouveau grade dans son
couvent. Malgré sa modestie et la mienne, je vous en fais part.
On l'a mise au nettoyage des cabinets. Et elle n'est encore que
novice! où n'ira-t-elle pas, cette chère enfant? Elle m'assure
qu'elle s'y trouve fort bien et que le parfum de l'obéissance offre
quelqre chose là qui se sent plus qu'ailleurs. Qui m'eût dit que
je saurais ma fille à ce poste, qu'elle m'y semblerait aussi belle
et que je n'en serais pas moins fier! Cependant, je ne me sentais
pas la moindre pente pour cette vocation.
Vous avez vu ce grand et sublime Garcia Moreno. Je vois ici
un de ses neveux qui me raconte sa vie. D'un bout à l'autre,
(i) Rosalie, alors retraitée daos un village de montagne.
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 61
c'est une merveille. Je n'en ai pas tiré parti comme je l'aurais
souhaité. Après Pie IX, il y avait un homme dans le monde,
c'était lui. J'ai oublié de dire dans mon article qu'il était beau,
grand, fort, éloquent, que toute bonne œuvre le trouvait prêt
comme tout péril, qu'il allait soigner les malades, qu'à Paris il
passait du temps à promener un enfant qu'on lui avait confié.:
Ses gens qui l'ont toujours connu ne se souviennent pas de
l'avoir vu trembler pour lui-même, et il pleurait avec les affligés.
On l'a tué. Ohl qu'il fera bon s'en aller!
Adieu, chère amie, tendresses h Alexis.
A Madame Rosalie,
27 septembre 1875.
Chère Madame, c'est peu bien, bien guère de vous dire
bonjour une ou deux fois par an. Il est vrai pourtant que nos
sentimens ont de la sérieuse ardeur, mais il est vrai aussi que
nous sommes considérablement ours. Quand on a tant vécu,
c'est le vœu de la nature et le conseil de la sagesse. On reste
dans les solitudes, dans les déserts, pour conserver un reste de
jeunesse à montrer de loin à ceux qu'on aima. Depuis long-
temps je sens le besoin de faire cette sortie. Dans mon désert
de Paris, il y a trop de chevaux, trop d'hommes et pas assez de
montagnes. Me voici. Que Maynoac est charmant et que vous
êtes belle! Je ne puis pas m'élever jusqu'à vous, mais je vous
aperçois sur votre montagne. Nous sommes vieux, mais remar-
quez pourtant comme notre vue est perçante et comme nous
ne sommes pas des gens de peu, grâce au signe de notre Jésus
que nous portons l'un et l'autre. Vous me découvrez sur les
bords du ruisseau de la rue du Bac et je vous vois resplendir
sur les hauteurs des Pyrénées. Bonjour, Madame, que je n'ai
jamais rencontrée et que probablement je ne rencontrerai
jamais, bonjour; chère amie, que le cœur de Jésus m'a fait
reconnaître; bonjour ma Rosalie. C'est moi le garçon à la mère
François. Il est vraiment dommage que nous ne puissions pas
nous trouver avec Léontine dans un coin quelconque de Paris
ou desdépartemens. Malgré les étouffemens, les rhumatismes et
les névroses, nous ne laisserions pas de tailler une bonne bavette.
Je vous envoie la lettre du bon curé de Béroges (?) à qui vous
avez voulu donner une église. Léontine s'étant mise de la partie,
62 REVUE DES DEUX MONDES.
j'ai voulu aussi en être et nos trois pierres seront de compagnie
dans la construction; les vôtres feront accepter la mienne. Le
bon cure' avait profite' de l'occasion pour m'envoyer des pommes.
J'aurais bien songé à vous envoyer votre part; mais comme les
paniers ne voyagent pas avec la même facilité que les âmes, j'ai
toutgardéet toutmangé. Elles étaient bonnes. Adieu, ma Rosalie,
serrons-nous la main et embrassons-nous. Notre bon Jésus fera
en sorte que nous trouvions là-haut notre petit coin... Votre ami.i
A Madame Léontine Fay-Volnys,
15 octobre 1873.
Très chère amie, c'est l'abbé Flouel ou Nouet. L'abbé de
Girardin n'étant plus en ce moment près de moi, je ne puis
préciser, mais vous n'en avez plus besoin. Carpeaux a été enterré
hier, sitôt pris sitôt pendu. Le bon Dieu n'attendait que d'avoir
pu lui donner son billet de Paradis. On a beau le connaître, il a
de ces complaisances qui surprennent. Voyez-vous, ma Léontine,
il n'y a pas tant de chrétiens, mais le petit nombre suffit eï
sauve le grand. Dans l'immense océan du monde, ceux que Jésus
a faits pêcheurs d'homme (il y a beaucoup de femmes parmi eux,
depuis l'invention de la grande Marie, la grande raccommo-
deuse de filets) pèchent du fretin, des carpillons, des carpeaux;
ils vont jusque dans les vases ramasser jusqu'à des crabes, des
moules et autres monstres ténébreux. Ils portent au bon Dieu
tout cela; le Bon Dieu prend tout cela, parce que ce sont ses
chers chrétiens qui l'ont pris. Le bon Dieu ne refuse rien de ses
chers chrétiens, il ne rejette rien de ce qu'ils ont pris dans les
filets raccommodés par sa raccommodeuse. Il y a tant d'imbéciles
qui nient ces mystères. C'est qu'ils ne comprennent rien à
l'amour des hommes pour Dieu et à l'amour de Dieu pour les
hommes. Rien n'est plus facile à comprendre pourtant. Ne voit-
on pas tous les jours des mamans très sages et des papas très
graves accepter des coquillages cassés, des fleurs fanées que
leurs petits enfans ont ramassés comme des trésors pour leur
plaire croyant leur offrir des merveilles, et ce sont des merveilles
en effet. La merveille est l'amour qui s'attache à l'infime objet
donné et reçu et qui le transfigure. Un jour la mère François
qui ne se piquait pas d'être tendre et le père François qui n'a
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 63
jamais su lire et qui n'était pas sentimental reçurent avec joie
une couronne de feuilles de céleri qui était le premier prix de mes
elï'orts à l'école mutuelle et qui les valai-t bien. Leur garçon,
aidé dans ses bons sentimens par une fessée importante, leur
avait promis de travailler et la couronne prouvait qu'il avait tra-
vaillé. La mère François pleura, le père François fut tout chose,
et la précieuse couronne resta suspendue au manteau de la che-
minée, honneur qui n'avait jamais été fait à une branche de
céleri. Elle attestait le travail, la victoire et l'amour du garçon
que Rosalie, un demi-siècle après, devait trouver beau comme
le jour, d'accord en cela avec la prophétique mère François. De
la fessée, digne pourtant de mémoire, il n'en était plus question.
Tout était pour la vertu du gas. C'est alors qu'on cessa de voir
qu'il avait été ravagé par la grêle, et depuis ce temps ce fut un
crime de s'apercevoir qu'il avait été grêlé. La couronne serait
encore là, et attesterait encore que le garçon de la mère Fran-
çois, devenu beau comme le jour, était déjà beau comme l'au-
rore, si la maison n'avait pas été démolie. Mais la maison où le
bon Dieu veut garder nos couronnes de céleri est éternelle; et
nos couronnes y resteront toujours. Voilà pourquoi, mignonne,
le ciel sera plein non pas de ceux qui ont aimé Jésus seulement,
mais des œuvres de ceux qui l'ont aimé. Peu d'élus peut-être,
mais beaucoup de sauvés par les élus, c'est-à-dire par ceux qui
auront eu assez d'amour et de foi pour jeter toujours le filet
dans la mer profonde et pour dire à Jésus : Mon Jésus qui
m'avez commandé de jeter le filet, par votre sang, par votre
amour et par mes sueurs et mes larmes, prenez encore cela.
Quant à moi, ma très chère, j'espère bien entrer au ciel parce
que je me serai attaché comme une poussière aux pieds de
quelque martyr passant. Il m'emportera jusque devant Dieu,
et Dieu ne me rejettera pas parce que, au contact des pieds
de son martyr, la poussière aura été changée en or.
Mais que voulais-je vous dire? En poursuivant le fil de mes
idées, j'ai perdu toutes sortes de choses dont je voulais remplir
une demi-page et me sauver à mes besognes. Vous êtes une
grande mangeuse de temps, mais comment se défendre de la
joie d'avoir reçu une lettre et du plaisir de vous dire qu'on vous
aime. Pour l'amour de Dieu et des carpeaux et des moules qui
restent dans la vase, soignez-vous, vivez, ne fuites pa-; d'impru-
dence. Ne dites pas que vous travaillerez, au ciel aussi bien
64 REKUE DES DEUX MONDES.
qu'ici-bas et écoutez Dieu qui vous dit d'obe'ir au médecin. Je
suis bien content d'Alexis et de Bleuet qui veillent sur vous
avec tendresse. Faites savoir à Alexis qu'on est en train d'orga-
niser une grande Messe à Notre-Dame ou à Saint-Sulpice pour
Garcia Moreno. Saint-Sulpice était sa paroisse. Je m'arrange
aussi pour faire venir une photographie de Quito; je n'en ai
qu'une, mais fort imparfaite. Il était grand et beau; il avait sa
figure. Vous la verrez. J'ai reçu la lettre de Rosalie. Elle me
ferait certainement tourner la tête si vous ne m'aviez fixé le
cœur. Néanmoins je suis émerveillé de mes succès près des
femmes. Je ne me connaissais pas ce genre d'aptitudes. J'ai lu der-
nièrement dans un journal que mes constantes fureurs venaient
d'un secret dépit de n'avoir jamais été aimé. Voyez-vous cela?
Il y a eu pourtant la mère François et il y a encore Léontine et
Rosalie. Mais êtes-vous des femmes? Cet imbécile qui est capable
de me croire grêlé, dirait que vous n'êtes que des cléricales. Je
le dédaigne. J'ai du feu en portefeuille et ce qui m'étonne, c'est
que le portefeuille ne brûle pas. Adieu, je n'en puis plus, et ma
main qui fait des siennes. Elle ne sait plus l'orthographe. Il n'y
a plus qu'un mot que je puisse tracer couramment : Je vous aime.
Il y a juste un an que je jouis de cette charmante névrose.
Elle m'agace; mais je sens tout de même d'où elle vient et je
la garderai volontiers tant qu'elle aura quelque chose à faire.
Paris. 25 octobre 1875.
Ma très chère amie, moi aussi j'aime les moules, les crabes,
les huîtres et autres monstres ténébreux. Il y a quelque chose là
dedans, il y a même des perles. Le bon Dieu le sait. Il voit des
beautés et des qualités que nous ignorons. Il permet qu'on lui
ofire tout ce qui tombe dans le filet jeté pour lui par ses enfans;
il ne permet pas que le filet ramasse rien d'absolument mauvais.;
Ce qui est absolument mauvais n'existe pas à ses yeux et les
nôtres ne l'aperçoivent pas. Il y a des laideurs et des difformités
absolues qui aveuglent la miséricorde. Si elles ne faisaient que
l'épouvanter, elle se baisserait, s'entêterait et les ramasserait;
et Dieu les prendrait, obéissant à ceux qui l'aiment. Dieu se
laisse ensorceler par l'amour qui lui découvre la beauté des
monstres. Il dit au monstre : Tu es bien laid, bien sale, bien
bête, mais tu n'es pas rien. Il y quelque chose en toi que j'y
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT.
65
avais mis et que tu n'as pas détruit. Je t'enverrai un de mes
cafans qui par un excès d'amour ou d'ignorance te dira un mot
auquel tu ne t'attends pas et qui fera tomljer sur toi le nom et
le sang de Jesus-Glirist : et tu seras assez lavé et tu verras assez
clair pour que je puisse ne plus détourner les yeux. C'est bien
e'trange sans doute, mais Dieu connaît les mystères de son
amour. Usons-en et donnons la chance à tout ce que nous voyons.
Du moment que nous le voyons, c'est une grâce que Dieu lui
fait; il y a quelque chose là... Mon Dieu ! il y 8 là un bandit pour
qui Jésus-Christ est mort et pour qui je voudras mourir. — ïu
crois I... Jette le filet, et s'il le faut, harponne!
Je causais hier avec une petite sœur des pauvres, une bonne
grosse paysanne comme la mère François, qui dit: j'allons, j'irons
je verrons. Par son cœur ou par son génie, elle a fondé 20 sur
30 maisons de son ordre en Irlande, en Angleterre, en Espagne,
en Amérique; elle est en train d'en mourir. Elle me dit : Je
n'ai pas vu ce Carpeaux-là, mais j'en ai vu bien d'autres. Impos-
sible d'imaginer ce que le bon Dieu fait et fera. On dirait qu'il
ne pense qu'à cela. Et je vous assure, ma chère, que la mère
Conception sait ce qu^'elle dit.
Or, je m'en vais demain en Belgique, dans un poêle que j'ai
par là. Les premiers froids me font sauter et je tremble au coin
de mon feu. Au château de Gesves par Asse... province de
Namur : c'est là que le cher Alexis m'enverra des nouvelles. J'y
resterai jusqu'au 9 novembre. Je dois (être) à Paris le 10 pour
assister à un service funèbre en mémoire de Garcia Moreno. Je
vous enverrai le portrait du grand président dès que je l'aurai.
Notre Visitandine à qui j'ai conté vos relations avec Carpeaux,
vous loue extrêmement d'entreprendre les tailleurs de pierres
et veut que je la recommande à vos prières. Elle dit que ceux et
celles qui veulent tailler leur âme font une besogne infiniment
plus rebelle et plus difficile. Elle est présentement sous-vachère.
Quand je vois cette belle fille qui prend une noblesse de figure
et d'attitude inimaginable, si contente et si paisible dans cette
position, cela me donne une joie qui passe toute expression.
Elle a une politesse, une grâce, un éclat de santé et de majesté
que je voudrais que vous puissiez voir, vous- qui croyez peut-être
avoir vu des princesses et des reines. Vous verriez véritablement
une fiancée de Jésus-Christ. Je vous assure que c'est beau.
Adieu, très chère amie.i
TOMB XVII. — 1913. s
66 REVUE DES DEUX MONDES.:
27 décembre 1875.
Ma chère Léontine, j'ai le cœur bien serre' pour votre pauvre
ami. Ces terribles menaces sont déjà des coups accablans. Je
pense à Job à qui l'on disait : Maudis Dieu et meurs 1 Mais il a
autour de lui des chrétiennes résignées pour elles-mêmes qui lui
parlent mieux : Bénis Dieu, pauvre frère et tu vivras. Il répondra •.
fiât; il n'a pas autre chose à dire. La vie est un mauvais mo-
ment qui enfante l'heureuse éternité... Que Z... se tienne bien
au pied de la croix. C'est ce que je ne cesse de demander pour
lui... Se tenir à la croix vaut mieux que tout. Demanderons-
nous grâce pour la terre qu'on déchire avec le soc de la charrue?
Ilfaut qu'elle so't déchirée pour être ensemencée. Mais qu'elle y
consente; que Dieu ne permette pas qu'elle refuse la douleur et
perde le grain. C'est ainsi que je m'efforce de prier pour vous;
n'oubliez pas de prier ainsi pour moi. Je vous dois des nouvelles
de moi. C'est toujours la même chose : pas de souffrances, un
insurmontable alanguissement. Je suis détraqué des membres,
de la voix, un peu de la tête. Mon cœur seul vivant est empêtré
dans cette ruine qui souvent me semble consommée. Je vis pour
faire semblant de vivre et pour gagner ma vie qui ne m'intéresse
plus et qui ne demande que le repos. J'aimerais bien de faire le
mort, en attendant de l'être tout à fait. Mais le plaisir de faire
le mort m'est interdit. II. faut travailler sans appétit et sans
nécessité pour soi-même parce que d'autres en vivent très réel-
lement. Ce travail pour d'autres, plus que désintéressé et plus
que fatigant, serait plus méritoire si on voulait en avoir le
mérite. Ce ne serait plus le mérite du laboureur, ce serait le
mérite du blé : « le blé voulait être mangé. » Non, c'est Dieu qui
veut que le blé soit mangé et qui en a le mérite. Ce diable de
blé n'est ni heureux, ni fier de sa vertu. Il se dit sans cesse : A
quoi m'est bon qu'on me mange, j'aurais plus de plaisir à n'être
pas? Véritablement on est surpris de toutes les bêtises que
î'égoïsme nous suggère. C'est lui en définitive qui nous fait
désirer la mort. Le plaisir de n'être pas pour être enfin débar-
rassé du déplaisir de faire du bien! A ce simple trait on voit
bien que ce n'est pas l'homme qui a inventé Dieu. Car Dieu a
conçu de toute éternité la pensée d'être éternellement le blé qui
nourrit le monde, et il s'est maintenu dans cette pensée après
avoir très longtemps expérimenté l'égoïste humanité.
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 61
On me dit parfois que je ressuscite. Mon écriture vous dit ce
qu'il en est. J'écris assez vite, mais je ne suis pas maître de
former mes lettres comme je veux, ni d'écrire gros, ni d'écrire
fin, ni d'observer ce que j'ai conservé d'orthographe. C'est bien
pire pour la voix. Je bégaye, j'ânonne, j'oublie des mots. Il me
manque partout des rouages et tous mes rouages manquent de
quelques dents. Je prends souvent le plaisir de me taire. Il est
médiocre; plus médiocre encore est le plaisir de ne point
voyager. Que j'ai désiré d'aller à Nice! Un moment je l'ai espéré.
Il a fallu défaire ma malle, j'ai dû me résigner à être parrain
de ma petite-fille par procuration. Je suis rivé à Paris. J'en ai
un signe. Le journal m'a poussé une voiture sous le derrière.
Je n'avais jamais souhaité une voiture; la voilà tout de
même. Gela me fait l'effet d'un corbillard. La première fois que
je me suis promené dans ma voiture, j'ai appris qu'on ne se pro-
mène qu'à pied.
J'ai reçu hier votre chère lettre. Je venais de voir ma Visi-
tandine après la longue abstinence de l'Avent. Tout ce temps-là,
les parens jeûnent de visites. Ma fille est présentement frotteuse.,
J'ai un robuste domestique qui se plaint beaucoup de la fatigue
que lui donne le frottage; ma fille est moins forte, frotte davan-
tage et se réjouit de frotter. Gela lui tient chaud, dit-elle. Oii
avait allumé à cause de moi une flambée dans le parloir. Elle
regardait le feu à travers la grille. — Gomme c'est beau, dit-
elle, un feu. Il y a longtemps que je n'en avais vu. Voyez, papa,
au couvent tout est plaisir. On aime à rencontrer par hasard du
feu ; on est content de pouvoir s'en passer. — Est-ce que ta as
froid! — Ah! papal avec le feu que j'ai dans le cœur! — On ne
peut rien imaginer de bon, de beau, de fort, de gai et de tran-
quille comme cet enfant!
Adieu, chère amie, votre lettre est pleine du parfum de la
bonne mort. Mais cela ne me console pas.
Nous ne sommes plus sur la terre que pour nous consoler
d'en partir, nous ne perdons rien. Jésus nous attend dans sa
maison. Nous irons; nous y serons bien. Quand la poussière de
la route sera époussetée, nous paraîtrons devant le Roi. Atten-
dons patiemment, regardons en face. Ce n'est pas un huissier
qui viendra nous prendre pour nous faire payer nos dettes,
mais un ambassadeur qui acquittera tout. Mourir, cela s'appelle,
eti chrétien, recevoir le baiser du Seigneur.
68 REVUE DES DEUX MONDES.
Recevez le mien, mon baiser de frère, très heureux et très
fier d'avoir une sœur comme vous. Priez pour moi et tirez-moi.
Allons chanter, sans fausses notes, au milieu de la canaille recon-
naissante et transfigurée. J'espère que Poquelin y sera avec ses
poquelineaux et ses poquelinettes. Pour canaille, il l'était cer-
tainement, le beau génie. Mais il disait en parlant des siens : Je
les fais vivre, je ne peux pas les abandonner; et il est mort à
la peine. Il raisonnait mal, mais enfin il donnait un verre de
sueur, c'est plus qu'un verre d'eau. Dites cela k celui qui donne
à bon escient des verres de larmes. Espérons, espérons un Dieu
de miséricorde.,
Dimanche, 23 janvier 1876.
Quand je vous dis qu'il vous aime, me croirez-vous enfin?
En réponse à votre histoire qui me ravit et qui m'enivre,
écoutez-en une autre, juste la même, mais un peu plus
ancienne, car ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il avoue cette pas-
sion. Vous avez entendu parler de la femme qui vint le trouver
sur les frontières de Ghanaan. Qu'allait-Il faire là, en ce pays
étranger? On ne le savait pas, rien en apparence ne l'y appe-
lait. Il ne l'a pas dit, mais on l'a deviné. Il allait à un rendez-
vous d'amour. Cette femme vint; elle lui dit : Seigneur, ayez
pitié de moi ; ma fille est cruellement tourmentée d'un démon.
Il ne parut pas la voir. Ses apôtres, bonnes gens néanmoins, la
reçurent mal. Elle leur semblait une importune, une coureuse,
une comédienne peut-être, et peut-être pis, s'il y a pis. Tout ce
pays de Chanaan était mal famé. Gomme elle insistait, ils crai-
gnirent qu'elle ne compromît le maître. Déjà ils n'avaient pas
paru li'ès contens de la Samaritaine qui, à vrai dire, n'était
pa.'j grand'chosc. lis dirent à Notre-Seigneur : Renvoyez-la.
Noire Seigneur fit semblant d'entrer dans leurs vues. Son
accueil fut très rude. Il l'appela à peu près une chienne. On ne
doit pas donner aux chiens le pain des enfans, lui dit-il. Notez
cependant qu'il était venu pour elle. Avertie et instruite par
l'amour, elle ne se démonta pas et ne se fâcha pas. — G'est
vrai ; mais on laisse les petits chiens se nourrir des miettes qui
tombent de la table où mangent les enfans. Quelle confiance,
quel amour, quel besoin 1 — quelles paroles à faire pleurer les
pierre?! Et lai : 0 femme 1 grande est ta foi. Qu'il soit fait
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 69
comme tu désires. Elle se retira contente, sa fille était guérie.
Il se retira content, ce qu'il voulait faire était fait. Il reprit son
chemin de la croix. Croyez-vous que dans le ciel, auprès de
lui, nous ne reverrons pas cette Ghananéenne avec la Sama-
ritaine, avec Madeleine et le bon larron et les autres. Ces
amours-là ne sont pas d'un instant. Il veut qu'ils durent et les
fait éternels.
Avant-hier, je lisais cette divine histoire dans un grand saint
qu'elle a ravi avant nous et qui l'a contée avec tant de joie et do
larmes, il y a près de quinze cents ans, que Dieu a voulu ne
pas laisser périr son récit. C'est saint Jean Chrysostome, évêque
de Constantinople, admirable entre tous. En la lisant je son-
geais à vous. Je voulais vous en écrire, parce que Saint-Jean
Chrysostome est un des nôtres, et parce que votre foi est grande.
Je voulais vous dire : Sachez de quel trésor Dieu vous a
pourvue, sachez ce que vous pouvez faire, sachez combien il
vous aime. Il est venu pour vous, pour vous seule au pays de
Chanaan. Il est venu vous dire non plus de manger les miettes
qui tombent sous la table, mais de mordre à même le pain.
Dans le moment que je pensais cela, voilà qu'il renouvelait le
miracle. 11 le faisait pour vous, pour Violette, pour Bleuet,
pour vous tous, et tout le ciel tombait avec lui dans votre petit
coin. La table est mise, mes cnfans, mangez, c'est moi qui
paie. Viens aussi, toi, prodigue pour qui l'on a pleuré en
m'invoquant et qui pleures.
0 mon Roi, ô mon Dieu, ô mon Jésus I Réjouissez-vous,
chers amisi ne craignez pas. Cela durera. Si le mal recom-
mence, si le démon revient, vous recommencerez et il reviendra
en Chanaan, celui qui chasse le démon.
Il reviendra parce que vous l'appellerez encore, et parce
qu'il est celui qui a ordonné de pardonner septante fois sept
fois. S'il ne pardonne pas à l'enfant, il pardonnera à vous qui
avez trouvé grâce pour lui. Il aime ceux qui veulent être justes
pour pardonner au coupable.
Adieu. Lisez-moi comme vous pourrez. Ma main est mau-
vaise tant qu'elle peut, mais je suis très heureux parce que je
vois luire dans le ciel la main divine du pardon. Je vous aime tous.i
Merci, merci de cette adorable matinée.
70 REVUE DES DEUX MONDES.
21 févi'ier 1876.
Ma chère amie, l'autre jour, j'ai vu paraître chez moi
l'ancien Duprez de l'Opéra, avec quelques musiques de sa façon,
qu'il veut offrir au Saint-Père. J'étais à cent lieues de penser à
lui, que je n'ai vu qu'une fois il y a des milliers d'années, en
sorte que son nom ne m'a pas fait tomber à la renverse. Mais le
brouillard s'est dissipé et nous avons échangé les complimens
et les extases que se doivent des gens d'esprit. Vous m'avez dit
un jour que vous me trouviez bon comédien, ce qui ne m'a pas
surpris, sachant déjà par la Bible que tout homme est menteur.
Je me suis surpassé, et lui se surpassant m'a trouvé « beau
comme le jour, » ce qui ne m'a d'ailleurs nullement empêché
de croire à la sincérité de notre Rosalie. Ce Duprez en retraite
a de la vie tant qu'il en peut porter, de la graisse un peu plus
et de la religion tout juste, mais assez cependant (selon lui) pour
son âge, pour sa graisse et pour sa belle renommée. Somme toute
il m'a semblé bonhomme, quoique trop attaché à la bagatelle.
Vous pensez bien que la conversation n'a guère tardé à
rouler sur vous. C'est moi qui l'avais amenée là. Vous êtes ma
gloire. Je me pare de vous devant les illustres pour leur montrer
que je ne suis pas rien, ni un monstre. Il est parti en anec-
dotes. Un jour vous lui avez dit : Ah! ça, tu sais : j'ai une reli-
gion, moi, la vraie, la bonne, et je la pratique, tandis que toi...
Et là-dessus, vous lui fîtes un pied de nez, avec la révérence.
Ce sermon n'est pas de saint Jean Ghrysostome, ni même de
Bourdaloue. Il est bon néanmoins et très suffisant pour l'audi-
toire. Duprez n'a pas laissé de s'en souvenir. Je m'en souviens
aussi. Je l'ai fait plus d'une fois. Il est dans notre destinée de
nous rencontrer. Seulement, votre pied de nez devait avoir plus
de grâce que le mien. Je veux que cette anecdote vous amuse
comme elle m'a amusé.
Votre petite dernière m'a charmé par toutes sortes de rai-
sons. J'ai admiré la liberté de votre esprit et celle de votre
écriture. Tous deux volent. Quant à l'écriture, je n'en suis pas
là. Mais ne vous épouvantez pas. Un médicament que j'ai pris
ce matin me met à l'envers. Je tremble comme un candidat, ou
plutôt je tremblais, car cela passe un peu. Au fond, je crois
que je vais mieux. Je n'ai reçu de cette longue épreuve que
du bien. Je me trouve moins impatient, moins sur ma
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 71
bouche, je dis mieux les Ave Maria. Ora pro nobis peccatoribus ,
mine et in liora mortis nostrael Ohl que 'cela est beau et fait
penser aux amisl Adieu, très chère et très chers. — Vous me
consolez d'être électeur.;
Paris, 28 février 1876.
Quelle bonne idée, très chère amie, de m'envoyer cette
prière du P. GroisetI Je ne la connaissais pas; elle est admirable
et pleine d'actualité. Je vais l'apprendre par cœur, et tout me
porte à croire que je la dirai au moins une fois par jour. J'en
sais une autre très bonne aussi que je débite par lots de cin-
quante ou cent dans les vingt-quatre heures : Ora pro nobis
peccaloribiis., niinc et in hora mortis nostrœ. Mais cela est pour
tout le monde ; la votre entre mieux dans mes cas particuliers
qui sont nombreux. Elle exprime la réalité et le pourquoi de la
mort. Et puis elle vient de vous.
J'ai vu le P. Marie-Gabriel de Lérins, avec la lettre de Z...,
Il m'a fait entrevoir que l'enfant prodigue reprendrait la mer.,
J'en gémis pour lui, pour son père et pour vous. Puisque le
diable s'obstine, il faut s'obstiner. Dieu ne cesse pas de vous
aimer et ne cessera pas de vous obéir. Il fait la volonté de ceux
qui le craignent. C'est lui qui l'a dit et qui l'a fait écrire pour
que nous ne l'ignorions pas. Espérez contre l'espérance. Ce bon
ours nous a écrit une belle lettre. Je vous remercie de me l'avoir
communiquée. Les éLoiles chantent Dieu, même celles du
théâtre. Mais celle-là est un orchestre plutôt qu'une étoile et n'a
jamais été aussi étoile qu'à présent. Depuis longtemps je lui
dois une lettre, elle l'aura, mais je suis paresseux à cause de ma
main et de mes besognes toujours grandissantes.
Votre lettre est venue très à propos pour me désassoupir.
Elle m'a fait l'effet d'une bonne grosse réjouie, très vaillante,
très enlevée et très enlevante. Si j'avais pu me jeter tout de
suite sur ma plume, je vous aurais assommée de grosse écriture
au gros sel. Ce pauvre faiseur de musique sacrée me semblait si
drôle dans ce moment-là. Mais j'ai dû entendre la messe, lire
les journaux et recevoir la pluie. Adieu l'humeur joviale I Je me
retrouvais électeur français et bon à noyer dans mes splendides
é^îouts parisiens. Sur ce, je vous cache, madame, un objet
odieux qui n'a plus rien d'aimable et qui n'est qu'amoureux.
72
BEVUE DES DEUX MONDES;
29 mars 1876.
Hélas I je n'ai pas du tout ronflé, ma très chère amie, au
contraire. En plein jour, dans mon lit, j'ai geint. Il me sem-
blait avoir dans la jambe quelque mauvais diable qui faisait
joujou avec mes nerfs. Qu'est-ce que cela? Quelle plaisanterie
originale, mais détestable? Je n'ai jamais éprouvé rien de
pareil! J'ai fini par m'informer. C'était la goutte. Je n'y pou-
vais croire. Comment, la goutte? Je suis vieux, c'est vrai. Mais
je ne suis ni vieux soldat, ni vieux riche, ni vieux gourmand, ni
vieil ivrogne. C'était la goutte pourtant. On m'a dit qu'elle prend
même les vieux sobres, même les vieux pauvres, même les
vieux platoniques, et qu'enfin elle m'avait pris. — Mais, docteur,
vous voulez rire. Il y a à peine cinquante ans que je faisais
queue à la porte du théâtre Madame, pendant des heures, pour
voir Yelva. Je m'en souviens comme d'hier. J'avais dîné d'un
pain de deux sous et d'une pomme, je ne pouvais pas même
ajouter à cet ordinaire un verre de coco. Où voulez-vous que la
goutte ait pu me prendre? Jamais personne ne s'est tenu plus
loin d'elle. — Toujours est-il que vous l'avez; mais elle est
bénigne, très bénigne, et j'espère qu'elle vous fera du bien. —
Il est vrai qu'elle m'a presque laissé après huit jours de caresses,
dont les trois premiers seulement ont inquiété mon ignorance.-
Après cela, elle est partie lentement. Seulement, elle semble me
dire : Je reviendrai; et me voilà goutteux. Je me suis vu le
pied voilé d'une prodigieuse pantoufle, la jambe étendue sur
une chaise, comme dans les gravures anglaises. Je voulais
fermer le poing et lâcher quelque honnête juron anglais, pour
compléter la ressemblance. Quelle situation pour un amoureux
d'Yelval II me semble qu'un amoureux d'Yelva peut tout au
plus être affaissé dans un fauteuil, avec le bras en écharpe,et
que lu goutte cachée sous cette monstrueuse pantoufle n'a nul-
lement la poésie dont Scribe revêt ses belles inspirations. Néan-
moins, je pensais tout de même à Yelva, et je la voyais avec
quelque plaisir, m'apportantune prière pour la bonne mort. Ainsi
je rétablissais le tableau plus sérieux et plus touchant que Scribe
ne l'avait tracé. C'est le gros Duprez qui devrait avoir la goutte.i
Voilà mes nouvelles. Elles ne sont pas mauvaises, puisque,
sans être morts, nous ne manquons pas de bonnes intentions de
bien mourir. J'ai profité de ma goutte pour réciter beaucoup d'Ave
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 73
Maria, en union avec vous et la guerroyante et charmante Rosalie ;
car au bout du compte nous ne laissons pas d'être guerroyans et
charmans. Qu'importent les maladies et les anne'es I Ces aventures
regardent des carcasses et des guenilles qui ne sont pas nous.
Nous, nous sommes jeunes, brillans; nous avons des habits déplus
en plus blancs, de plus en plus neufs, et, suivant les pas de notre
Christ, nous avançons en chantant vers l'e'ternelle vie. Qu'il est
doux de prier, de pleurer, d'espérer, de sentir que déjà tant
d'orages sont passés pour jamais ; que nous ne ferons plus queue
à la porte de M. Scribe, que les quinquets ne fumeront plus, que
nous ne chanterons plus faux, que tant de vaines attentes sont
passées, que nous ne serons plus les jouets de ces néans I Plus
de faux plaisirs, plus de fausses larmes ; nous marchons enfin
vers quelque chose que nous ne manquerons pas, que nous ne
regretterons pas, que nous ne perdrons pas. Tout ce que Dieu
voudra, quand il voudra, comme il voudra. Amen, amenl et
après, Y Alléluia qui ne finira plus. Pensez-vous, chère amie, à
ce que nous avons pu désirer de plus beau dans notre ignorance
ancienne? Ce n'était jamais que du Scribe à perpétuité. Grand
Dieu, si nous avions été pris au mot, comme déjà nous nous
trouverions bêtes 1 Le seul souvenir en serait insupportable dans
le ciel, il empoisonnerait la béatitude. Mais Dieu a la puissance
d'oublier, et il nous communiquera ce privilège. Avec la vie de
ce monde, les pardonnes laisseront tout souvenir de la vie.i
Aussitôt purifiés, nous serons nés de nouveau, nous nous senti-
rons absolument neufs, absolument purs, nous ne nous souvien-
drons pas d'avoir rougi. Une joue qui n'aura point porté de fard,
des doigts qui n'auront point été tachés d'encre, des lèvres qui
n'auront chanté que des paroles de Dieu! Violette et Luce ne
sauront pas que nous avons senti mauvais, et nous non plus,
nous nele saurons pas, et Jésus et Marie eux-mêmes ne le sauront
pas.
Ma chère Lucel je ne l'ai pas vue et je ne la verrai pas de
tout le Carême. Hier, j'ai passé auprès de sa porte, j'ai vu le
dôme de la chapelle. Rien qu'à cette ombre, je sentais un air
plus chaud et plus pur. Il ne faut pas dire que c'est une imagi-
nation. Positivement l'air est meilleur là, on s'y porte mieux.
Ces maisons oii le nom de Jésus se prononce plus et mieux
qu'ailleurs, sont de grands ventilateurs qui assainissent l'atmo-
sphère. Si ces maisons tombaient, comme le veulent les imbé-^
r
74 REVUE DES DEUX MONDES.
ciles méchans qui régnent dans Paris, nous aurions la peste et
ils en crèveraient.
Ma colonelle Agnès est dans sa garnison d'Auxerre, toujours
contente de son bon soldat qui lui a appris à l'appeler son
« vieux rig. » Elle prend du chic, mais sans rien perdre de sa
délicieuse fraîcheur. C'est une e'toffe solide et de bon teint.
Agnès, troupière finie, arrivera au ciel avec une odeur de corps
de garde où Jeanne d'Arc ne blâmera rien.
Adieu, chère amie. Il est temps que j'aille au journal et que
je vous débarrasse. Parce que je vous aime extrêmement, ce
n'est pas une raison pour que je vous ennuie démesurément. Ni
la goutte, ni la tendresse n'ont le droit d'assommer les palpita-
tions de cœur et la vertu. Me trouvez-vous assez coquet? J'ai
toujours été comme cela. Il y a une cinquantaine d'années, mon
ami Perrin, directeur du Théâtre-Français (mon ami d'enfance,
s'il vous plaît), m'appelait un gros grêlé, mais gracieux. La mère
François qui l'aimait bien et qui lui donnait volontiers à dîner,
l'appelait: mon ami le calorgne, parce qu'il louchonnait d'un œil.
16 mai 1876.
Mon amie intime, que n'étiez-vous ici samedi en chair et
en os! J'ai assisté à la profession de Marie-Luce. La voila reli-
gieuse définitivement. Je le savais bien, c'est fini. Tout jusque-là
n'avait été que la maladie. A présent, c'est la mort. J'en suis
bien aise. C'est beau, c'est bon, c'est heureux, c'est saint; mais
que c'est amer à travers tout cela ! Il y a plusieurs cérémonies
très belles et d'un grand sens. Je les ai suivies. Il n'y a pas à
dire, elles sont dures pour un pauvre bourgeois. L'agonie a
duré huit jours. Elle a commencé par faire son testament. Avec
quelle hâte et quelle plénitude elle s'est débarrassée de tout !
Quels dons charmans et pleins de cœur elle s'est hâtée de faire I
Tous mes serviteurs anciens et nouveaux, tous les siens, même
ceux qui ne l'avaient pas connue et ceux qui l'avaient oubliée
ont été l'objet de son souvenir. Je veux, disait-elle, qu'on se
réjouisse dans la maison de mon père. Elle a voulu que je fusse
son héritier. J'ai accepté, mais j'ai fait comme elle et je n'ai
pas gardé un liard. En un clin d'œil elle a jeté par la fenêtre
plus de 200 000 francs, ne réservant pour elle que sastricte dot.
Cela fait, elle s'est préparée à mourir avec une grande joie.-
Elle a fait ses vœux. Elle a chanté en connaissance de cause
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT. 75
quelques phrases sublimes qui peignent la'vie qu'elle a choisie,
et l'évèque lui a dit : Vous êtes morte au monde et à vous
même. Ensuite on l'a couchée sous le drap mortuaire, on a fait
les prières des morts, on a jeté l'eau bénite et c'a été fini. A
présent je puis prendre le deuil, ma fille n'est plus : cette
aimable Luce, si bonne, si intelligente, si aimable, cette lumière
de mes yeux, cette joie de mon cœur. Quand je vois le tom-
beau, il ne me reste qu'à dire Amen! Je l'ai dit. Ahl que j'étais
sous le pressoir I Mais je voyais ce vin très pur s'échapper de
la pauvre grappe foulée, et je savais bien que je devais rendre
grâce. Je sens que j'y viendrai, que Dieu est bon, que je serai
content. Seulement il n'y a encore que deux jours. Je ne suis
encore qu'un marc humide de pleurs et il me semble que ces
pleurs sont du sang.
Adieu, ma chère amie. Vraiment, je n'en puis plus et je
n'aurais pas dû vous écrire aujourd'hui.
28 mai 1876.
Mon amie Léontine très chère, Alexis bien-aimé et vous
Bleuet très bleu de ciel, salut en Notre-Seigneur.
J'ai reçu votre lettre en deux volumes. Je suis fâché de vous
coûter tant de timbres, mais je ne m'en plains pas et je ne vous
plains pas. Le plaisir de m'écrire et le plaisir de vous lire valent
bien 50 centimes et même plus, et je trouve que la République,
qui ne tient pas à faire plaisir aux honnêtes gens, devrait leur
faire payer celui-là plus cher car il est vraiment exquis. Selon
moi, nous formons un tripot de pauvres diables affligés de
divers rhumes et rhumatismes, infiniment plus heureux qu'on
ne devrait l'être en ce temps-ci. Certes, je ne changerais pas
avec tous ces présidens, ministres et rois qui s'imaginent gou-
verner le monde. C'est bien vrai qu'ils nous font aller, mais ils
ne nous gouvernent pas. Toutes sortes d'autres choses nous
font aller; mais c'est nous-mêmes qui nous gouvernons avec la
sagesse très haute, très fine et très forte que le bon Jésus nous
donne, de telle manière que ces gens et ces choses qui nous
font aller nous mènent au ciel oij ils ne veulent pas que nous
allions. Voilà un excellent tour et tout est infiniment plus bète
que nous. Car le ciel étant bon, le chemin du ciel est agréable
et doux. — Oui, disent les hommes et les choses, tu le crois;
76 REVUE DES DEUX MONDES.
mais tu tousses, mais tu geins, mais tu t'embêtes. — Imbéciles,
je geins et je tousse; mais si je m'en arrange? Je m'embête,
c'est-k-dire vous voulez m'embêter et vous y parvenez quelque-
fois, parce que je ne puis toujours m'empêcher de vous voir,
mais enfin ça m'est égal, et si enfin je suis content d'avoir de
nouvelles raisons de fuir dans un pays où vous ne viendrez pas?
Là-dessus ils ne savent que dire et les voilà quinauds. Donc,
mes amis, vive la joie ! Tout ce qui nous fait aller ne nous
empêchera pas de nous en aller. Nous vivons de cette espérance,
et nous rencontrons encore bien des petites fleurettes comme
vous moi et moi vous, qui ne laissent pas d'avoir leur prix.
C'est un fameux plaisir de se dire bonjour et de se donner la
main en passant, de se montrer quelque présent qu'on a reçu
de Jésus, desavoir certainement qu'on en recevra de plus beaux,
qu'on se retrouvera, qu'on renaîtra, d'entrevoir ce que sera le
ciel par ce premier aperçu des gens qui l'habiteront. Ahl grand
Dieu ! des gens qui dès ce monde ont de l'esprit et du cœur,
qui commencent à concevoir Jésus et à l'aimer, et qui en
conséquence supportent les rhumes et les gouvernemens. Je
vous dis que nous sommes des coquins trop heureux, et je
vous embrasse encore en attendant de vous embrasser toujours
dans le cœur large de Jésus.
P. -S. — Chère Léontine, ma sœur Marie-Luce a reçu votre
souvenir, votre désir et vos prières. Vos prières seront dans son
livre, si elle obtient la permission de les loger là, comme c'est
bien supposable. Elles y resteront un an. Après, pour ne pas
rompre le vœu de pauvreté et pratiquer le détachement du
monde, tout s'en ira du livre et passera à un autre. Gela vous
donne une petite vue du métier. Une visitandine n'a rien à elle,
que Jésus, mais elle a Jésus tout entier.,
Louis Veuillot.
ESQUISSES MAROCAINES
PAYSAGE ET RELIGION
II (1)
I
Le voyageur qui vient d'Europe et débarque pour la pre-
mière fois en un port du Moghreb est longtemps captivé par un
charme de curiosité nonchalante. S'il est venu dans la jolie
saison printanière, il regarde, il respire, c'en est assez pour
être heureux. Supposons-le tout simplement à Tanger, la ville
méprisée du Marocain de l'intérieur, comme souillée par la
présence et par les innovations des chrétiens. Il y sera aussi
à même qu'ailleurs d'observer les premiers caractères d'un
monde qui lui est nouveau et longtemps lui demeurera étran-
ger. Ses premières impressions seront toutes physiques. La
plage est dorée, la mer est un ciel de lumière. Par-dessus les
tristes haies de broussailles mortes qui enclosent les jardins
passent les bras lisses des figuiers. Ils portent comme des
mains prêtes à s'ouvrir les bouquets non dépliés de feuilles
nouvelles : les fleurs de cire sur les orangers se dilatent et on
entend dans les effluves chauds le petit craquement de leurs
corolles. Elles cèdent et s'ouvrent aux rayons pénétrans. Il y a
(1) Voyez la Revue du 1" septembre 1912.
78 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les troncs secs des arbres, dans le sol maigre où les fleurs
à courtes tiges font des tapis sous les pas, comme une brève
germination de bonheur. C'est amusant de regarder, de boire
l'air plein d'allégresse, d'aller « à la Marine » où les bateliers,
debout sur les barcasses, poussent les cris rythmés, les « han I
han ! » que suit l'élan des grandes rames. Les portefaix courent
jambes nues, pieds nus, tous du même pas rebondissant, de la
ville au port. Par l'ouverture de la djellab on voit le halète-
ment des torses bruns et luisans. Dans les petites ruelles, sur
la grande place du Socco, les âniers lèvent leurs bâtons et voci-
fèrent : ,les chameliers plus calmes, résignés de longue date
au pas invariable des grandes bètes indolentes, prennent cette
démarche assoupie que semble régler un automatisme ancien.
Les processions de femmes vont et viennent toujours de leurs
maisons aux fontaines, aussi blanches, aussi muettes, aussi
tristes que si des légions de mortes s'étaient levées des sépul-
cres. Mais, sur la tête droite, le bras soutenant le grand vase de
grès rougeâtre, révèle la vie et la beauté. Le soir, quand le cré-
puscule vient jeter la mort sur l'exaltation du ciel enflammé, les
yeux s'habituent à voir assis ou debout sur les tertres nus des
cimetières, les groupes indistincts d'hommes et de femmes qui
viennent régulièrement offrir le miroir docile de leurs yeux,
de leurs âmes, aux rougeoiemens du soir, à la tristesse, au
silence de la nuit qui descend. Ce sont de vrais fantômes blancs
du soir. Les enfans, avec leurs yeux de feu, leurs petites
robes brillantes, ont la nonchalance joueuse des bêtes à bon
Dieu qui se lustrent le dos au soleil et puis, percevant le froid
et l'ombre, disparaissent et se retirent dans les lézardes des
murs.
Longtemps on regarde cette humanité sans s'intéresser à
autre chose qu'à la voir. C'est comme un tableau vivant créé
par un artiste supérieur qui a si étroitement lié l'homme au
paysage et le paysage à l'homme que l'un devient l'achèvement
et presque l'expression de l'autre. La nature a fait tranquil-
lement son œuvre, et, primant de sa force souveraine l'énergie,
la conscience et la raison, elle a modelé l'homme, sans hâte, à
son image. Le chemin de sable jaune bordé des raidesaloès est
triste, les yeux se fatiguent des sèches colonnes des palmiers.
Mais qu'une femme, entre ces colonnes, sur le chemin doré,
apparaisse, statue vivante, ensevelie dans le haïk qui a la gri-
ESQUISSES MAROCAINES. 79
saille rugueuse et le poids de la pierre, Taccord est immédiat
et l'esprit est content.
Ainsi à tout moment le tableau se fait et se défait. Le hasard
le compose. La plaine est uniforme et pauvre, les petits villages
misérables sont tous pareils et tous les êtres se ressemblent.
Dans la cadence régulière du temps les générations se succèdent
sans changement, comme les moissons dans les champs. L'ani-
mation d'une petite ville arabe, des villages identiques a
quelque chose de l'animation k la fois inconsciente et réglée
d'une ruche ou d'une fourmilière. Rien de plus simple, de plus
rudimentaire que ce renouvellement de vies ignorantes qui,
ajoutant chacune un anneau à la chaîne des âges, s'enroulent
elles-mêmes dans cette chaîne, sans avancer d'un pas, les yeux
toujours fixés sur le même horizon. Dans ces longues plaines
onduleuses, dans les masures des petites villes, combien d'êtres
couchés à la belle étoile, le soir, collés au flanc chaud des cha-
meaux assoupis, qui se souviennent h peine du passé et ne pré-
voient rien de l'avenir! Plus l'homme est simple, pauvre, dénué
d'initiative et d'ambition, véritable enfant de sa mère la terre
qui, inconsciente elle-même, le porte vivant et puis mort, plus
il nous touche et nous semble exprimer dans ses élémens les
plus vrais le problème même de la vie. Son âme est neuve
comme le sable de la plage oii des pas pressés ou las s'étaient
inscrits, que le flot a lavés et qui n'ont point laissé de trace.
On ne peut le définir ni par la race à laquelle il appartient, ni
par le métier, ni par la distinction d'une classe sociale. D'un
pays musulman à un autre. Musulman pauvre de Syrie, d'Egypte,
de Barbarie ou du Maroc, il est à peu près le même pour nos yeux.
Rural, il a vécu sur les terres chaudes, au bord dessables dorés,
il a mené ses chèvres, ses bœufs dans la sécheresse épineuse des
lentisques et fait danser sa barcasse sur la mer. Citadin des
petites villes, il a grandi dans l'ombre des ruelles, et demi-
couché sur les nattes des petites échoppes où il tisse les laines
mousseuses, les soies lustrées, aligne les babouches jaunes ou
frappe éternellement de son petit marteau les plateaux de cuivre.,
Il ne connaît de la vie que les variations du jour et des saisons.;
Passez-vous en effet d'un pays musulman à un autre, reve-
nez-vous après de longues années d'absence, c'est toujours le
même tableau vivant. L'enfant qui s'ébattait dans le sable sous
le figuier et courait après les lézards, le voilà qui manie les
80 REVUE DES DEUX MONDES.
grandes rames en faisant aussi han I han I sur les barcasses, ou
bien c'est lui qui descend attelé au timon avec son compagnon,
courant du même pas rebondissant dont le rythme est resté
dans votre mémoire. C'est le même rire des dents blanches, le
même torse haletant. Et les grandes caisses d'œufs sont toujours
pendues au timon. La fillette qui vous riait autrefois passera
près de vous, voilée, muette sous le haïk sépulcral qui recou-
vrait sa mère. Sur les tertres du cimetière vous croirez voir le
soir les fantômes vus autrefois, vêtus des mêmes suaires, dociles
à l'appel de la nuit. Les âges de la vie se sont succédé sans
heurts ni résistance. C'est la régularité des saisons : le prin-
temps, l'été, l'automne, la mort et puis encore le printemps.
Ce que nous en percevons nous laisse la même sensation que
l'écoulement silencieux du sable dans le sablier. On écoute,
mêlés au chant des grillons, les clairs jasemens des jeunes
femmes assemblées autour des fontaines, comme on écoute des
ramages d'oiseaux. C'est le même intarissable trille de rossi-
gnol, qui recommence à la saison d'amour. Et quand les vieilles
femmes édentées, accroupies sur les nattes, se disputent d'un
gourbi à l'autre, on pense aux jacassemens énergiques des pies
querelleuses, trop vieilles pour quitter leurs tristes nids. Le
vieillard dans ses haillons ouverts sur la sécheresse noueuse de
son corps, penché sur son bâton et qui tend sa sébille, a, men-
diant, la majesté mélancolique d'un arbre dépouillé de fruits,
de feuilles, blessé dans la moelle de sa vie et qui va périr.
Combien de fois, engourdis nous-mêmes dans le charme des
pays arabes, avons-nous exalté l'immobilité musulmane, le
mutisme musulman, combien de fois en avons-nous célébré
la gravité, le charme noble ! Nous y retrouvons la même impres-
sion que nous donnent les calmes forêts où tout s'accorde et
concorde. C'est le silence et l'harmonie d'une humanité qui n'a
pas la parole, où l'esprit n'a pas contrarié la nature, encore
parente des bêtes dont les beaux yeux étincelans de vie et de
passion sont pleins des mystères d'un monde qu'ils reflètent sans
le connaître. Oui, on est « pris, » dans ce charme de silence et
d'accord entre les hommes et les choses ; on le subit sans penser,
sans raisonner, pendant les longs jours de voyage où rien n'ar-
rive que les heures. Au matin, le soleil surgit au bord de l'ho-
rizon de plaine. Tous les jours nos yeux suivent et calculent
ses pas tandis qu'il chemine vers l'autre bord. Il emporte avec
ESQUISSES MAROCAINES. 81
lui dans le glorieux tombeau de son couchant tout un jour do
la vie universelle qui ne laissera d'autre trace que celle qui
s'inscrit dans la mémoire des hommes. Le Musulman sans his-
toire et sans mémoire, le Musulman pauvre des petites villes
et des campagnes semble avoir accepté pour toujours cet écou-
lement inexorable de la vie. Du matin au soir, de la naissance
à la mort, du bord d'un siècle à l'autre bord, il semble tourner
ignorant et obéissant dans le cycle immuable, l'éternel recom-
mencement.
II
Un jour, un envoyé du Sultan Abd El Aziz ayant promené
sur le prestigieux Paris ses yeux émerveillés, fut invité à voir à
Longchamp une revue militaire. C'était un 14 Juillet. Très
silencieux, impassible, à demi-caché dans les enroulemens de
laine blanche qui le recouvraient de la tête aux pieds, il regar-
dait, accoudé sur le rebord de la tribune, passer nos régimens.
Il avait vu ainsi s'écouler en phalanges régulières trente mille
hommes. Chaque colonne avait la précision et l'unité d'un
engin de guerre. Le pas des soldats sur chaque ligne avait
l'uniformité exacte d'un compas qui s'ouvre et se referme. Mille
bouches ensemble collées aux cuivres avaient sonné le même
hymne martial. Sans prononcer une parole, le vizir avait écouté
ce roulement d'armée. Quand tout fut fini, relevant la tête et
fixant ses prunelles noires sur l'interprète confident de ses
secrets étonnemens, il lui dit, montrant cette multitude
d'hommes qui s'éloignaient dans la vapeur d'argent du matin :
« Est-ce qu'ils ont tous des noms? »
Cette naïve question, l'Européen se la pose un beau jour,
lorsqu'il se réveille de cette contemplation un peu léthargique à
laquelle il s'est abandonné en retrouvant à longs intervalles
ou à longues distances ces populations de races diverses qui,
des campagnes égyptiennes et même des rives d'Asie aux petits
villages épars autour du Cap Spartel, parlent toutes à peu près la
même langue, pratiquent le culte musulman, vivent de la
même vie dans les mêmes paysages, labourent, sèment, mois-
sonnent, paissent sur l'herbe maigre de maigres troupeaux,
pèchent le thon, le rouget et la dorade sur les barcasses, four-
millent dans les souks et dans l'ombre des bazars. Est-ce qu'ils
TOME XVII. — 1913. 6
82
REVUE DES DEUX MONDES.
ont tous des noms? Quand on les voit, les noms qui viennent
aux lèvres sont des noms bibliques. On dirait la postérité que
l'Ange prédit à Abraham, uniforme et mystérieuse comme les
étoiles. Que d'Éliézers auprès des caravanes I que de filles de
Rebecca aux fontaines 1 que de fils du sauvage Esaii, que de
patriarches debout au seuil des tentes, au milieu de leurs fils,
de leurs filles, que de robes blanches pareilles à la tunique
que déchira Jacob ! Un jour vient où l'on voudrait sentir autre
chose que cette cadence stérile du temps, cette uniformité des
êtres. On voudrait surprendre une voix vraiment humaine,
entendre le son d'une vie qui sait qu'elle vit pour jouir et
souffrir. On voudrait tout à coup briser un sceau sur l'une de
ces lèvres muettes. On sait ce qu'est en pays d'Islam l'habitude,
le fanatisme du secret. N'interrogeons personne, fions-nous
d'abord à nos yeux discrets mais attentifs, et notons d'abord ce
qu'ils peuvent voir tous les jours.
Etes-vous curieux d'un roman d'amour? Laissez là une cu-
riosité vaine. Tout au plus verrez-vous passer sous les fenêtres
de votre villa européenne les petits cortèges de noces, la caisse
enrubannée, décorée de croissans d'or et d'argent où une
fiancée se cache et se laisse porter par les amis de l'époux au
foyer conjugal. C'est toujours la même farandole bruyante : les
petits foguets éclatent, les musiques aigres déchirent les oreilles.
Vous ne percevrez rien que du bruit. Mais ce que vous sentirez,
tout de suite, dès que vous serez dégagé d'impressions toutes
physiques et de l'ensorcellement délicieux du silence, c'est une
sorte de vibration religieuse dans l'air. Elle est partout. Mille
signes vous la feront sentir quand le premier ne serait que
l'exclamation rieuse d'un enfant qui reçoit votre aumône et
remercie, en faisant la cabriole, le chien de chrétien. Il ne sait
pas grand chose, ce petit, mais il sait déjà qu'il est musulman
et que vous ne l'êtes pas. La petite mèche laissée sur son
crâne tondu est à peine longue de deux pouces que déjà le pro-
phète la tient. Chien de chrétien! les mots se sont trouvés sur
ses lèvres avec les premières syllabes qu'il a balbutiées, il l'a
sucé dans le lait maternel.
Suivez seulement le rythme du jour. A l'aurore, le premier
son de la vie qui se ranime, c'est, avec le chant du coq, le cri
du muezzin. Sur le minaret la petite apparition noire, saluant
les quatre faces de l'horizon, vient ordonner la prière. Le cri
ESQUISSES MAROCAINES. 83
strident s'étend solitaire dans la campagne. Il n'est pas comme la
cloche de nos angclus, mêlé aux sonneries d'usines et d'ateliers.
A midi, si vous remontez nonchalamment la petite rue ombreuse
sur laquelle s'ouvre l'ogive de la mosquée, vous verrez les cita'-
dins lourds et lents dans les épaisseurs des burnous, les pieds
pesans, se diriger vers le lieu de prière. Les marchands de
cuivres ciselés, les tisserands se sont levés de leurs échoppes;
ils s'étirent, ajustent leurs ceintures où s'alignent les douros et
montent aussi à la mosquée. Le vendeur d'eau, sur le souk, en
train de vider sa peau de bouc dans les gobelets de cuivre,
demeure en suspens. Le charmeur de serpens, la bouche ou-
verte, les yeux renversés, penché sur la bête sifflante qui se tient
dressée et le défie de ses yeux de diamant invincible, de sa
langue aiguë et rouge comme une aiguille do feu, se reprend et
sur le combat magnétique passe la voix de la prière. Tous les
spectateurs rangés en cercle sentent l'autorité de l'ordre souve-
rain : priez. Et dans la petite ville arabe les heures et les prières
s'enchaînent liées dans un rythme monastique. Gomment
prie-t-on ? Passez devant la mosquée et jetez-y par l'ouverture
de l'ogive un rapide regard. Vous apercevez une grande cour
cachée inondée de clarté. Dans l'ombre des rues étroites, enche-
vêtrées comme les détours d'un labyrinthe, le rectangle décou-
vert fait une région réservée, plus blanche, plus régulière, où la
lumière d'en haut descend comme une révélation. Vous entendez
un bruissement frais de fontaine. Sur les dalles de marbre, les
fidèles, tantôt debout et tantôt prosternés, récitent les formules
rituelles, ou bien, assis sur le sol, les pieds déchaussés, les genoux
croisés, ils délectent leurs yeux des versets du Coran inscrits au
pourtour des pilastres. Pas de femmes, pas d'enfans. C'est le
culte viril. L'homme seul s'approche de son Créateur, de son
Prophète, et vient un moment faire respirer son âme.
Et le laboureur, le pâtre, le pêcheur, celui que son travail
tient de l'aube à la nuit loin du lieu de prière, la voix du
muezzin s'il peut l'entendre, la place du soleil s'il ne l'entend
pas, rompt seul pour lui l'écoulement des heures. Si, un jour
d'insomnie, l'été, vous regardez la flamboyante aurore, vous
verrez le chamelier déjà en route sur les grandes pistes de sable,
menant de son pas patient les grandes bêtes somnolentes. Le
premier rayon doré qui filtre dans l'aube blanche l'arrête.
II se tourne soudain vers le soleil levant, et les bras grands
84
REVUE DES DEUX MONDES,
ouverts, il fait sa prière. Cinq fois il s'agenouille et se pros-
terne sur le sol. Peut-être n'apporte-t-il dans cette obéissance
à l'heure qu'une accoutumance machinale. Mais cette accou-
tumance même est une force qui le plie, sauf résistance.-
Ainsi seul dans le paysage vide, les bras ouverts, comme si
pour la première fois il prenait possession de la beauté du ciel
et de la terre, et puis prosterné cinq fois dans l'humilité de la
gratitude et de l'adoration, il semble répéter le geste du plus
ancien de tous les hommes. La nouvelle créature, jetée dans
l'univers, ne dut-elle pas voir avec épouvante la nuit ensevelir
dans l'ombre le premier de ses jours? Ne crut-elle pas sentir la
terreur de la mort dans le poids du sommeil qui la couchait à
terre et lui fermait les yeux? Ne vit-elle pas avec ravissement
se lever l'aurore? Je croyais la voir quand, à l'aube naissante
sur la route de Fez, le chamelier, face à la lumière, ouvrait ses
bras et puis se prosternait cinq fois.
La prière règle le jour, elle règle l'année. C'est le ramadan:
le jeûne obligatoire, les jours engourdis de faim et de fatigue
suivis du tintamarre nocturne ; le facile ramadan d'hiver et le
rigoureux ramadan des années où le jour d'abstinence est chaud
et long. C'est l'Aïd El kebir, la fête du mouton, précédée des
semaines où dans l'affairement des souks les béliers s'achètent.
Par tous les chemins, sur les pistes vides, on voit les hommes
des villages retournant chez eux portant à pleins bras la bête
tranquille qu'il faut sacrifier au jour de fête. Toujours l'image
biblique. Dans une vapeur de poudre, un délire de danses, un
vacarme splendide de musettes aiguës et de tambourins, c'est
le long cortège des pères montés sur les mules et qui tiennent
plantés sur leurs genoux leurs fils, les garçonnets parés pour la
circoncision. De toutes les tribus environnantes, les villages
amis et ennemis ont envoyé leur contingent. On dirait un cor-
tège de guerre, mais pour un jour c'est la paix: la poudre ne
crépite que pour le triomphe religieux et la joie. Les garçonnets
par-dessus les djellab rugueux des pères dressent leurs petites
têtes noires pleines de curiosité et de fierté. Au cou ils ont des
colliers de jasmin. Et le soir venu, on voit revenir le grand
cortège tout apaisé : les fusils sont tranquilles en travers des
selles. Les enfans circoncis, écroulés, petites loques souffrantes
dans les plis des burnous, poussent de petits gémissemens. On
les voit, inertes paquets blancs, secoués au pas des mules. Les
ESQUISSES MAROCAINES. 85
pères, toujours tout droits sur les grandes selles, le regard hardi,
sont contens. Leurs fils sont voués et consacre's.
Ecoutez ensuite le bourdonnement des voix d'enfans dans
les écoles et voyez, en passant, tous les écoliers assis sur les
nattes, les genoux croisés et qui balancent leurs corps tandis
que dans la cadence machinale, pareille à celle des hanl hani sur
les barcasses, les syllabes, puis les mots, puis les versets du
Coran se gravent dans leurs cervelles. Han ! han I On dirait de
petits soldats à l'exercice s'entraînant à quelque gymnastique
rigoureuse. Mais ce n'est pas leur corps qu'ils dressent dans
cette oscillation longue et régulière, c'est leur âme. Les pha-
langes de Mahomet s'éduquent, toutes pareilles, au culte qui
sera tout ensemble un culte d'inertie et de combat. L'écolier qui
balance son corps et jette sa tête de droite à gauche comme s'il
la frappait contre deux murs, offre la passivité de son âme au
martellement des mots sacrés, et l'énergie de son corps, la cha-
leur de son sang à la défense passionnée du vieux cercle de fer
où il entre en cadence, où sa pensée va se mutiler et s'empri-
sonner. Passivité, violence, c'est sa destinée musulmane. Passi-
vité de l'animal sensible dont nous admirons les beaux gestes
paresseux, les souples étiremens, qui mire le soleil dans ses
yeux de flamme, goûte la feuillée tiède où il se couche, la
fraîcheur du matin qui rajeunit son sang, passivité du bel animal
docile à l'instinct qui commande sa vie et qui, violent, se dresse
les griffes ouvertes, les dents aiguës, la mort dans le regard,
contre qui vient surprendre le calme ignorant de son exis-
tence, le secret de son repaire.
Et la mort, ce rite suprême et révélateur de la vie I Chez
nous, de quoi nous parle le cortège de deuil, sinon de larmes?
Ici, voyez la petite procession rapide qui s'ébranle, clamant
avec une sorte de joie farouche le nom du Prophète et le nom
d'Allah. Le mort est porté dans un léger cercueil, la face décou-
verte, le corps enveloppé comme pendant la vie sous les plis
blancs. Cahoté sur les épaules de ses frères, le mort court à sa
tombe, et tandis qu'il descend dans la terre, ses frères, ses amis
répètent à satiété, comme pour vaincre l'éternel silence, l'axiome
unique sur lequel il a vécu, sur lequel il meurt et entre en cet
instant en possession du ciel. Dieu est Dieu et Mahomet est son
prophète. Jusqu'à ce que la dernière pelletée déterre le recouvre,
dans le champ uniforme où tant de vies déjà sont mêlées à tant
86
REVUE DES DEUX MONDES.
de poussière, le bourdonnement acharné se poursuit: le nom du
Prophète, maître des âmes, c'est la dernière rumeur de la vie.
Nulle expression de douleur ou de regret. Nul nom sur la
tombe. Une vie déjà oubliée entre dans ce néant glorieux où se
consument les poussières. Avec hâte, avec une sorte de joie
ascétique, la petite assemblée d'hommes s'en retourne, se dis-
perse. Les plis du cimetière ondulent, nus et monotones
comme les sillons dans les champs, après la moisson. La vie est
brève, la mort est un instant, les hommes passent et se renou-
vellent sans plus laisser de trace que les jours. C'est Dieu qui
emplit le monde. Dieu est Dieu. Sous sa loi inflexible l'homme
naît, prie, se soumet et meurt.
Ainsi, si nous entrons pas à pas dans ce monde étranger à
nos yeux, si nous cherchons à nous en faire une idée, née de
ce que nous voyons, la première notion que nous en aurons c'est
qu'il est régi par un culte rigoureux et simple, presque abstrait,
qui laisse l'homme face à face avec son Créateur. Deux noms
souverains y sont sans cesse prononcés : Allah, Mahomet. C'est
comme le battement éternel d'une cloche. Gravité, noblesse,
impassibilité : ces mots sont revenus sans cesse sous nos plumes,
comme ils reviennent encore sans cesse à l'esprit, devant cette
domination religieuse qui gouverne les vies. Mais si on fait
encore un pas on s'apercevra que les beaux rites impassibles font
aussi partie du tableau vivant. C'est comme si d'un peuple on
n'avait vu, du dehors, que son armée: les profondes phalanges
pareilles, toutes pliéesàla même discipline, toutes formées pour
l'attaque et la défense. Mais avez-vous, dans la petite ville mu-
sulmane, fait une installation sommaire? Et êtes-vous retenu
par une fonction ou par l'indolent plaisir du touriste ? Avez-vous
accroché au passage un peu de langue arabe ? Êtes-vous entré
en intelligence avec une femme qui vient vous porter des fleurs,
des oranges? Avez-vous dit un jour à cette femme : « Comment
t'appelles-tu? As-tu des enfans ? Puis-je aller à ta maison? »
Si vous avez marché derrière elle, par les chemins secrets que
ses pas ont tracés dans la plaine, alors, combien tout est diffé-
rent, avec quelle soudaineté le voile se déchire 1 C'en est fait de
l'impassibilité et du mutisme musulmans. Enfin, vous la tenez,
la créature vivante qui se débat dans la vie véritable I Son mu-
tisme, c'est une de ses armes de défense. Si, femme, vous gagnez
la confiance d'une femme, vous serez surprise de la volubilité
ESQUISSES MAROCAINES. 87
soudaine avec laquelle vous sera révélé le mystère des bouches
closes et des voiles de sépulcre.
Ici, dans le petit douar où croît un arbre, où jaillit une petite
source, c'est la plus humble vie, mais c'est la vie. Le triste
haïk tombe et cela fait plaisir de voir le visage qui parle, les
yeux bordés de kohl, pleins de feu, les mains maigres où s'en-
tre-croisent des dessins bleus et qui tout de suite se joignent
tandis qu'une voix tremblante vous explique la misère du
pauvre. Autour de la chèvre qui broute l'herbe rare, les enfans
grouillent, petits lézards heureux et paresseux, dorés de soleil.
Appelez-les; à leurs cous, à leurs poignets, à leurs chevilles
sonnent, comme les grelots aux cous des chevraux, les amulettes.
Et si vous touchez, étonné, sur les petits cous grêles les cornes
noires, les boules de plomb, les petites loques bariolées pendues
aux ficelles, la mère parlera : elle vous dira avec une gravité
inquiète : « C'est pour conjurer le diable, le méchant. » Joignant
ses mains, fermant ses yeux, les lèvres entr'ouvertes, elle vous
expliquera: « J'ai peur, je me défends. «Un à un, vous toucherez
ses chapelets de grains noirs, les boules de plomb et d'étain, la
petite ficelle rouge où pend un chiffon roulé en boule que vous
déplierez et, sur le chiffon, vous lirez une lettre, une seule ! Toute
la campagne et la petite ville ont retenti des nomsd'Allah et de
Mahomet aux heures où les hommes • musulmans sont en
prières. Mais ici, sous les toits pointus où se déroule la vie de
la famille, vous êtes entré dans le royaume des esprits, les en-
fans sont leurs créatures ; ils portent leurs insignes ; pour
hochets, ils ont les talismans. Qui donc règle les hasards de la
vie incertaine, sinon les djnoum auxquels il faut rendre sorti-
lège pour sortilège, conjuration pour conjuration? Dans le re-
commencement régulier des matins et des soirs, l'homme
recommence sa prière régulière; il a lié son âme à leur rythme
impassible, mais sa destinée lui apparaît sujette au hasard et
pleine de dangers, et, dans ce grand temple de la nature où, pour
nos yeux, il a si souvent l'air d'un moine en extase, vite il a
comme les autres bâti sa petite chapelle particulière, il a mis
sur les autels, pêle-mêle, les saints, les diables, les esprits. Dans
ce refuge, il a fait entrer tout ce qu'il possède; l'enfant porte sur
sa cheville mince l'anneau qui le lie mystérieusement à un
esprit bienfaisant, et l'âne qui ronge patiemment l'écorce lisse de
l'eucalyptus secoue aussi à son cou le talisman sur lequel est
88 REVUE DES DEUX MONDES.;
écrit un petit grimoire : l'olivier, seul bien parfois du pauvre,
retient dans ses branches comme une toison d'étranges choses,
des bouts de papiers, des queues de rats, de souris, des son-
nailles, des têtes d'oiseaux : son tronc rugueux est la maison
des esprits. Quand ses feuilles tremblent au vent ou miroitent
au soleil, c'est qu'un génie invisible les secoue. De toutes ses
dévotions, le pauvre a fait une arche où il est entré comme Noé
avec tous ses biens ; il s'y hasarde, secoué sur un monde en
tumulte, et il va contre la destinée précaire, inclémente. Le
culte des images lui est défendu, mais ses mains avides ont
senti dans l'air d'invisibles branches de salut. Ses oreilles ont
surpris la résonnance des voix des esprits, les djnounn qui
décrètent, selon leurs incompréhensibles caprices, la joie et la
douleur. Ils en sont les maîtres insaisissables, inexorables; il
faut capter leur clémence; les vies frêles qu'une mère chérit
sont leurs jouets.
Revenez-vous au petit village, y apportez-vous un peu de
quinine, des sucreries, bientôt vous saurez qu'ils « ont tous des
noms, » les hommes, les femmes, les choses et les esprits. Enten-
dez-vous un jour les lamentations qui montent du gourbi où le
deuil a passé : les djnounn malfaisans sont vainqueurs : nulle
invocation n'a fléchi leur malice, un enfant est mort : une
poitrine de femme pousse le hululement de la détresse ; le
petit cadavre, posé à terre, sur la natte, dans son linceul, porte
encore au cou les amulettes qui n'ont pas fléchi le sort. Sur sa
tête rasée, la mèche de cheveux laissée pour les doigts de l'ange
Gabriel quand il viendra chercher l'hôte du paradis, pend de
côté. Et pour l'assemblée gémissante des femmes rangées en
cercle autour du petit mort, une scène invisible se poursuit.
Une vieille mère à la tête branlante, plus sage, plus silencieuse,
plus familière avec les caprices du destin, vous montrera,
muette, un doigt sur la bouche, l'ouverture du petit toit de
chaume par où s'envolent les djnounn avec leur proie. Au
même village, le même jour au gourbi voisin, c'est la joie, les
tams-tams annoncent des fiançailles, les bêtes ont mis bas heu-
reusement; les invisibles esprits manifestent leurs caprices
heureux. Les cris stridens, les musiques désordonnées célèbrent
leurs volontés arbitraires. Que nous voilà loin de l'impassibilité
musulmane, du rythme immuable de vie simple et muette que
nous avions perçue, du culte viril qui semblait d'abord être
ESQUISSES MAROCAINES. 89
tout le culte et nous montrait l'élévation régulière et tranquille
de râmc qui prie comme la poitrine se -soulève et respire.
Dieu est Dieu, proclame le Livre. Mais l'homme est l'homme 1
11 voit la nature poursuivre sa vie prodigue et magnifique. Il
sent, lui, son cœur vulnérable, son corps délicat, qui doit boire,
manger, se vêtir, se protéger, fuir toujours la douleur et la
mort.
La femme que vous avez suivie ici, au petit village de mai-
sonnettes pointues, et qui s'est tout d'un coup dépouillée de son
mystère et montrée si pareille k vous avec ses tendresses, ses
craintes, ses douleurs, qu'a-t-elle vu et qu'a-t-elle mesuré de la
vie? Le haïk recouvrait son corps et son visage comme une
gaine de pierre, vous disiez : c'est une statue. Ses pieds nus
allaient sans bruit dans le sable, vous disiez : c'est un fantôme.
Ici, la face découverte, le verbe libre, le geste ardent, c'est une
femme. Mais elle naît et meurt n'ayant pour horizon qu'un
petit cercle de plaine. Elle ignore si le monde continue au-delà
et même s'il existe. Que possède-t-elle ? Une infime parcelle de
terre peut-être, où croît un arbre, où broutent quelques chèvres.
Quelles joies a-t-elle eues? La courte attente de l'amour, la
brève volupté des nuits de noce et ensuite plus rien que les
rudes devoirs. Courbée comme une esclave, elle a été au labour,
aux semailles, à la moisson, au lavoir, portant sur ses reins lié
autour de son corps dans un linge, l'enfant qui a besoin de sa
mamelle et qui, ballotté sur le dos maternel, laisse pendre sa
petite tête inerte. La vie avare n'a laissé à cette mère de grand
et d'infini que la misère et la douleur. Elle ne pense pas : jeune,
son corps et son cœur attendent l'amour, ensuite sa vie s'en-
fonce dans une nuit monotone au terme de laquelle elle attend
la mort. Toute pareille est sa voisine, toute pareille était sa mère,
^t le mot d'aïeule fait presque sourire tant est vague le lien qui
lie ces êtres sans mémoire les uns aux autres. Quelle solitude
que celle de l'être qui ne perçoit aucune souvenance de ceux qui
ont marché sur la terre redoutable avant lui 1 II n'a pas reçu
d'héritage. Il s'avance d'une marche craintive interprétant dans
les ténèbres de son ignorance toutes les manifestations exté-
rieures de la vie. Alors avec quelle promptitude l'horizon muet
dans lequel il se meut, se peuple de fantômes et d'esprits J Tout
le jour, hommes et femmes, au labour, dans les plaines sèches
où paissent les troupeaux, sur le? plages où la mer grondante
90
REVUE DES DEUX MONDES.
déferle, voient les barcasses, secouant autour d'eux d'autre puis-
sance que celle de la nature : le soleil décide despotiquement
de la sécheresse ou de la moisson ; le nuage qui passe porte
les ondées qui verdiront la plaine : le vent qui hurle jettera-t-il
la barque de pêche sur les roches ou bien clément poussera-t-il
la voile vers les eaux fécondes où les filets s'empliront? Chaque
puissance de la nature semble avoir deux faces, l'une pour la
guerre, l'autre pour la paix, et montrer capricieusement l'une
ou l'autre. N'ayant pas su s'armer contre elle, l'humble créature
s'incline, abdique et s'en remet aux esprits ingénieux qui
savent ce qui est caché et démêlent les caprices du sort. Elle
s'attache à la nature et la craint. Elle s'absorbe dans la contem-
plation inerte de la terre et du ciel et semble garder de ce
face à face une obscure détresse. Le pauvre n'a pas un toit où
reposer sa tête, mais, s'il se couche sur le sol nu, ses yeux
avant de se fermer pour le lourd sommeil s'emplissent de la
lueur inquiète des étoiles ; ses sens entrent dans l'accoutu-
mance de leur marche régulière, il ne sait rien, mais il sent
et il perçoit sa solitude et sa faiblesse. Il entend les étranges
bruissemens d'insectes, les frémissemens des feuilles dans les
oliviers et dans les saules, les grandes ileurs des aloès mon-
tent dans le ciel comme des échelles mystérieuses sur les
degrés desquels sont assis les anges invisibles ou les démons.
Les ténèbres venues, il distingue encore des senteurs; des
souffles le frôlent comme si des esprits passaient : le craque-
ment des broussailles sèches dans, les nuits trop chaudes le fait
tressaillir. Il sent vaguement qu'il est environné d'une création
mystérieuse, de qui dépend sa prospérité, son malheur. Il entend
sa respiration énorme et son cœur s'inquiète. Il en subit, il en
accepte la puissance. Et dans la nuit de son cœur se crée le
royaume ténébreux des esprits. Qui lui a appris qu'il y a une
échelle des créatures, et comment croira-t-il que lui-même,
pauvre être qui gémit, souffre et travaille, est au sommet de
cette échelle, roi de l'univers, la tête touchant le ciel! Le corbeau
au-dessus du gourbi ne semble-t-il pas plus libre et plus puis-
sant, voguant dans l'espace et jetant ses tristes anathèmes, que
l'homme assujetti à tant de travail et tant de maux? Au con-
traire, la belle cigogne, fidèle et familière qui bâtit son grand
nid sur le toit le plus haut et plane le soir sur le village, n'est-
elle pas un génie bienfaisant? On la voit chaque année, con-
ESQUISSES MAROCAINES.- 91
fiante, revenir des re'gions du Sud, se poser sur son nid. Alors,
les ailes fermées sur sa couve'e, elle a l'air d'un génie malernel
qui protège tout le village. Elle élève ses petits et, l'automne
venu, part, se joignant aux grandes migrations de ses pareilles
qui retournent à leur hivernage. Mais les femmes stériles sur
■qui elle a jeté le bon sort deviennent fécondes. L'hirondelle, la
bergeronnette ont dans leur douceur gracieuse quelque émana-
tion bienfaisante. Mais le bouc porte malheur de ses yeux rayés!
Il est dangereux de le voir surgir derrière les rochers. Avec ses
oreilles pointues, ses pieds fourchus, ses bêlemens où passent
les tremblemens de la détresse, il est habité par un démon..
Dans ses bonds saccadés se reconnaissent les danses des djnounn.i
Au milieu de toutes ces créatures qui planent, voguent et bon-
dissent, et semblent ne dépendre de rien, l'homme enchaîné à
la terre, au travail, toujours à la veille de périr de faim, de soif
ou de misère et qui entend retentir à ses oreilles les gémis-
semens de ses semblables, ne se sent-il pas seul esclave el
malheureux?
Notre petite Mauresque, celle que nous avons suivie au douar
et qui nous a, laissant tomber son haïk, révélé, si pareille à la
nôtre, la vie craintive de son cœur est-elle donc une petite
païenne? Les talismans, les gris-gris et les amulettes sont-ils les
insignes des faux dieux? Est-ce à dire qu'elle adore les arbres,
les bêtes, les oiseaux? Vit-elle encore sur les mythes antiques
perpétués dans l'immobilité des générations? N'est-elle donc
pas une vraie musulmane fidèle aux prescriptions du Prophète?
Ne regarde-t-elle pas, pleine de révérence, l'homme, le mari,
dont elle est la servante quand elle le voit prosterné aux heures
delà prière et répétant qu'il n'y a d'autre dieu que Dieu? Tran-
quillisons-nous. Tous deux sont de fidèles enfans de l'Islam et nul
doute, nul serment impie ne s'est glissé dans leurs cœurs. Mais
entre la claire foi musulmane qui leur ouvre les certitudes du
Paradis et l'inquiétude qu'entretient en eux la difficulté de
vivre, une sorte de compromis s'est fait. Impuissans à suspendre
au ciel même toutes leurs craintes et leurs espérances, ils ont
cherché un point d'appui près d'eux sur la terre. Il n'y a d'autre
Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. Mais le prophète
a eu lui-même ses prophètes. Il est venu à la Mecque renverser
les idoles de bois et de pierre. Il était lui-même l'Envoyé du
Dieu souverain, qui ne tolère point de rivaux, mais il a laissé
92 REVUE DES DEUX MONDES.)
lui aussi ses envoyés, créés non du souffle de son esprit, mais
de sa chair et de son sang; la souche charnelle d'où naissent et
se perpétuent étiolés et déformés les prophètes du prophète : les
descendans de Mahomet.
Regardez la campagne : elle ressemble à celle qu'a chantée
Hésiode, elle semble n'avoir d'autre histoire que celle des tra-
vaux et des jours. C'est l'aspect de la terre antique, c'est-à-dire
jeune, née d'hier. Elle ne porte pas plus la trace d'une histoire
que ne la portent les flots de la mer, que les étraves des navires,
aiguës comme les socs de charrue, labourent en vain. Et pour-
tant le sceau musulman est là. Le petit douar est sans mosquée,
mais où que vous soyez, si déserte que soit la plaine, toujours
ou presque toujours vos yeux seront arrêtés par la vue d'un
petit édicule blanc, carré, fait de pierres unies, coilîé d'un petit
dôme. C'est là, sous ces pierres, qu'il est le prophète du Pro-
phète, celui par qui l'invincible religion primitive toujours et
renaissante s'est reliée au fil islamique. Il dort dans son tombeau
sous la coupole blanche. Figure défigurée d'une figure, il n'a eu
qu'à se montrer, qu'à s'off'rir, et les hommes se sont emparés de
lui, vivant, et, mort, de sa mémoire. C'est à travers lui qu'ils
retournent au culte de la nature et des esprits, plus facile à
concevoir que l'idée pure du Dieu jaloux. Cette figure d'une
figure, tantôt pure et tantôt corrompue, utile ou néfaste,
instrument de vertu ou jouet dangereux des passions et des
hasards : c'est le marabout.
Autour de ce petit tombeau qui, de loin, ressemble à un
puits, un point d'eau pour les caravanes, toutes les âmes s'as-
semblent, prennent conscience de leur force, de leur fraternité,
et prêtes qu'elles étaient à se disperser en croyances vagues,
elles se reconnaissent et, d'un élan, toutes ensemble, les
yeux sur le paradis du Prophète, promis par son descendant,
elles se précipitent violentes, fanatiques, dans le système
musulman.
Maintenant nos yeux ne nous diront plus rien ; ils sont
pleins de l'étrange contraste : la prière qui monte pure et probe
cherchant celui dont elle prononce le nom unique, et la prière
qui descend au monde secret des djnounn, des sorciers, des
esprits, des talismans, des branches d'oliviers, des sources, des
pierres mêmes. Ouvrons les livres, suivons, continuant à vou-
loir voir, les traces de ces explorateurs spirituals qu'un long et
ESQUISSES MAROCAINES.
93
hardi contact avec les populations moghrebines ont mis à
même de démêler ces éle'mens si divers et si opposés.
Ils nous content tous la même simple histoire : un jour, au
petit douar où s'écoulait, dans l'uniformité d'une source qui
s'épand, la vie quotidienne, un homme est venu : un étranger.
Il était précédé d'une renommée qui cheminait dans la poussière
des caravanes. D'avance d'obscures espérances l'attendaient. Il
était pâle avec de longs cheveux broussailleux, ses habits étaient
souillés et déchirés. Il avait dormi sur la terre et marché dans
les ronces. Sur son épaule il portait la besace, dans sa main un
bâton. Rien qu'à le voir, on disait déjà : c'est un envoyé. Il
s'arrêtait au souk : le vendeur d'eau lui donnait k boire dans
les gobelets de cuivre. A ceux qui, en silence, venaient le consi-
dérer, il montrait un rouleau de parchemin, et sur le parche-
min, les curieux penchés, les yeux avides, voyaient l'image
peinte d'un grand arbre couvert de rameaux, tout enluminé
d'or, de vert et de rouge ; des branches sortaient des branches :
elles s'étendaient en faisceaux innombrables. A l'extrémité des
rameaux des caractères étaient tracés, s'enchevêtrant les uns
dans les autres en un réseau compliqué, plein de mystère. Qu'il
fallait être savant pour y lirel Les gens du douar, assis sur
leurs talons nus, contemplaient en silence devant la tente du
nouveau venu le parchemin enluminé ; dans les signes inscrits
par des mains savantes qui écrivent les choses cachées que les
hommes ne déchiffrent pas, ils voyaient déjà un mystère effrayant
et vénérable. Le pauvre homme disait : Je suis le descendant de
Mahomet par Fatma, sa fille chérie. Sur l'arbre aux innombra-
bles rameaux, il expliquait sa descendance, énumérant tous les
noms sonores qui, rivés ensemble, faisaient la chaîne mystique
attachée au nom sacré de Mahomet et dont il se disait lui-même
le dernier anneau. Son affirmation devenait le premier dogme.
Sous un olivier, à portée du village, il tendait sa petite tente de
toile portée sur trois bâtons et, tout de suite investi par le fait ou
par la fable de sa naissance d'un prestige sacré, il devenait, lui
aussi, une puissance à deux faces qui inspirait tour h tour
l'alarme et l'espoir. On le voyait le matin, à midi, le soir pr''er
la face tournée vers la Mecque. Égrenant son chapelet d'ambre,
il semblait épuiser son souffie a dénombrer le nom de Dieu,
s'égarant dans l'infini des attributs de l'Un. Sa dévotion inspi-
rait le respect. « Sûrement, disaib-on, le Prophète écoute la
94 REVUE DES DEUX MONDES.
prière de celui qui est né de sa chair et de son sang. Il la transmet
au Tout-Puissant. Bénissons l'envoyé, bénissons le Marabout. »
Le marabout disait aux gens du village : « Apportez-moi à
manger. » Avec révérence, les hommes et les femmes du douar
déposaient au seuil de sa tente des figues, des dattes, des olives,
la pyramide de couscouss. Au marabout on consacrait le lait
de la plus belle chèvre. Kt les hasards de la vie devenaient
bientôt ses miracles. Sur sa tête, en sa personne se concentraient
tous les espoirs et toutes les craintes. Il était saint, c'est-k-dire
tout-puissant. Content des offrandes qu'il recevait, il pouvait à
son gré faire descendre sur la contrée toutes les prospérités,
enchaîner les djnounn et commander aux esprits bienfaisans de
descendre par la petite ouverture des toits dans les gourbis. Le
bouc avec ses yeux rayés et ses bêlemens diaboliques ne pouvait
plus jeter ses sorts. D'espérance en espérance, on s'en remettait
h lui de voir la pluie rafraîchir les champs brûlés ou les blés se
dorer au soleil. Mais si, mécontent, il suspendait ses prières et
ses bénédictions, alors le mal n'était plus conjuré, les djnounn
et toutes les créatures inquiétantes exécutaient ses vengeances.
On avait beau égrener les chapelets, enfiler au cou des enfans
les colliers d'amulettes, réciter les formules d'obéissance et de
prière qu'il avait enseignées, tenir sur sa poitrine le grimoire,
où il avait inscrit une lettre, une seule lettre dont il ne révélait
pas le sens. C'en était fait, c'était la pluie et le sec à contre-
temps. Si les bêtes mouraient, c'est qu'il les avait condamnées.;
On cherchait à lire dans ses yeux ses volontés arbitraires,
comme on avait cherché à déchiffrer, à deviner les caprices des
djnounn et les présages quand les oiseaux noirs passaient. Des-
cendant de Mahomet, chérif, marabout, roi des âmes, il prenait
possession de son royaume.
Imposteur parfois, il arrivait aussi qu'il fût saint vraiment
et pénétré des devoirs que lui imposait sa descendance. Aux
plus pauvres que lui, il se montrait secourable et partageait
avec eux le surplus des offrandes. Il avait appris à soulager et
parfois à guérir certains maux. Sous ses mains des plaies se
fermaient. Il parlait de patience, d'aide mutuelle, et récitait les
versets du Coran qui prescrivent l'aumône. Dans les discordes,
de gourbi à gourbi, on le prenait pour juge. Sa renommée
s'étendait. Le chérif, fils des chérifs, le marabout avait élu
asile près de tel village, les lieux qu'il favorisait de sa présence
ESQUISSES MAROCAINES.
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devenaient un lieu de pèlerinage, un centre d'action religieuse.
Des villages environnans qu'aucun marabout n'avait encore
visite's les supplians venaient en foule remettre entre les mains
de l'Envoyé leurs misères et leurs craintes, il faut avoir vu de
ses yeux la misère de la campagne africaine, la solitude où
l'homme est confiné pour comprendre la force d'attraction
immédiate qu'exerce celui qui porte en lui quelque promesse de
protection et de justice ; il faut avoir entendu la supplication
passionnée d'une mère à qui les pillards de la tribu voisine ont
tué son fils. Elle court, vieille femme à pas pressés, spectre de
colère et de douleur, à la tente du marabout, les pieds dans la
boue ou dans la poussière, sous le soleil torride ou sous la pluie
démente qui bat son pauvre dos, elle fait des lieues et des lieues
pour piquer à la tente de l'envoyé la djellab de l'enfant raidie
dans le sang et trouée de balles. Et puis elle attend, inlassable,
l'apparition du Saint. Devant sa face auguste elle se prosterne
et, se penchant sur les tisons embrasés où fume le samovar de
cuivre, elle saisit dans ses doigts un charbon rouge et le pose
enflammé sur ses lèvres. Ainsi elle purifie sa bouche tremblante
de tout mensonge et son cœur de toute haine impie avant de
pousser la clameur de vengeance pour celui qui n'est pas mort
dans son jour. Le Saint lui fera justice. La jeune fille en peine
d'amour viendra sous ses voiles demander au marabout les
amulettes qui fléchissent les cœurs rebelles. Toutes les espé-
rances confuses, toutes les prières trop humbles pour arriver
jusqu'à l'Eternel s'orientent sur le nouveau venu. Comme des
prisonniers dans les ténèbres se précipitent tous ensemble vers
l'issue où filtre une raie de lumière, les pauvres subissent
l'attraction d'une nouvelle espérance. Plus de tâtonnement. Tout
le culte diffus et vague se précise, saisit avec force l'être visible
doué de sens pour voir, pour entendre, et le met pompeusement
sur un autel. Gomment douter de son origine quasi divine?
Descendant de Mahomet I prestige vague et certain. Que sait le
pauvre de la longueur des siècles, des précisions de l'histoire?
L'apparition du Saint est comme une projection subite des
cœurs qui l'ont désirée. Le Prophète évanoui dans la nuit pro-
fonde du temps devient soudain visible en son descendant.
D'ailleurs, le marabout n'apportait pas un culte nouveau, ce
n'était pas un réformateur. Il disait comme les autres : Dieu est
Dieu et Mahomet est son prophète. Après lui, le peuple répétait
96 REVUE DES JdEUX MONDES.
le grand axiome. Jaloux de son royaume, de l'autorité qu'il
prenait sur les âmes, le marabout ajoutait volontiers : défie-toi
du chien du chrétien. Alors dans les yeux passionnés et dociles
venaient flamber les lueurs de la haine. Prédication simple qui
ne détournait pas les âmes peureuses ou naïves de cette religion
naturelle, où, islamisées, elles tendent toujours à revenir. Il n'y
avait rien à apprendre et rien à oublier, il ne s'agissait pas d'ado-
rer ce qu'on avait brûlé, c'était seulement l'introduction d'un
ferment neuf dans une outre vieillie : le marabout apportait
dans sa personne le point d'appui que les hommes cherchaient de
leurs mains incertaines pour ouvrir les portes de l'au-delà et
apercevoir de leurs yeux mortels la protection du ciel. Il prenait
ainsi possession d'un village, d'une petite contrée, sa présence
était une force, une assurance contre le malheur. Un peu méde-
cin, un peu juge, un peu sorcier, chef religieux mal défini, il ne
relevait d'aucun pouvoir. Attentif à se rattacher à l'orthodoxie
musulmane, il n'oflrait pas contre lui de prise au pouvoir offi-
ciel. Les ulémas, prêtres du culte pur, regardaient de travers cet
intrus qui opposait au culte abstrait le culte sensible et s'impo-
sait à la crédulité du peuple. Mais, par ailleurs, le marabout
maître des cœurs pouvait devenir l'auxiliaire puissant du pou-
voir, contre le conquérant, le défenseur de la terre musul-
mane. A sa voix les villages révoltés contre le collecteur d'im-
pôts payaient et marchaient. Aussi les orthodoxes le respectaient
ou le subissaient. Les convois de mules, les longues caravanes
menées d'un marché à l'autre portaient la renommée de l'Envoyé,
le bruit de ses largesses spirituelles. Il distribuait les lambeaux
de sa tunique : le dévot en faisait des amulettes. Sur les souks,
le soir, quand le conteur d'histoires s'était tu, on racontait
les miracles du Saint. Les auditeurs avides de fantastique s'y
délectaient, ils y trouvaient une espérance contre les exactions
des caïds, les châtimens cruels, les impôts arbitraires ; sous la
bannière du Saint, les révoltés seraient invulnérables.
Et quand la mort avait pris l'Envoyé, le marabout, sa
renommée grandissait encore. Il devenait le patron de la
région, habitant du Paradis. Derrière les barrières rustiques
s'élevait son tombeau : le petit monument blanc surmonté
du dôme. S'il a fait le bien ou le mal, disait le dévot, cela ne
nous regarde pas, et nous n'avons même pas le droit d'allu-
mer une bougie rose en son honneur^ Au gardien de son tom-
ESQUISSES MAROCAINES.
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beau ou à son descendant, on apportait les offrandes, les ziara
qu'il était accoutumé de recevoir lui-même. Tous les lieux
où on l'avait vu vivre participaient de sa sainteté, les objets
qu'il avait touchés, les êtres de sa vie, on les nommait comme
on l'avait nommé lui-même : marabout. Marabout l'olivier sous
lequel on l'avait vu le matin et le soir faire sa prière ; marabout
le grand caroubier sous lequel il avait reposé : Marabout la
grotte où il se couchait en été pour s'abriter de l'ardeur du
soleil ; Marabout le figuier dont les fruits le nourrissaient.)
Son esprit était épars dans les choses et la campagne se sanc-
tifiait. Comme on allait de son vivant à sa tente, on allait
après sa mort à la Koubba, avec une espérance plus ferme,
plus passionnée maintenant qu'hôte du Paradis il voyait le
Prophète face à face et participait aux conciliabules où se
règle l'Année du Destin. Quand la nuit venait et que les bruits
mystérieux révélant la vie de l'univers semblaient les voix
des présages, le pâtre, le chamelier, la femme revenant de
la fontaine tournaient les yeux vers les petites surfaces
blanches des murs de la Koubba — et se rassuraient. Le petit
dôme émergeait de l'ombre comme sur la mer le fanal posé
sur un rocher blanc. On croyait voir son esprit luire comme
une lumière. Vers ce tombeau d'un enfant du Prophète, s'élan-
çaient les aspirations ardentes d'une humanité qui ne connaît
pas les limites de la raison et de la déraison, du possible et
de l'impossible, et pour qui le miracle n'est que l'extension
facile du bienfait.
11 arrivait dans cette nuit du Temps où s'enfoncent les péris-
sables vies humaines que le Saint lui-même, son nom, son
histoire s'évanouissaient. Les pierres sur sa tombe s'écroulaient
en poussière. Nul témoignage écrit ne perpétuait sa mémoire ;
ses descendans s'étaient éteints ou dispersés; les légendes
orales s'étaient déformées en contes fantastiques. Mais il
restait les choses, les arbres, lès sources, les grottes mêlés
au souvenir de sa vie. Inconnu et invisible, il demeurait
pourtant le maitre. II n'était pas indifférent de venir aux lieux
qu'il avait fréquentés, de suspendre des amulettes aux feuil-
lages de l'olivier qu'habitait son esprit. Et la rose mystique
entée sur le tronc islamique, éclose un instant aux rayons de la
sainteté, de la filiation sacrée retournait encore une fois àl'état
de nature. Avec toutes les espérances qu'il avait suscitées, le
TOME XVII. — 1913. 7
98
REVUE DES DEUX MONDES.
marabout n'avait pas travaillé le cœur humain, n'avait pas
tenté de former les consciences et rien n'était changé. S'ils n'ado-
raient qu'un Dieu, les pauvres musulmans émiettaient cette
Divinité et n'en connaissaient plus que les fragmens épars
dans mille sanctuaires. Devant un petit tumulus de pierre dont
nul ne sait plus l'origine, le père s'incline et ordonne à l'enfant
de se prosterner ; qu'on lise dans la note sur les marabouts de
M. Doutée comment le savant et consciencieux voyageur, recueil-
lant de la bouche d'un indigène africain le nom de Sidi Mofki et
le retrouvant au cours de ses recherches, s'étonnait delà diversité
de tombeaux et de sanctuaires attribués au même Saint. Sidi
Mofki c'est Sidi Mofki, Monseigneur le Caché, le Saint anonyme,
oublié, ou purement légendaire, qui n'a laissé derrière lui qu'un
vestige de pierraille. Mgr de l'Olivier, dit une femme en pendant
pieusement un petit chilïon de laine sur un rameau argenté ! Là
aussi le Sidi Mofki a passé, son image s'est évanouie. Mais à
la place oii il est mort un tronc miraculeux est apparu qu'habite
son esprit. Ailleurs une pierre debout, pareille à nos menhirs
de Bretagne, dressée près d'une source, appelle les dévots à boire
à genoux au creux de leurs mains une eau qui les délivrera
d'un fléau redouté. Encore un Sidi Mofki, apparu et disparu
sans laisser d'autre trace de sa vie que la source jaillie à son
commandement et la pierre debout, blanche comme un fantôme.
Près de la mer on verra la fontaine des génies où les esprits
des Saints, le soir, s'assemblent et devisent ensemble de la
destinée des hommes.
Ici l'homme de la nature, de la campagne, le pauvre rural
dont nous suivons les pas a accompli le cycle étroit où tourne sa
pensée. Il est revenu à son point de départ et, quand le mara-
bout a posé sa tente sous l'olivier, déjà quelque tradition orale
désignait l'arbre à l'attention populaire, et si la source à laquelle
il avait bu était réputée pour ses enchantemens, c'est que déjà
les dieux rustiques l'avaient consacrée. La pierre debout avait
dans la nuit de l'histoire, reçu des sacrifices : autour de la fon-
taine des génies, les dieux païens, avant les saints musulmans,
s'étaient assemblés pour décider dans leurs muets regards du
sort des mortels. Qu'avait apporté l'invasion musulmane ? Une
conquête et non un apostolat : elle n'avait pas changé les habi-
tudes du cœur, ni déraciné la fleur antique et sauvage; la fleur
païenne que les conquérans au nom de Mahomet avaient fau-
ESQUISSES MAROCAINES. 99
chce du tranchant de leurs cimeterres renaissait fatalement sur
le sol islamisé. Les sources et les arbres sacrés devenaient les
sources et les arbres marabouts. Et dans le cœur ténébreux de
l'ignorant docile à la volonté de son maître et docile aussi aux
enseignemens de sa vie chétive se superposaient les deux
cultes : celui que de toute la ferveur de son âme il avait
embrassé et aussi celui-là même que, docile au Coran, il vouait
à la haine et à l'enfer.
Le pâtre passe avec son troupeau 1 II voit rougeoyer lo soir,
il s'arrête et, les bras étendus, la face tournée vers la Mecque,
il récite la dernière prière du jour. Puis il se penche et, dévol,
boit au creux de sa main une gorgée de l'eau maraboute, a la
source où, tout petit, son père l'a conduit.
Alors, dans le silence de la plaine, le passant d'Europe qui
cherche à entendre et h comprendre, peut saisir deux voix. Au
dernier rayon du jour, le prophète rappelle à sa créature que
Dieu est le maître de la lumière et des ténèbres et qu'il sied à
l'homme de prier, de se prosterner et d'adorer. Et dans le frisson
des aulnes, dans le bruissement des sources résonne le petit rire
des dieux antiques et rustiques, qui prenaient ici leurs ébats et
n'ont point été tout à fait délogés. Le pied de bouc du petit dieu
n'a pas laissé d'empreinte dans l'eau fuyante. Elle naît, renaît,
et s'écoule sans rien retenir des jours qui se sont écoulés sur
ses bords. Mais au cœur de l'ignorant, docile à toutes les
empreintes, le petit pied divin a laissé sa trace. Au livre du
passé musulman le pâtre n'a jamais lu, mais, non plus, il n'a
jamais effacé. Il porte toute une épigraphie sur ce cœiir qui ne
battra que le cours d'une vie et où nous lisons une histoire vingt
fois séculaire. Le marabout apportait sa chaîne mystique qui le
reliait au ciel, mais à ses mains qui promettaient le bienfait
les hommes forgeaient tout de suite une autre chaîne qui des-
cendait de plus en plus profondément au tréfonds tremblant
des âmes et reliait ensemble, pour en faire les auxiliaires du
bonheur, toutes les créatures de la terre conscientes et incons-
cientes, vivantes ou inertes, les arbres, les eaux, le sable, le
plomb qui fait les amulettes, les cailloux qui jetés au Sebou
conjurent la sécheresse. La sainteté et la puissance étaient par-
tout, excepté dans le cœur de l'homme qui courait égaré d'une
créature à l'autre dans le cycle infrangible. Un instant le
pauvre dévot avait cru saisir la chaîne mystique et s'ouvrir
100 REVUE DES DEUX MONDES.
les voies certaines de l'au-delà, mais plus sensible a ce qu'il
voyait qu'à ce qu'il ne voyait pas, il saisissait la chaîne d'en
bas, et pauvre, ignorant, solitaire, il se retrouvait après un
songe, agenouillé au bord des fontaines, les pas dans les pas
de ses ancêtres, comme eux n'adorant qu'un dieu de limon : le
marabout conjurateur des esprits.
Laissons le pauvre solitaire, et regardons le tableau que nous
a laissé l'héroïque Coppolani d'un jour de joie, d'un jour de
fête, l'Haïd El Kédir. Les coqs chantent et dans le frisson du
matin l'aurore s'annonce. Un fellah sort de son gourbi boueux,
il se dirige vers un monticule et le gravit de son pas régulier. Il
se place en face du soleil levant et récite la prière du fadjer. Ses
voisins tour à tour apparaissent et suivant ses pas le rejoignent.
Ensemble ils invoquent Allah-Taada. On dirait des prêtres
antiques célébrant le culte du soleil. Après la prière, ils s'assient
en cercle couvrant leurs pieds d'un pan de leurs burnous ; le
capuchon rabattu sur la tête, la tête appuyée sur l'avant-bras et
le coude sur les genoux. Alors, les yeux perdus dans l'espace,
ils contemplent en silence la lente fantasmagorie de l'aurore, les
colorations des nuages, l'éveil de la terre, le glissement de
la lumière dans l'ombre. Ce spectacle que nulle réflexion, nulle
spéculation n'épuise, leur est merveilleusement nouveau ; ils
sont devant lui passifs et heureux comme sont les arbres,
comme est la terre elle-même qui sent la fraîcheur de la rosée.
Ainsi, abîmés dans cette contemplation, ils sont comme les fan-
tômes humains qu'une obscure Erda verrait en songe, tandis
qu'elle roule dans l'espace portant en elle la mélancolie d'une
destinée invariable, sans but et sans jeu. C'est ainsi qu'elle doit
percevoir toutes ces créatures humaines dont elle sent pour
quelques jours les pas vivans effleurer sa robe et qu'elle porte
ensuite, pour les siècles couchés, immobiles, ensevelis dans son
sein. Mais nos fellah, plongés dans l'extase du silence, se
réveillent. Ce ne sont point des fantômes, les voici debout.
Musulmans pénétrés de la solennité du jour de fête et qui rient
à l'avance au plaisir de dépecer le mouton fumant et d'en
arracher les peaux croustillantes. S'ils ont choisi ce petit mon-
ticule pour y prier et pour y offrir tout à l'heure le sacrifice,
c'est qu'il y a ici un lieu consacré, non pas la Koubba classique,
mais la mzara, sépulture du marabout connu ou inconnu.
Quelques pierres superposées, un arbre isolé, peut-être seulement
ESQUISSES MAROCAINES. 101
un tertre un peu surélevé, ont été l'occasion' d'une légende,
d'une consécration. Un jeune homme apporte un bélier le plus
beau du troupeau, celui qu'un collier d'amulettes a préservé de
tout mal. Alors l'un des fellah déposant son burnous, un
genou à terre, prenant appui d'une main sur la corne recour-
bée du mouton, tire son couteau. L'animal tombe : le sang
coule. Celui qui n'a pas un bélier apporte son plus beau coq :
le marabout a besoin des ofirandes. L'humble sacrifice étant
accompli, les hommes se retirent pour vaquer à leurs travaux
en attendant l'heure du festin. Alors les femmes viennent à leur
tour, procession lente et blanche. Qu'ont-elles à offrir? Les
petits vases de terre, qu'elles font de leurs mains. Elles les
déposent en cercle sur la sépulture vraie ou supposée de l'être
bienfaisant et mystérieux qui a un nom ou qui n'en a pas, dont
le corps gît peut-être sous ces pierres, comme aussi elles ne
marquent peut-être que la parcelle de terre où, dans les cultes
anciens, le sang fut déjà répandu, le sacrifice offert aux puis-
sances invisibles, où des larmes furent versées, où des supplica-
tions furent proférées, humble temple qui a résisté au temps plus
que nos plus augustes édifices. Si ce nom de marabout n'était
pas sans cesse prononcé par des lèvres passionnées, si vous ne
lisiez dans les yeux des dévots cette ferveur islamique qui se
manifeste par la haine du chrétien, si le nom de Mahomet ne
résonnait pas à tout instant, on se croirait revenu au temps
d'Abraham, et les mêmes mots reviennent toujours aux lèvres :
paysage biblique! Les femmes s'en retournent, stèles vivantes;
les plis blancs des haïks sur leurs corps ont le poids de la pierre.
La plus jeune du cortège jette dans le dernier vase un grain
d'encens, et, sur la mzara, une petite fumée odorante s'exhale,
monte en spirales impalpables cherchant le ciel. A la même
heure, dans tout le Moghreb, tous les hommes, satisfaits d'avoir
vu couler le sang du mouton, découpent sa chair, la regardent rôtir
àlaflammedessarmens et s'engorgent. Les mystérieuses mzaras,
les tombes de tous les marabouts connus ou inconnus ont
recueilli les sacrifices et les offrandes : la terre a bu le sang
rouge, les fumées d'encens se répandent. Les marabouts sont
contens. Mais dans ces cortèges de dévots de plus anciens
qu'eux ont reconnu leurs fidèles : les dieux du paganisme ont
reçu les mêmes sacrifices, respiré les mêmes fumées ; ils
goûtent leur secrète immortalité.
102
REVUE DES DEUX MONDES.
Gomment les cultes se sont succédé sur cette terre africaine
où tant de lieux sont muets pour l'histoire; comment les
légendes se sont transmises et transformées, comment elles ont
reçu une sorte de baptême islamique, c'est l'affaire de nos
savans et de nos chercheurs. Ils ne nous ont pas manqué : ils
nous laissent et nous donnent encore leurs admirables et patiens
travaux. Ils nous disent à quelle souvenance relier le sacritice
du bélier et celui du taurillon noir et les noms des légions de
dieux champêtres, qui protégeaient les familles. Dans la
position des pierres de la mzara, dans la forme de la
pierre levée, ils reconnaissent la figure d'un siècle, ils
retrouvent dans le chemin que suit le pâtre, l'attraction
secrète qui le ramène à l'immémorial passé. On voudrait
n'avoir écrit ces lignes que pour susciter des lecteurs aux
travaux de M. Douttée, de M. Rinni, de Goppolani, qui paya de
sa vie ses audacieuses recherches dans le fonds des secrets isla-
miques, de M. Salmon, mort prématurément et qui a laissé si
modestement ses précieuses notes dans les archives marocaines.
Ceux qui veulent vraiment voir autre chose que la sente aride,,
les processions blanches, les douars clos comme des rucheâ
d'abeilles, qu'ils lisent ! Alors les longues étendues de plaine
déserte, si monotones au voyageur, s'animent : la terre parle,
les hommes impassibles, les femmes cachées dans les haïks,
muettes comme les spectres, les pierres, les arbres, les eaux,
les petits dômes, tout vit, tout a un nom.
Nos savans, ils ont attendu le marabout, l'ouali, le saint,
quand il arrivait au village, le Livre Saint dans sa besace. Ils
l'ont vu, portant sur ses épaules, le mezoued contenant la galette
de pain noir, les figues et les olives. Il tenait accroché à sa
ceinture le long tuyau de fer blanc où était roulé le parchemin
prestigieux, l'arbre généalogique, talisman des talismans
contrôlé souvent pour un peu d'argent par l'autorité officielle.
Comme tout était facile ! Pour donner ou pour rendre la ferveur
islamique à un lieu qu'habitaient déjà les génies, où les talis-
mans, les augures, les présages réglaient depuis toujours la vie
des hommes, il n'avait qu'à en prendre possession au nom du
Prophète. Point n'était besoin de renverser des autels ou d'édi-
fier des temples. Nulle théologie précise ne venait se substituer
à des conceptions définies. L'ouali apparu comme par miracle,
établi sous sa tente uu lieu qu'une légende chère consacrait,
ESQUISSES MAROCAINES.
403
attendait l'efiet sûr du mystère attaché à sa venue, à sa per-
sonne. Et le fellah pour obéir à cette attraction, n'avait qu'à
suivre le chemin déjà familier, il y venait à pas plus fermes
et plus pressés sachant que, là où il avait tant de fois invo-
qué les génies invisibles, un être humain enfin l'attendait,
l'écouterait et lui répondrait. L'ouali disait « Dieu est Dieu, » le
fellah, ses yeux flambans et dociles fixés sur les yeux de son
maître, répétait Dieu est Dieu, u Fais l'aumône, disait le mara-
bout. Nourris celui qui t'apporte la parole divine et détient la
baraka. Allah te bénira. «Elle fellah apportait à l'ouali le bélier
aux belles cornes, le coq blanc, comme son père les portait avant
lui devant la pierre levée, ou le petit tumulus de terre. Il s'en
retournait remercié et béni croyant avoir vu enfin de ses yeux
mortels celui dont il avait tant de fois invoqué l'esprit invi-
sible. Comme une forme nouvelle se coule dans les moules
anciens, le culte qu'enseignait le marabout et ensuite le culte
du marabout lui-même s'infiltrait dans les âmes, dans les choses,
dans la terre elle-même.
Le paysan isolé dans la plaine ou retiré dans sa montagne,
pouvait-il savoir quand il aidait l'envoyé à poser sa tente que
ses mains coopéraient à la construction de la citadelle isla-
mique, où l'âme africaine allait se retrancher, farouche, immo-
bile? Pauvre, inculte, il n'avait pas comme les Hébreux adoré le
veau d'or, ni sculpté dans la pierre ou le bois les dieux que le
Prophète abhorre, et contre lesquels le Livre jette le perpétuel
anathème. Pour cet enfant de la nature, le changement était
invisible et presque insensible. Si le marabout ne tolérait pas
les dieux, il tolérait toutes ces hordes d'esprits qui assiègent une
âme et la font se rendre à merci. Du paganisme à l'islamisme
ainsi compris il n'y avait que l'ombre d'une ombre. Il n'y a de
Dieu que Dieu, balbutiait le fellah, retournant à son gourbi par
les chemins incertains. Mais sur son cœur il serrait les amu-
lettes et les talismans que l'ouali lui avait donnés. Il y contem-
plait avec vénération les hiéroglyphes que l'ouali y avait ins-
crits. Dans toutes les heures de danger, il y portait sa main
tremblante. Le vrai Dieu, l'Unique était dans le petit sac de
cuir. L'enfant du fellah, dès que ses doigts incertains voulaient
saisir un objet, trouvait sur sa poitrine, pendu à une petite
cordelette, l'enveloppe où étaient enfermées sous une forme indé-
chiffrable les formules et les prières qui le liaient h une reli-
104 REVUE DES DEUX MONDES.
gion dont il n'aurait peut-être jamais qu'une vague notion. II
n'importait pas de savoir, mais de croire et, surtout, d'obéir.
Toute sa vie, le mystérieux serment de fidélité au prophète, de
haine au chrétien, d'esclavage au marabout et aux esprits, l'en-
fant allait le porter dans les sachets triangulaires, dans les tuyaux
en roseau, en corne, en fer blanc. Il était voué. Son âme n'était
plus que le petit jouet de la volonté d'un autre et peut-être de
ses folies. Eùt-on trouvé sur son cadavre (car la mort seule peut
l'en dessaisir), les fragmens de parchemin, en vain eût-on essayé
d'y lire. Le marabout y inscrit les formules en caractères vides
de sens. Ainsi l'infidèle ne les connaîtra point. Seuls les esprits,
pour qui elles sont faites, les lisent, comprennent les adjura-
tions, les conjurations enchevêtrées en un labyrinthe où les
yeux et la pensée s'égarent; ils ont dicté les sermens farouches,
les menaces, les prophéties, le mystère des nombres cabalisti-
ques. Avec joie ils reconnaissent les imprécations funèbres qui
appellent la mort contre celui qui tenterait de troubler leur
royaume. Ils le tiennent, le musulman iconoclaste, le fils jaloux
du Dieu jaloux. Et si le bon et fidèle musulman réservait à
l'Ange Gabriel, sur sa tête rasée, une mèche de ses cheveux
pour être emportée au Paradis de Mahomet, il livrait son cœur
sans défense aux hommes qui se faisaient dieux et aux légions
noires des démons.
Ainsi rien n'était changé, les petits-fils de Mahomet par
Fatma, sa fille chérie, avaient eux-mêmes des petits-fils qui
avaient eux-mêmes des descendans; à la polygamie païenne suc-
cédait la polygamie musulmane, à l'ignorance antique, l'igno-
rance présente et les esprits de la nature sollicitaient comme
autrefois les enfans de la nature do ne pas s'éloigner d'eux. Ils
les tenaient dans cette alternance de crainte et d'espoir que
donne la présence reconnue d'une puissance invisible et despo-
tique. Mahomet, qui avait dit tant de fois : je ne suis que l'en-
voyé de l'Un, devenait le Dieu vivant présent en ses descen-
dans et prince aussi des puissances d'en bas. Les tombeaux des
marabouts morts se multipliaient et les marabouts vivans pul-
lulaient. Selon leur naissance authentiquement ou fallacieuse-
menl chérifienne, selon la contrée où ils étaient nés, leur degré
de culture, leurs tendances personnelles, ils étaient riches ou
pauvres, vertueux ou vicieux, disposés à faire l'aumône ou cyni-
quement à l'exiger. Ils ne relevaient d'aucune autorité, d'aucune
ESQUISSES MAROCAINES. 105
règle, l'Esprit soufflait en eux et le nom du Prophète leur ser-
vait d'égide. A leur voix, les dévots accouraient, ils les menaient
dans les ombres. Le royaume de Dieu n'est ni dans le ciel, ni
sur la terre, il est dans le cœur de l'homme. Là seulement, dans
le mystère du cœur purifié, croît le tronc triomphant dont les
rameaux touchent le ciel. Né sacré, délivré du mal, le marabout
s'asservi.ssait les âmes de par les droits d'une sainteté absolue,
inaltérable, indépendante de l'idée de mérite ou de démérite
contre laquelle nulle force humaine et nulle raison ne prévaut
et dont la présence redoutable, survivant à la mort, se fixe
éternellement dans un tombeau.
Mais le jeu naturel de la vie, l'expérience quotidienne, le
flair politique dont est si naturellement doué celui qui veut
commander dans un pays mal gouverné, oii les âmes sont à
prendre, faisait souvent comprendre au marabout que. bienfaisant
et secourable, il aurait une puissance d'attraction plus forte et
laisserait dans les mémoires un souvenir plus cher et plus
long. Et plus d'un entrait vraiment dans son rôle de chef
et de bienfaiteur, largement payé de ses velléités généreuses
par le prestige qu'elles lui valaient, par l'extension de sa
renommée, par les dons volontaires qui affluaient à sa demeure,
par le rayonnement d'amour et d'influence qui émanait de sa
personne et faisait naître partout l'enthousiasme et le bonheur.
Et si les uns, impunément menteurs, vivaient de l'imposture des
miracles ou se complaisaient dans le demi-délire de la joie et
la léthargie de l'abrutissement, d'autres devenaient vraiment
des chefs, des patrons, prenaient possession de milliers d'âmes
en peine qui ne demandaient qu'à être prises ou conduites.
Entre les exactions du caïd qui prenait tout et ne donnait rien
et les pieuses exigences du chcrif qui ne recevait que pour
rendre en largesses spirituelles et temporelles, le pauvre n'hé-
sitait pas. Il donnait son argent au caïd, mais au chérif il re-
mellait passivement, passionnément sa personne. Au-dessus de
ces multitudes qui venaient à lui, le vrai chérif se haussait
assez pour devenir une puissance avec laquelle comptent les
plus grands de ce monde, le Chérif des chérifs,le Sultan lui-
même, qui s'appuyait souvent sur son pouvoir spirituel pour
imposer l'obéissance ou le tribut dans les régions difficiles où
le pouvoir polititique et lointain était ignoré ou méconnu.
Ainsi s'établissait non une hiérarchie, mais une gradation du
106
REVUE DES DEUX MONDES.
marabout le plus élevé en sainteté, en pouvoir, au marabout
fallacieusement thaumaturge, demi-fou et demi-sorcier. Et le
système musulman mal dégagé du système païen s'était ainsi
formé qu'autour de Mahomet gravitaient toutes ces saintetés,
toutes ces dévotions encore pénétrées de l'anthropolâtrie et de
l'idolâtrie que le prophète de l'Un avait voulu abolir. Lui, le
destructeur des dieux, il avait enfanté des dieux, des dieux sages
et attentifs, et des dieux difformes, des dieux séparés de l'hu-
manité par cette sainteté qui les mettait hors la loi et les sacrait
incorruptibles, des dieux parfois aussi incapables et aussi
insensibles que les idoles de bois que le Prophète avait renver-
sées de ses mains indignées sur les autels de la Mecque dans
le Temple d'Abraham.
Voyez aujourd'hui à Tanger, sur la voie bordée d'aloès,
aiguës et lisses comme des épées, une foule d'hommes en bur-
nous blancs et en djellabs de poils de chameaux faire cortège
au chérif d'Ouezzan. Mouley Ali, fils d'Abelsalem, descendant
du Prophète, droit sur sa mule, chemine au pas, les pieds im-
mobiles engagés dans les grands étriers d'argent. 11 va, la tête
un peu rejetée en arrière pour bien montrer au peuple sa face
grave, un peu bronzée. Ses yeux clos ne dispensent aucun
l'égard. Retiré dans sa lointaine grandeur, il semble ne perce-
voir ni les clameurs d'adoration, ni les baisers dévots effleurant
ses pieds sacrés. Le pan de son burnous rejeté sur l'épaule se
prête aux attouchemens des mains avides qui croient y saisir
quelque effluve de sainteté. Il va, dans le murmure des louanges
et des prières. Pas un tressaillement de sa face ne doit trahir sa
fatigue ou son orgueil. Il converse avec les cieux, absent de ce
monde. C'est bien l'idole, impassible comme la statue aux yeuj^
d'émail qui recevait sur ses pieds glacés les baisers des anciens.
Il ignore ce peuple qui presse sa mule et au-dessus duquel il
est porté comme une statue sur son piédestal. Il sait que plus il
semblera lointain, inaccessible, plus il semblera divin, absorbé
dans le rêve hiératique, communiant avec la puissance d'en
haut restée visible en sa personne. Les tapis jetés sous ses pas
sont enviés par ceux qui voudraient lui faire un tapis de leurs
corps. Il revient après une absence, il est allé dans ses provinces
spirituelles récoltant les ziara. Aux flancs des mules qui forment
son convoi, les sacs de douros sont pleins. Derrière lui vient son
fils, héritier de la Baraka, qui apprend son rôle de prince spiri-
ESQUISSES MAROCAINES. 107
tuel. L'enfant monté sur la petite mule est gardé par les grands
esclaves noirs qui frayent à coups de trique sur le peuple trop
dévot un chemin à leur maître. La grosse tête ronde de l'enfant
est déjà coiffée du fez et par-dessus ses cottes pend le burnous
blanc dont les pans s'oiïrent déjà aux mains pieuses. Il a déjà
cet air un peu fermé des jeunes princes dressés trop tôt aux
gestes d'une étiquette lassante. Quel attendrissement dans les
regards, dans les bénédictions véhémentes des femmes massées
sur le chemin. Elles entr'ouvent le haïk pour mieux contempler
le père et le fils marabouts, l'espérance vivante ; celui dont
la longue dynastie représente l'éternité du passé et de l'avenir.
L'enfant ferme les yeux comme son père et entre inconsciem-
ment dans son rôle d'idole aveugle et complaisante. La vieille
''réature qui se traîne hors de sa masure pour venir baiser le
pan du burnous ou toucher de ses doigts tremblans la petite
babouche voit-elle en cet enfant muet-aveugle une puissance
bien différente de celle qu'elle a appris, au cours de sa vie misé-
rable, à sentir, à redouter, cette puissance aveugle de la nature
que rien ne peut fléchir, qui dispense le froid et le chaud, les
déluges qui pourrissent la terre et les ondées qui la rafraî-
chissent. Le père et l'enfant deviennent l'incarnation vivante de
tous les obscurs rêves qui ont, au cours des siècles, hanté l'esprit
des faibles hommes au sujet des dieux. Car ce ne sont pas des
saints, ce sont vraiment des dieux. Le saint conquiert le
paradis et le dieu y est né, il y demeure d'un droit imprescriptible :
ses actions ne seront pas pesées au jour de la justice. Il est
parce qu'il est. Ses premiers vagissemens faisaient déjà partie
des mystérieux murmures de l'au-delà que le fellah croit entendre
dans les bruit inouïs de la nuit, dans les battemens d'ailes des
grands oiseaux qui passent en migrations au-dessus des douars
comme une légion volontaire d'esprits qui va vers un but
certain. Les plaintes, les rires, les cris de l'enfant marabout
avaient un sens caché que n'ont pas les plaintes et les rires des
enfans des hommes. Ils répondaient au bruissement des grandes
asphodèles que le vent courbe toutes en même temps et qui
semblent frémir de crainte sous une voix souveraine, aux sin-
guliers appels des coqs à l'aurore, au chuchotement des ruis-
seaux, à toutes ces voix secrètes, éparses, inquiétantes. Le
petit marabout faisait partie de ce monde éternel qui n'a pas à
répondre de ses caprices et courbe l'homme sous ses lois. Si une
108
REVUE DES DEUX MONDES.
saine tradition de famille, l'intelligence naturelle, le goût de
domination réfléchie, et l'ambition de traiter de puissance à
puissance avec les grands l'emporte, enfin, si dieu il devient
homme, tant mieux ; là où il régnera il fera un peu justice, il
suppléera à l'absence d'une autorité établie, il apaisera les que-
relles. S'il demande et reçoit les aumônes, il les rendra en lar-
gesses. Sa maison sera l'abri du pauvre et le grenier de celui
qui a faim. Toujours les galettes de pain sans levain, les couss-
couss fumans sous les couvercles pointus de bois bariolé seront
prêts pour le pèlerin : les ziara reviendront à ceux qui les auront
données. On reconnaîtra la maison du Chérif, au va-et-vient de
pauvres hères. Les aveugles portant bâton et besace y monte-
ront à pas tremblans, au-dessus d'elle voleront les milliers de
colombes attirées par le grain sans cesse répandu. Elles se mul-
tiplieront dans ces jardins d'abondance, et de loin leurs tour-
noiemens, qui jettent des éclairs bleus, leurs roucoulemens
tendres signaleront la maison bénie où l'aumône attend le
pauvre. Le marabout, le chérif sera riche, mais riche pour
donner et dans ses mains les humbles offrandes, les petites
pièces hassanes, les jarres d'huiles, les pannerées d'olives sem-
bleront se multiplier à miracle. Et vraiment, pour avoir donné
un épi, le pauvre qui le soir trouvera une place autour du
cousscouss, une natte la nuit pour s'y coucher, un coussin de
cuir pour reposer sa tête, se sentira béni et payé au centuple.
Ainsi, le petit enfant qui monte derrière son père, les yeux
fermés, par la voie bordée d'aloès, sera devenu le marabout clas-
sique, le vrai chérif qui reçoit des mains paternelles une tradition
raisonnable et respectable. S'il se prête aux dévotions rendues
à sa personne, s'il se raidit et s'isole dans l'attitude d'un dieu
lointain, c'est pour répondre aux aspirations intimes de son
peuple en qui cgtte sensation de la distance avive la joie de
contempler un envoyé du ciel. Ce devoir rempli, le chérif sait
très bien ouvrir les yeux, compter les ziaras, les répartir en
gardant pour lui-même la plus riche part; il sait calculer tous
les élémens de son pouvoir et, selon son intérêt, servir l'auto-
rité suprême ou se dresser en face d'elle. Il sait aussi mettre
bas les armes devant le chrétien, ayant tout à gagner, devant
l'autorité large et juste qui s'établit en souveraine civilisatrice,
à se faire son auxiliaire, pour ainsi dire, son lieutenant et son
pensionné. Devenu son serviteur, il demeure le maître de la
ESQUISSES MAROCAINES. 109
foule : la baraka est sur lui. Devant le signe invisible la violence
cède ou négocie.
Mais au-dessous de lui quelle série s'enchaîne et où en est
le terme, pour ne parler que des hommes! Le petit gnome aux
yeux saillans, aux membres tordus qui regarde sauter, sur sa
poitrine, les petits sachets de cuir et se balancer sur son ventre
les flûtes de roseau, c'est aussi le marabout. On le voit dans les
dilfas apparaître, se dandinant, clopinant et chantant. Sa pré-
sence apporte l'élément d'étrangeté et d'inspiration triste que
donnait autrefois la venue des nains et des fous dans nos
festins. Tout lui est permis. Par dessus l'épaule des convives
le marabout plonge la main dans leur assiette, ou, s'appro-
chant du méchoui, il en déchire le lambeau le plus appétissant
qu'il fait craquer sous sa dent. Faisant la ronde, il mendie un
peu de tabac. Dévotement, ses fidèles satisfont ses désirs, et
si quelque étranger, un chrétien, est présent, ils répriment à
l'avance par leur gravité défiante, toute question incongrue,
tout sourire. Si la filiation du pauvre descendant de Mahomet
n'est pas rigoureusement établie, qu'importe? c'est le pays de la
tradition orale, des légendes, des on-dit. On révérait le père du
marabout et le père de son père et toute la contrée est impré-
gnée de leur sainteté. Une génération a murmuré et légué
vaguement à l'autre des récits de miracles. Ses étrangetés le
désignent à l'attention des fidèles. Chez les êtres simples,
dépourvus de logique, tout en sensations extérieures, les
associations d'idées se font simplement par des associations
d'images. Ils s'en tiennent à ce que leurs yeux enregistrent et les
mêmes manifestations extérieures entraînent chez eux les
mêmes conclusions. Qu'un pauvre diable, sans feu ni lieu,
s'en aille errant, clamant le grand nom d'Allah et proférant
des discours inintelligibles, c'est qu'il communique avec l'au-
delà. Qu'on le voie à genoux battant la terre de son front,
c'est un saint homme. Qu'il mendie, l'aumône lui est due. Qu'il
aille la tête branlante, les yeux vides de regard, riant d'un
grand rire aigu qui semble secouer ses épaules, c'est qu'il voit
ce que les autres ne voient pas, et entre dans la joie céleste
ignorée des mortels. Qu'il pleure, qu'il gémisse, il voit les maux
à venir, sa plainte est une prophétie sinistre. Qu'il se couche à
terre, vautré dans le sable, c'est que les esprits ont abattu son
corps et l'habitent. Le marabout c'est celui qui n'est déjà plus
110 REVUE DES DEUX MONDES.
de ce monde : qu'il meure, il sera enfin rentré dans son
royaume. Qu'une femme enfin, en ce pays de pudeur farouche,
se montre nue sur le souk, qu'elle y rampe comme une bête
au milieu des pastèques, des oranges, des clioux, des tas de char-
bons et des ferrailles, qu'elle pousse des exclamations rauques,
elle est acceptée et vénérée. A toute heure on la voit, gaupe
sans forme, sans nom ; dans sa crinière noire se mêlent les
détritus du souk, un sombre esprit l'habite ;elle rôde autour des
chevaux et des mulets. C'est la divinité changée en bête. Elle
est marabout. Sur le souk, elle y vieillit noire et horrible et
sacrée.
Sommes-nous donc, en une simple promenade autour de la
ville musulmane, la plus accessible et la plus banale, en ou-
vrant les livres les mieux connus, r^rrivés à une conception de
l'islamisme si différente de celle que nous en donnait le tableau
vivant si beau, si régulier? En rentrant par la porte rose ogivale,
ne verrons-nous pas le muezzin sur son minaret rappelant aux
fidèles qu'Allah est Allah et Mahomet son prophète ? Ne ver-
rons-nous pas les beaux marchands en burnous blancs, dignes
et impassibles, monter à la mosquée ; les nobles et orthodoxes
ulémas ne passeront-ils pas en portant sur leurs visages le
dédain magnifique que leur inspire leur infaillibilité? On
croirait n'avoir pas écrit ces lignes en vain, si l'on avait fait
comprendre avec quelle facilité une religion, qui n'établit pas sur
la pureté de la vie intérieure la notion de la sainteté, se déforme
et ramène les âmes aux ténèbres primitives d'où un instant elles
avaient cru sortir. Le beau et l'horrible se touchent et se
suspendent à la même origine. Les âmes voient de leur prison
filtrer la lumière, elles se précipitent vers l'issue, — et pour des
milliers d'entre elles la porte se referme, elles demeurent dans
cette nuit sans fin ; elles s'y complaisent, elles y sont nées, elles
savent, comme les aveugles, y marcher à tâtons, interprétant
tous les sons, toutes les lueurs, tous les signes perceptibles aux
sens, qui peuvent les aider à percer le mystère de leur des-
tinée.
Voyez le beau jeune homme, bien pesant sur sa mule, qui
passe suivi d'un long convoi de serviteurs, de femmes et
d'esclaves. C'est un marchand cossu : cela se voit aux belles
lames rayées de soie de son burnous, aux ballots d'étolTes
juchés sur les mules, au collier de grelots qui sonnent au cou
ESQUISSES MAROCAINES. 111
de sa monture. Que porte-t-il en croupe? Une sorte de loque
humaine, un mannequin de son, que l'on a hissé avec peine en
travers de la selle, et dont on voit pendre les jambes noires
flottantes sous les guenilles. La tête repliée sur la poitrine est
secouée au pas de la mule ; les cheveux gris et longs sont
hérissés comme les poils d'un balai. Le jeune marchand, si
grave, si beau, avec sa face placide dans le collier de barbe
noire, porte avec lui son marabout, son talisman vivant. Le soir,
à l'étape, quand se seront évaporées dans le vent froid du soir
les odeurs de graisse sucrée et d'huile, quand se seront tus les
chants et les grincemens de guitare, on verra le pauvre être
roder autour des tentes et se nourrir des miettes tombées de la
diffa. Il entassera précieusement dans sa giberne les chiffons,
les bouts de papiers qui se distribueront un jour en reliques.
Il couchera à la belle étoile, sur une petite natte, la tête sur les
fougères. Nul n'a cure de sa vieille carcasse qui a subi le froid,
le chaud, la dégradation de la misère et de la vieillesse. Sa peau
est dure et noirâtre; il ressemble aux grimaçantes statues de bois
qu'adoraient les vieux païens et que le temps fendillait. Nul ne
sait 011 il est né; épave de divinité, il participe encore aux privi-
lèges des dieux, semble né pour vivre toujours. Quand les voya-
geurs seront tous endormis et que les bougies seront éteintes
sous les petits cônes de toile, quand le silence planera sur le camp,
on entendra un étrange chant de flûte : des sons spasmodiques,
des sifflemens qui ressemblent au hululement doux des vents
tièdes, aux appels des cormorans. C'est le marabout, le derviche
qui souffle dans ses roseaux. Son âme démente s'exhale en sons
fantastiques, qui ont tous les caprices et toute la tristesse des
esprits de la nuit. Le voyageur qui s'endort, bien enroulé dans
ses burnous, la tête sur les coussins de cuir, après le fumeux
repas, entend le chant étrange et familier. C'est pour lui comme
une émanation de la vie qu'on ne voit pas et qu'on ne comprend
pas, une communication avec le monde mystérieux qui l'envi-
ronne. Le marchand dort, mais son marabout chante et prie : le
son du roseau est apaisant et doux comme si l'haleine tiède du
vent le traversait; il monte incertain, tremblant dans l'espace
nocturne, il tremble comme tremble la lumière des étoiles, et
comme tremble la petite flamme que le malade aime à sentir
près de lui, qui rassure son âme dans la longue nuit hantée
de tristes songes.
112
REVUE DES DEUX MONDES.
Demain, en arrivant à la ville des palmiers, des sables d'or,
terme de son voyage, le beau marchand cossu, au pas ferme, se
rendra la tête haute, à l'appel de l'iman, à la mosquée. Dans la
grande cour découverte, où le soleil tombe d'aplomb, il fera sa
prière et ses ablutions rituelles. Ses yeux se poseront, orgueil-
leux, sur les arabesques familières et sur les versets du Coran,
creusés dans la pierre au pourtour des pilastres. L'odeur des
jasmins tressés dans les nattes, dilatera pieusement ses narines,
embaumera son cœur. Il se Sjsntira heureux et glorieux au
milieu de ses correligionnaires, accomplissant avec exactitude
tous les rites du culte raisonnable et clair qui lui a, depuis son
enfance, enseigné ses devoirs, ses droits et défini ses espérances.
C'est sa religion virile. Elle lui montre, dans la clarté d'un ciel
dont ses yeux ne soutiennent pas à toute heure l'éclat, le Dieu
unique, le Dieu savant et sage dont la splendeur impérieuse
chasse les douteux esprits de ténèbres comme le soleil, faisant
irruption dans le royaume de la nuit, chasse les ombres.
Mais combien de fois notre marchand s'est-il trouvé seul au
cours de rêveries passives quand il allait de la ville à son jardin,
ou d'un marché à un autre, à petites journées, livrant son âme
à toutes les impressions du chemin I Combien de fois a-t-il posé
sa tente et s'est-il endormi le soir n'ayant rien vu que les champs,
la plaine, les ondulations infinies des montagnes, n'ayant rien
senti que la brûlure du soleil, et la froideur du soir, l'appétit
de boire, de manger, de dormir! Les voix des gardes, des
« assassas » qui s'espacent en un cercle autour du camp, s'ap-
pellent l'une l'autre dans la nuit en cris stridens : elles le gardent
des brigands qui surgissent tout nus, frottés d'huile, afin de
glisser comme des couleuvres hors des mains qui les saisiraient.
Mais qui le garde des doutes, des frissons, des fantômes de la
nuit? Oui, il est un bon musulman, il sait par cœur maint
verset du Coran et, quand on lui parle du chien de chrétien, il
dresse la tête et jette des regards de défi. Mais les formules
monotones et brèves ne s'insinuent pas dans les derniers replis
de son âme.
Toujours contempler, le soir, la descente du soleil vers le
bord de la plaine, voir surgir des gloires de lumière annoncia-
trices d'un paradis qui s'évanouit dans les ombres. Toujours
rêver, la longue pipe aux lèvres, couché sur le divan mince au
seuil de la tente, regarder le crépuscule qui couvre d'une
'«*
ESQUISSES MABOCAINES. 113
cendre impalpable le ciel et la terre. Toujours Voir une à, une
dans les nuits diverses, tantôt pâles et frissonnantes, tantôt fixes
et flamboyantes comme des yeux divins dardés sur lui, s'al-
lumer les étoiles. Toujours subir l'obsédante allernance du jour
et de la nuit, n'avoir au cours des longs jours de route, d'autre
attente que celle de voir les deux faces du monde, la terre et le
ciel, se succéder et s'opposer l'une à l'autre dans le champ de la
vision, l'une avec ses variations, ses caprices constans, l'autre
avec sa régularité, impassible et souveraine, c'est de quoi
déborder de toutes parts en rêveries obscures, en sensibilité reli-
gieuse, presque physique, ce que l'affirmation du dogme unique
et la connaissance d'un seul livre a de trop concis. Autour de
cette âme qui fait un faible effort pour s'élever dans la connais-
sance et le culte du divin, il y a comme une frange qui pend
sur la terre. Au reste, si le culte du pauvre fellah pour le mara-
bout dominateur s'explique par la longue continuité de sa vie
rudimentaire, la révérence de notre beau marchand maure,
musulman actif et convaincu, pour le pauvre marabout-esclave
qu'il couche, véritable poupée de son, en travers de sa selle,
n'est pas inexplicable. Si l'on s'en tient aux apparences, il
semble qu'un monde de civilisation et de culture sépare le
pauvre loqueteux, l'homme du troupeau humain, de ce mar-
chand riche, qui commande à des esclaves. En réalité, dans ces
contrées où l'homme n'a dominé la nature, ni par la force, ni
par la science, riche ou pauvre, faible ou puissant, il demeure
l'esclave de son ignorance ; la vie du riche et celle du pauvre
se ressemblent, leurs âmes aussi. Si notre marchand cossu, qui
a des douros plein sa ceinture, suppute les marchés avantageux
qu'il fera demain à Marrakech en palpant les esclaves à
vendre, il n'a guère dépassé en notions raisonnables le pauvre
fellah qui suppute le prix de la poule qu'il vendra au souk.
Qu'a-t-il appris ? à échanger des denrées contre des douros et
des douros contre des denrées. A l'étranger qui sonde son savoir
il explique gravement que la terre est portée sur la corne d'un
bœuf: il lui montre, inscrite sur un petit carré de satin vert, la
série des nombres en lesquels il a foi et dont la combinaison
assure le triomphe de sa religion, de sa race, sur l'envahisseur.
Toute son orthodoxie musulmane ne l'a pas aff'ranchi de sa con-
dition d'homme inculte à qui nulle formation intérieure n'a
révélé l'intuition juste des vérités essentielles à la vie. Il
TOME XVII. — 1913. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
demeure, comme le fellah, un enfant, un enfant plus fort etplus
libre qui s'aventure et s'égare en des songes plus faux. Le
culte autoritaire qui plie sa volonté et commande ses gestes est
sur lui comme une armure : il ne protège pas son âme. Gomme
nous-mêmes, après une nuit angoissée, demeurons, même devant
la rassurante réalité, tout épeurés d'un songe, lui, malgré la
précision de son dogme, connaît les heures d'incertitude, d'obs-
cure angoisse où Dieu se cache et où l'homme est seul. 11 cons-
tate la puissance des hasards, la souveraineté de la souffrance
et de la mort. Il est musulman, il lit à même le beau livre plein
d'ardeur et de sagesse, révélé par les anges, mais on dirait que
demeure en lui le songe inquiet d'une humanité primitive
qu'une révélation religieuse n'a jamais pleinement rassurée.
Tandis qu'il affirme sa foi, ce songe craintif se poursuit en lui;
aux heures troubles il en est dominé. Alors se déclanche une
sorte d'automatisme spirituel où son âme, dans ses êtres
mineurs, continue à vivre de ce que la raison dément ou
interdit.
Le silence règne sur le camp. Le marchand a fait sa prière.
Tous ses serviteurs l'ont vu, dans ses voiles blancs, sa face
grave tournée vers la Mecque, réciter la formule rituelle. Ils
l'ont répétée après lui. Le croyant raisonnable a rempli son
devoir. A présent tout dort, et la nuit est pleine d'étoiles.
Si le vent souffle, si une rumeur alarme le camp, si quelque
pressentiment inquiet trouble les dormeurs dans leurs rêves,
les dormeurs se rassureront. Ils entendent dans la nuit tiède
s'égrener des sons familiers. Initié aux manifestations de la
nature passive, couché en guenilles sur la terre nue, inconscient
de la nuit, du jour, des heures, mystérieux fils de l'au-delà,
frère du dernier génie de nos âmes, celui qui veille encore
tandis que nos sens sont endormis et que notre raison s'égare
dans les rêves, le pauvre marabout souffle dans ses roseaux.
Claude Boringe.
MONTAIGNE EN ANGLETERRE
I
On sait combien a été profonde l'influence de Montaigne en
France. Plus de cent éditions des Essais y ont été publiées
depuis la mort de leur auteur. Les générations successives y
ont puisé tour à tour les enseignemens qui leur convenaient,
chacune les interprétant à sa manière, celle-ci cherchant en
Montaigne un modèle de sagesse pratique, celle-là faisant de
lui un sceptique, cette autre encore considérant en lui surtout
l'artiste et le dilettante. Elles l'ont ainsi sans cesse refait à leur
image et comme habillé à la mode du jour, si bien que, en
dépit de sa langue vite vieillie qui tendait à le reléguer dans le
passé, sa pensée est toujours restée vivante et agissante parmi
nous. A toutes les époques il a compté de nombreux disciples
et l'on n'ignore plus aujourd'hui que beaucoup de grands écri-
vains comme Charron, Pascal, Bayle, Voltaire, Rousseau,
d'autres encore, ont contracté des dettes importantes, quoique
de nature très différente, envers les Essais.
Ce qu'on sait moins, c'est que hors de France, en Angle-
terre, cette influence de Montaigne a été, je ne dirai pas égale
à ce qu'elle était chez nous, mais encore très considérable. C'est
un fait bien digne d'attention que la faveur dont il a toujours
joui auprès du public anglais, disons même du public anglo-
saxon, car, par la voix d'Emerson, l'Amérique lui a payé, elle
aussi, un large tribut d'admiration. Tandis que les écrivains
allemands, italiens et espagnols ne citent que rarement son
116
REVUE DES DEUX MONDES.
nom, on le retrouve partout dans la littérature anglaise, et son
influence y est sensible sur plusieurs auteurs. Je ne dirai pas
qu'en Allemagne les admirateurs ont manqué à Montaigne :
il en a eu et de fort grands. Un individualiste comme
Nietzsche, qui faisait de la culture du moi le précepte unique
de la morale, et qui n'a jamais écrit que des compositions
détachées à la manière d'essais, ne pouvait pas manquer de
l'apprécier hautement. Ni Schopenhauer, ni Gœthe ne l'ont
méconnu. Mais, en général, avec un de leurs historiens de la
philosophie, les Allemands voient volontiers en lui un esprit
ouvert, une belle intelligence à la française, non un philosophe.-
Les Anglais, au contraire, le considèrent volontiers comme
l'un des plus puissans excitateurs de la pensée moderne, et,
avec Hallam, ils saluent en lui l'un des plus grands maîtres
de la littérature européenne.
En Allemagne, plus d'un siècle et demi s'est écoulé avant
qu'il ne rencontrât un traducteur, et c'est seulement au milieu
du xviii® siècle, au temps où la philosophie de Voltaire mettait
le scepticisme français à la mode dans les petites cours alle-
mandes, que Boden le mit à la portée de ses compatriotes.^
Dès 1603, c'est-à-dire huit ans seulement après la publication
de la première édition complète, Florio avait déjà traduit les
Essais en anglais, et, si nous l'en croyons, sept ou huit de
ses compatriotes avaient avant lui tenté la même entreprise.
Sitôt que la traduction de Florio parut vieillie de tour, avant
même la fin du xvii® siècle, car les livres vieillissaient vite en
ce temps où la langue et le goût se transformaient plus rapi-
dement qu'aujourd'hui, elle fut remplacée par une autre, la
célèbre traduction de Charles Cotton. Celle-ci fut réimprimée
jusqu'à neuf fois en moins d'un siècle, et à diverses reprises
elle a été profondément remaniée, rajeunie, adaptée au goût
des contemporains, ce qui montre qu'en Angleterre jamais le
public n'a fait défaut aux Essais, et qu'ils n'ont pas été confinés
à un petit cercle d'érudits, mais qu'ils ont participé à la vie
intellectuelle de la nation.
Non seulement l'Angleterre a réservé à Montaigne un accueil
qu'il n'a rencontré dans aucun autre pays, mais dans toute
notre littérature, souvent si goûtée au delà de la Manche, je ne
pense pas qu'un de nos écrivains y ait exercé une influence
égale à la sienne. Je n'oublie ni Rabelais, dont le rire inextin-
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 117
guiblo a éveillé de nombreux échos en Angleterre, ni Ronsard
dont M. Sidney Lee nous a montré l'influence sur les poètes de
l'époque d'Elisabeth, ni Pascal qui a eu ses fervens au delà de
la Manche. Je ne méconnais pas non plus l'action d'un Boileau
sur Pope et sur ses amis, celle d'un Corneille, d'un Racine ou
d'un Molière sur les Dryden, les Congreeve, les Wicherley. Ces
hommes-là ont imposé leur idéal esthétique aux classiques de
l'Angleterre, et les œuvres les plus illustres de l'époque plongent
parleurs racines dans la littérature française. Elles s'expliquent
par les modèles français qui fascinaient l'imagination de leurs
auteurs. Mais Boileau ne proposait à ses disciples que des for-
mules d'art, et on ne lui empruntait guère qu'une esthétique.
Montaigne, au contraire, s'insinuait au plus profond de l'âme,
il inspirait des principes de pensée et d'action, contrôlait en
chacun les raisons de croire et d'agir et aspirait à gouverner
jusqu'aux moindres détails de la conduite. Ce n'est pas tout :
l'influence delà plupart de nos écrivains a été très passagère. Une
génération s'est éprise d'eux, mais, elle passée, leurs œuvres
sont tombées dans l'oubli. Les classiques disparus, Boileau a
cessé de déterminer l'esthétique des genres, et un idéal nouveau
s'est substitué à celui qu'il avait inspiré. Montaigne, au con-
traire, semble avoir été lu, étudié, imité bien au delà du temps
où l'esthétique de la Renaissance a prévalu, à toutes les époques,
par des écrivains de tempérament et d'esprit très différens. II a
eu l'honneur de devenir l'un des classiques de l'Angleterre.
D'où donc a pu lui venir cette faveur particulière et par
quelles vertus s'est-il acquis cette place exceptionnelle? Il
serait piquant de le démêler. Les critiques anglais ont bien
reconnu le fait. Déjà Bayle Saint John, dans son ouvrage sur
Montaigne paru en 1857, avouait qu'aucun écrivain français
n'avait eu autant d'influence sur la littérature anglaise, et une
foule de comptes rendus dans des revues et des journaux ap-
prouvaient et corroboraient cette assertion. Mais s'il s'agit de
l'expliquer, plutôt que de se livrer à de minutieuses enquêtes,
on trouve plus simple de recourir à des hypothèses aventu-
reuses. La plus élémentaire, celle qui donnait satisfaction à la
loi du moindre effort, en même temps qu'à l'amour-propre
anglo-saxon, n'était-elle pas de supposer que Montaigne était
Anglo-Saxon, que les Anglo-Saxons avaient retrouvé en lui l'un
des leurs.^ On n'a pas manqué de la formuler, ou, si l'on ne
118
REVUE DES DEUX MONDES.
pouvait pas aller jusqu'à faire naître Montaigne en Angleterre,
on a prétendu du moins qu'il avait eu des Anglais parmi ses
ascendans. La loi si commode de l'atavisme, d'un coup de sa
baguette de fée, éclairait tout le mystère. Avec elle, une goutte
de sang suffît à tout expliquer, à concilier les contradictions, et
à dispenser de longues et pénibles recherches. Montaigne n'avait-
il pas écrit quelque part que la nation anglaise est « une nation
à laquelle ceux de son quartier ont eu autrefois une si privée
accointance qu'il reste encore en sa maison aucunes traces de
leur ancien cousinage ? »
N'y avait-il pas là de quoi persuader les plus exigeans? Mal-
heureusement on a recherché les ancêtres de Montaigne, et si
l'on a pu reconnaître dans ses veines un sang assez mêlé, jus-
qu'à du sang de juifs portugais, on n'y a pas pu découvrir la
moindre goutte de sang anglais. Chassés de leurs positions, les
critiques se sont alors rejetés des explications physiologiques
aux explications psychologiques, qui ont l'avantage d'échapper
un peu plus au contrôle des faits et de laisser plus de place aux
fantaisies individuelles, et ils ont affirmé qu'à défaut de sang
anglo-saxon, Montaigne avait du moins le caractère anglo-saxon.;
Je le veux bien, mais encore faudrait-il nous montrer en quoi
Montaigne est Anglo-Saxon. Chacun définissant à sa manière le
caractère anglo-saxon, et d'autre part l'âme très complexe de
Montaigne se prêtant à des interprétations variées, il est par
trop aisé de profiter de tant d'obscurité. M. Saintsbury, il est
vrai, a cherché à préciser un peu, mais son essai de précision
n'est pas parfaitement convaincant. On connaît l'anecdote si
diversement interprétée qui nous montre Montaigne, au mo-
ment de quitter la mairie de Bordeaux, renonçant à venir en
personne dans la ville remettre ses pouvoirs aux jurats, afin do
ne pas s'exposer tout à fait inutilement à la contagion de la
peste. Conformément à une tradition dont l'inexactitude est
depuis longtemps reconnue, M. Saintsbury voit là un acte de
bas égoïsme, de cynique lâcheté, et, comme il rencontre plu-
sieurs aventures d'un égoïsme non moins lâche dans l'histoire
de l'Angleterre au xvii^ siècle, voilà démontrée pour lui l'iden-
tité du caractère de Montaigne avec le caractère anglais.
Si nous voulons savoir par quelles qualités Montaigne a
conquis le public anglo-saxon et s'est attiré tant d'hommages,
il sera prudent peut-être de renoncer à ces interprétations fan-
MONTAIGNE EN ANGLETERRE.
119
taisistes. Mieux vaudra nous demander ce qu'à chaque époque
on a loué en lui, pourquoi on l'a lu, pourquoi on l'a admire,
ce qu'on a retenu de ses leçons, ce qu'on a imité de lui. Aidés
par les recherches récentes d'Upham, de Crawford, de miss
Grâce Norton (1), nous suivrons ainsi pas à pas l'histoire de
son influence en Angleterre, qui n'a pas encore été retracée.
Nous constaterons, je crois, que, en Angleterre comme en
France, son succès ne s'explique pas par une vertu particulière,
mais qu'aux diverses époques on l'a diversement compris ou tout
au moins qu'on a semblé goûter en lui des qualités différentes.
II
Au début, le succès fut des plus rapides. On n'attendit pas
même que la traduction de Florio fût publiée (1603) pour em-
prunter à Montaigne le titre si original de son livre, ce titre
d'Essais dont nul écrivain avant lui n'avait fait usage dans
aucune langue. Trois recueils anglais d'Essais avaient déjà paru
en 1603 ; ceux de Bacon, de Cornwallis et de Robert Jonson.
C'est que d'abord, à cette époque, presque tous les hommes un
peu instruits en Angleterre comprenaient le français, et, sui-
vant toute vraisemblance, c'est dans le texte français que l'œuvre
de Montaigne fut révélée à Bacon. Et puis des fragmens de la
traduction Florio impatiemment attendue circulèrent vite eu
manuscrit, ainsi que nous l'atteste Cornwallis, qui ne lisait
pas le français, et qui nous dit longuement sa grande admira-
tion pour son devancier et sa reconnaissance envers le traduc-
teur. Quand parut le gros in-folio anglais, le nom de Montaigne
(1) On peut voir à ce sujet : Saintsbury, réédition de la traduction des Essais
par Florio (1892-1803) dont la préface traite de l'influence de Montaigne en Angle-
terre; Fritz Dieckow, John Florios englische Uebersetzung der Essais Monlaignes
und Lord Bacons, Ben Johnsons und Robert Elirions Verkaellnis zu Montaigne,
(Strasbourg, 1903) ; Horatio Upham, The French influence on English lileralure
from the accession of Elisabeth to the restauration (New- York, 1908); Sidney Lee,
The French renaissance in England (Oxford, 1910) ; surtout miss Grâce IS'orton, The
spirit of Montaigne (Boston et Xe\v-York, 1908), et The influence of Montaigne
(Boston et New-York, 1908). Pour ce qui concerne Marston et Webster on peut s6
reporter à Crawford, Collectanea, second séries (Stratford on Avon, 1907;-; pour
Bacon, à mon étude publiée dans la Revue de la fle/îaissance (juillet et octobre 1911,
janvier et avril 1912) ; pour Sir Thomas Browne, à l'article de Joseph Texte, Études
de littérature européenne (1898); pour Locke, aux annotations de Pierre Coste dans
sa traduction des Pensées sur l'éducation; pour Shaftesbur>', à Franz Klingenspor,
Montaigne und Shaftesburij in ihrer praktiachen philosophie (Braunschweig, 1908).
Â
420 REVUE DES DEUX MONDES.
put se répandre dans des cercles plus, étendus. A nos yeux, c'est
une médiocre traduction que celle de Florio : infidèle, fantai-
siste, pleine de faux goût, atteinte jusque dans sa moelle par la
contagion du bel esprit, del'euphuïsme qui sévissait alors. Florio
n'a rien de l'abnégation soumise que nous réclamons aujour-
d'hui des traducteurs. Il intervient sans cesse, il collabore avec
son auteur, il ajoute un bout de phrase, corrige une expression,
embellit partout le style, qui lui paraît toujours trop dépourvu
d'ornemens. Il arrondit la période en la bourrant d'adjectifs, de
verbes, d'adverbes, qui répètent d'autres adjectifs, d'autres
verbes, d'autres adverbes, sans rien ajouter au sens. Le goût des
épithètes va chez lui jusqu'à la manie, il lui en faut partout, et
spécialement il est ravi par les adjectifs composés que, à
l'exemple de notre Pléiade, les poètes anglais avaient mis à la
mode. Quand Montaigne parle de « l'œil du soleil, » il traduit
« l'œil tout-voyant {all-seeing) du soleil. » Il commente au
moyen de périphrases les termes savans, explique à son public
ce que c'est qu'ostracisme, que pétalisme, enchâsse dans les
phrases de Montaigne des métaphores qui sentent le terroir
anglais, des proverbes populaires que Montaigne n'a jamais
connus. Mais qu'importent tant d'inexactitudes .^^ Florio n'écri-
vait pas pour des maitres d'école appelés à examiner son œuvre
à la loupe. Sa traduction était vivante, pleine d'animation, d'en-
train, comme une œuvre originale, allégée de toutes les lour-
deurs d'un pédantisme scrupuleux. Ses défauts qui nous choquent
le plus étaient alors comptés pour des qualités : ses proverbes,
ses mots populaires, ses gloses rendaient les Essais plus acces-
sibles à des Anglais. D'un livre étranger ils faisaient un livre
national, senti et goûté par les Anglais comme un de leurs
livres à eux. Même ces insupportables amoncellemens d'adjec-
tifs et ces redoublemens de termes oisifs flattaient le goût des
contemporains. Par ses infidélités mêmes Florio a servi la mé-
moire de Montaigne : il l'a fait lire. Vite, nous dit M. Sidney Lee,
son nom devint un des mots domestiques {a household word)
dans l'Angleterre d'alors, presque aussi rapidement qu'il deve-
nait en France l'idole du monde éclairé. De toutes les traduc-
lions d'ouvrages profanes publiées au siècle d'Elisabeth, seule,
dit M. Saintsbury, la traduction de Plutarque par North peut
prétendre à une influence comparable à celle du Montaigne de
Florio. Dans une de ses pièces qui fut représentée en 1605, deux
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 121
ans seulement après la publication de la traduction de Florio,
dans le Volpone, Ben Jonson déclare que les auteurs de son
temps pillent Montaigne à qui mieux mieux, et, voulant pro-
mettre un grand succès à l'italien Guarini, il augure à ses
dépens un pillage semblable à celui dont Montaigne est l'objet.
C'est que, dans ce temps e'pris de l'antiquité, Montaigne avait
au plus haut point le mérite d'être tout pénétré des leçons des
anciens. Ses Essais étaient remplis de leurs enseigncmens,
d'anecdotes, de bons mots que leurs œuvres nous ont transmis,
de leur esprit surtout, et chez lui anecdotes, maximes, enseignc-
mens étaient comme triés à l'usage d'un homme de la Renais-
sance, commentés aussi, expliqués, mis en valeur comme « en
place marchande. » Il offrait comme un choix parmi tous les
trésors de l'antiquité retrouvée, un choix qui se substituait fort
avantageusement aux sources puisqu'il laissait tomber toutes les
parures démodées et désormais inutilisables. C'était l'œuvre
d'un homme avant tout occupé de problèmes pratiques, qui
dégageait à l'usage de ses contemporains les enseignemens les
plus solides que les anciens nous ont laissés touchant l'art à
l'étude duquel ils se sont le plus passionnément attachés, l'art
de « bien vivre et de bien mourir. » Pour un peuple dont on a
toujours loué le sens pratique et que les problèmes de la morale
ont toujours préoccupé, le livre de Montaigne ne pouvait man-
quer d'être d'un vif intérêt. Il présentait la plus vaste enquête
sur l'homme qu'on eût encore entreprise, et l'expérience per-
sonnelle de l'auteur, très riche et très diligemment exploitée,
s'ajoutait à une vaste information interprétée par un jugement
d'une extrême prudence. Par surcroît, le style de Montaigne si
imagé, si coloré, si riche en métaphores qui emplissent pour
ainsi dire tous les sens a la fois, était singulièrement fait pour
plaire aux hommes de la Renaissance anglaise, aux contempo-
rains de Shakspeare et de Bacon.
La glorieuse originalité de la Renaissance anglaise réside
incontestablement dans l'éblouissant épanouissement de son
théâtre national. Presque soudainement a jailli de terre une
magnifique floraison de drames tragiques et comiques, et la sève
qui l'épanouissait était si vigoureuse que, pendant une soixan-
taine d'années (1580-1640), elle s'est incessamment renouvelée,
produisant avec une prodigieuse puissance quelque deux raille
œuvres parmi lesquelles se trouvent plusieurs des plus admi-
122 REVUE DES DEUX MONDES.
rables créations dramatiques de l'esprit humain. Le drame
anglais ne procède évidemment pas de Montaigne qui n'a jamais
écrit pour le théâtre. C'est un produit du génie anglais fertilisé
par les exemples de l'antiquité et de l'Italie. Il est intéressant
toutefois de noter que les dramatiques anglais semblent avoir
goûté les Essais et y avoir puisé quelquefois avec profit. On
aurait pu le deviner à l'éloge de Ben Jonson que je rappelais
tout à l'heure. Mais une indiscutable démonstration en a été
fournie récemment : on a relevé dans trois pièces de Mar.ston
écrites entre 1605 et 1607 jusqu'à cinquante passages qui sont
directement imités des Essais. Ils se partagent à peu près éga-
lement entre deux comédies, The Dufch courtezan (1605) et The
fowne (1606), et une tragédie; la Sophonisba (1607). Le doute ici
n'est pas permis : certaines phrases sont presque textuellement
empruntées à la traduction de Florio. Marston ne les modifie
que pour les plier au mètre du vers.
Chez Webster aussi on a relevé plus de vingt emprunts qui
ne sont pas moins certains. Ils se rencontrent dans ses deux
grands chefs-d'œuvre, Le Diable blanc et La Duchesse de Malfi.
« Le mariage, dit Webster, ressemble à une volière dans un
jardin : les oiseaux qui sont au dehors sont désespérés de n'y
pouvoir entrer, et ceux qui sont dedans sont désespérés et con-
sumés par la peur de n'en pouvoir jamais sortir. » Et cette com-
paraison est de Montaigne, transcrite presque mot à mot d'après
Florio. De Montaigne encore, et du meilleur, l'observation que
voici : « On pourrait penser que les âmes des princes sont con-
duites par des motifs de plus de poids que celles des moindres
gens. Ce serait une erreur: ils sont de la même fabrication, les
mêmes passions les agitent, la même raison qui pousse un
vicaire à aller en justice pour un cochon et à ruiner ses voisins
les pousse à dévaster une province entière et à détruire de
bonnes villes avec leur canon. »
Ce que Marston et Webster empruntent à Montaigne, ce
sont bien des souvenirs de l'antiquité, des observations morales
ou psychologiques, et les expressions piquantes dont il sait
bien souvent les revêtir. Quand on songe à la somme d'expé-
rience qui est amoncelée dans les Essais, on ne s'étonne point
qu'un tel livre ait séduit les dramaturges, k Si Montaigne, a
dit un critique, avait été un poète dramatique, et s'il avait
attribué ses multiples aperçus à des caractères individualisés et
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 123
appropriés, allant du pontife de Rome à une prostituée et d'un
philosophe stoïque k un vil bouffon, quelle vaste galerie de por-
traits nous aurions eue I » On trouvait dans les Essais de quoi
animer un monde de personnages dramatiques, il était naturel
que des poètes fussent tentés d'y puiser. Quel amas d'opinions
de philosophes, de croyances variées, de coutumes surprenantes,
d'anecdotes, de remarques sur la vie de chaque jour ! Montaigne
ne fournit pas des intrigues, des aventures aux tragiques dénoue-
mens qui donnent le frisson, comme un Bandello en propose à
Shakspeare, mais il enseigne à bâtir et à faire vivre des person-
nages. Marston nous présente un bouffon qui a si bien étouffé
en lui la nature sous la constante attitude de la plaisanterie,
que, condamné à mort, il plaisante encore au moment de l'exé-
cution : <( Je vous en prie, dit-il à son bourreau, ne me condui-
sez point à l'échafaud par Cheapside, je dois de l'argent à maître
Burnish, le maréchal, et je tremble qu'il ne mette un huissier
k mes trousses. » Ce bouffon-là vient de Montaigne en ligne
directe. Les sentimens en matière de sincérité politique qui
animent un des personnages de Isi Sop/jonisba sont précisément,
et exprimés dans les mêmes termes, ceux dont Montaigne fait
profession dans son essai De rhonneste et de rutile, car il était
naturel que l'auteur qui se peint si complaisamment dans son
œuvre servit de modèle plus encore que les silhouettes qu'il
trace çà et là. Dans la comédie The Fawne, les conseils du Duc
Hercule au mari trompé sont encore tout inspirés des conseils
de Montaigne, directement imités de la sagesse dont, à ce qu'il
nous assure, il aurait fait preuve en pareilles circonstances.
Ces emprunts, que des ressemblances verbales nous révèlent,
permettent de supposer beaucoup d'autres suggestions plus dis-
crètes, et il est bien probable que non seulement Marston et
Webster, mais encore d'autres poètes de leur groupe ont lu les
Essais avec un intérêt très particulier, et ont enrichi leurs créa-
tions de l'exjpérience de Montaigne. On aimerait à penser que le
maître du chœur est de ce nombre. Il est glorieux d'avoir inspiré
Webster, le premier peut-être de cette illustre pléiade après
Shakespeare et Ben Jonson (1), mais il le serait bien davantage
d'avoir inspiré Shakspeare. L'hypothèse est permise. Dans l'une
(1) L'un des critiques les plus récens de Webster, M. Edmond Gosse, dans ses
études sur le xvii" siècle, voit dans la Duchesse de Malfi un chef-d'œuvre qui ne le
cède qu'au Roi Lear.
I
X
; I
124 REVUE DES DEUX M.bNDES.i
I
de ses dernières pièces, dans La Tempête, un passage de Gonzalo
qui trace le plan d'une cite' idéale est presque textuellement
transcrit du Montaigne de Florio. Cet emprunt indéniable
prouve au moins que Shakspeare à pratiqué Montaigne. Rap-
proché des faits que nous citions tout à l'heure, il ne laisse pas
de créer des présomptions en faveur d'une influence plus pro-
fonde : Shakspeare n'aurait-il pas fait comme les camarades
Marston et Webster? Les critiques ont prétendu le prouver avec
un grand appareil d'érudition. Ils se sont faits fort de relever
dans les drames de Shakspeare un nombre considérable de
réminiscences des Essais. Des Allemands en particulier se sont
livrés à ce sport, et comme tout pour eux était réminiscence,
comme toute idée générale exprimée à la fois par Montaigne et
par Shakspeare prouvait à leurs yeux une lecture de Montaigne
par Shakspeare, ils n'ont pas manqué de récolter une ample
moisson. Malheureusement ces passages parallèles, relevés au
prix d'un prodigieux labeur dans les deux œuvres, n'emportent
pas la conviction. Des théories qu'on construit sur une base
aussi fragile ne peuvent avoir aucune solidité. Ceux-ci voient
dans le personnage d'Hamlet le portrait de Montaigne, et dans
la pièce qui porte son nom la critique de sa philosophie.
Shakspeare aurait voulu confondre son scepticisme en montrant
qu'il confine à la folie et en lui opposant dans un sentiment de
fierté nationale le robuste bon sens de la race anglaise. Pour
ceux-là, pour le professeur Robertson en particulier, l'influence
de Montaigne sur le développement du génie de Shakspeare
serait inappréciable. Si ce génie s'est haussé dans les premières
années du xvii* siècle jusqu'à des cimes qu'il n'avait point encore
approchées, si les pièces de cette époque laissent de si loin
derrière elles ses productions antérieures, nous le devrions à la
traduction de Florio. C'est elle qui lui aurait vraiment révélé
les civilisations anciennes qu'une culture trop superficielle ne
lui avait permis que d'entrevoir jusqu'alors. Ressuscitées par la
baguette magique de Montaigne, elles lui seraient apparues
dans toute leur richesse; et il serait entré en contact direct,
presque en relation personnelle avec tant de héros dont l'histoire
a immortalisé les hauts faits; il aurait appris à pénétrer et
comme à revivre tant de doctrines philosophiques qui lui ont
ouvert en tous sens des horizons infinis sur la valeur et sur la
portée de la vie humaine. Quelque flatteuses que puissent être
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 125
pour notre orgueil national de semblables théories, force nous
est de les reléguer dans le domaine des hypothèses invcrifiées,
et probablement invérifiables, disons plus : des hypothèses très
aventureuses. Nous ne pouvons affirmer qu'une chose : que
Shakspeare à lu Montaigne, et qu'il s'en est inspiré au moins
une fois, et supposer que son génie a su tirer profit de la ren-
contre d'un pareil moraliste.
Quelle que soit l'étendue de sa dette, Shakspeare, comme
Marston et Webster, a dû demander à Montaigne moins des
leçons pour lui-même que des suggestions pour son art. Ils ne
paraissent pas avoir enrichi leur propre personnalité avec les
idées qu'ils empruntaient aux Essais, mais plutôt avoir enrichi
la personnalité de leurs héros. Shakspeare n'accepte pas pour
lui-même l'idéal politique qu'il place dans la bouche de Gonzalo.
Mais si les Essais servaient à étoffer des caractères de person-
nages fictifs pour la scène, ils pouvaient rendre le même office
à des hommes vivans, alimenter leur pensée morale, régler
leur conception de la vie, les faire bénéficier de toute l'expé-
rience humaine qu'ils avaient emmagasinée. Nous devinons
cette influence h lire les écrits de quelques moralistes du temps.
Robert Burton, dans son Anatomie de la mélancolie où il nomme
jusqu'à sept fois Montaigne, pour analyser et disséquer les pas-
sions humaines avec cette minutie dont il a le secret, demande
volontiers aux Essais des observations psychologiques de tout
genre. Il y enrichit sa connaissance de l'âme humaine de toute
la pénétration avec laquelle Montaigne sondait ses propres sen-
timens. Dans son Ci/press's grove (1623), Drummond of Haw-
thornden se recueille pour penser à la mort, pour habituer sa
raison à la considérer sans terreur, à voir en elle une loi de la
nature qu'il est déraisonnable de regarder comme un mal. Ce
souci de savoir « accointer la mort » sans émotion était particu-
lièrement vif chez Montaigne, et Montaigne est l'un des maîtres
auxquels Drummond, dont la culture était essentiellement fran-
çaise, a demandé la sérénité philosophique. Il transcrit de longs
passages de l'Essai « çue philosopher c'est apprendre à mourir, »
il se pénètre des grands enseignemens de la morale naturaliste
que le païen Montaigne devait à Sénèque et à Epicure, de cette
soumission à l'ordre universel qui est le grand secret de sa paix
intérieure. Sir Thomas Browne dans sa Religion d'un médecin
(1643) se rapproche peut-être plus encore de la manière de Mon-
126
REVUE DES DEUX MONDES.
taigne. Il se livre à un véritable examen de conscience, il essaie
ses idées, en scrute les fondemens, retourne sa pensée sous
toutes les faces pour en éclairer les moindres replis. Son moi
est partout, comme chez Montaigne, et, comme Montaigne,
Browne découvre que ce moi est sceptique, trop perspicace du
pour et du contre pour se hasarder dans des affirmations faciles,
tolérant par scepticisme, ennemi des vaines disputes, un peu
vaniteux peut-être, mais sincère, de cette sincérité qui exige la
confession, et singulièrement attachant par ce même besoin
impérieux de se faire connaître qui rend tant d'autres moi insup-
portables. A vrai dire, les réminiscences directes des Essais
n'abondent pas dans la Religion d'un médecin. Browne n'est pas
un de ces écrivains à la mémoire très verbale qui laissent
deviner leurs sources. Mais si aucun emprunt incontestable ne
démontre, d'une manière certaine, sa dette envers les Essais,
Joseph Texte nous a montré avec une finesse d'analyse trop per-
spicace les rapports intimes des deux œuvres pour que nous ne
soyons pas irrésistiblement portés à croire que la Religion d\in
médecin a été écrite à l'imitation des Essais. Or, cet ouvrage a
été accueilli avec un succès considérable, traduit dans toutes les
langues ; il appartient à la littérature européenne.
Nous sommes fondés à penser que cette influence morale de
Montaigne ne s'est pas limitée aux écrivains de profession, et
quoique, on le conçoit aisément, les moyens d'information à ce
sujet fassent défaut, tout porte à croire qu'elle s'est étendue à
un large public de lecteurs. Au point de vue littéraire elle s'est
particulièrement concentrée dans un genre dont Montaigne est
l'inventeur, le genre des Essais. C'est à l'imitation de Montaigne
qu'il a été importé en Angleterre, sous ses auspices qu'il s'y
est épanoui, et l'on sait quelle magnifique moisson de chefs-
d'œuvre il y devait produire. C'est l'Angleterre qui était destinée
à porter b, sa perfection cette forme littéraire, et autant pour le
moins que le roman et l'éloquence politique, l'Essai a été la
grande illustration de la prose anglaise. Le premier en Angle-
terre, Bacon a publié des Essais, mais, contrairement à ce que
l'on dit d'ordinaire, je ne crois pas qu'il les ait empruntés à
Montaigne. Il doit à Montaigne le titre, mais non la chose. Si
nous examinons les Essais de Bacon tels qu'ils se présentent
dans la première édition, celle de 1597, nous verrons qu'ils ne
ressemblent pas du tout à ceux de Montaigne. L'Essai pour
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 121
Bacon à cette époque n'est qu'une collection, toujours fort
courte, de petites maximes pratiques, de recettes d'action, tout
à fait à la manière des compilations de sentences qu'on se plai-
sait à faire au xvi® siècle. L'auteur s'efiorçait de leur donner
une forme aussi lapidaire que possible afin qu'elles fussent plus
aisées à retenir, et il les présentait toutes nues en général, sans
exemple pour les concrétiser, sans explication, sans justifica-
tion, sans mélange de considérations à côté ou de souvenirs
personnels. Son livre se présente par suite tout d'abord comme
un herbier de moraliste. Visiblement il était écrit déjà, ou tout
au moins la conception en était arrêtée, quand Bacon, rencon-
trant l'ouvrage de Montaigne et séduit par son titre modeste, a
adopté ce titre pour l'appliquer à une composition très diffé-
rente de celle qu'il avait d'abord désignée. Dans les éditions
successives, il rapprochera légèrement son Essai de celui de
Montaigne. Peu à peu la pensée se fera de moins en moins nue,
se chargera d'exemples, de souvenirs personnels, il s'orientera
insensiblement vers la forme de la dissertation, et à cette trans-
formation il est parfaitement possible, même il est probable
que l'exemple de Montaigne n'a pas été étranger. Nous savons
en effet que Bacon a apprécié et étudié les Essais de Montaigne.
Des réminiscences nombreuses relevées dans son œuvre invitent
même à penser qu'ils lui étaient familiers, qu'à tout le moins il
est revenu à eux à diverses reprises. Jamais pourtant Bacon ne
se proposera d'imiter Montaigne, d'acclimater sa forme littéraire
sur le sol anglais, et sa philosophie diffère de celle de Montaigne
plus encore peut-être que leurs cadres. Tandis que le philo-
sophe français se donne tout entier à l'analyse intérieure et, à
la manière des anciens, cherche en lui-même les conditions du
bonheur, le futur grand chancelier d'Angleterre est occupé sur-
tout des moyens de parvenir à une haute situation dans le
monde. Le succès est sa grande affaire, et ce qu'il collectionne
avant tout, ce sont les recettes qui permettront de l'assurer. Ce
n'est donc pas Bacon qui a introduit. en Angleterre ï Essai de
Montaigne. Cet honneur était réservé à un écrivain très oublié
aujourd'hui, William Cornwallis, qui se déclare bien haut
l'admirateur et l'imitateur de l'essayiste français. Ses Essais à
lui, qui touchent tous les sujets, sont bien de petites disserta-
tions morales, de dimensions très variables, d'alluro assez
capricieuse, et l'analyse du moi, les confidences jaillies à tout
^28 REVUE DES DEUX MONDES.
propos, s'efforcent d'y tenir une place importante. A vrai dire,
le talent de Gornwallis est mince. Il ne sait pas trier dans son
expérience un fait caractéristique, dans ses « humeurs » une
inclination typique, et en tirer la leçon qui servira à tous ses
lecteurs. Il n'a pas le don des confidences, cet abandon naïf qui
y est nécessaire. Par-dessus tout, il est un bien médiocre écri-
vain, mais tout cela n'a pas empêché qu'en son temps ses
Essais n'aient joui d'une certaine faveur, aussi grande ou à peu
près que les Essais de Bacon.
Pendant longtemps le genre végéta et ne produisit aucune
œuvre qui mérite d'être comparée avec celle de Montaigne.
Durant tout le siècle cependant les recueils d'essais se succé-
dèrent, en série à peu près ininterrompue, attestant que le genre
voulait vivre, et dans plusieurs de ces recueils, dans ceux
d'Abraham Cowley, de John Sheffield, de Joseph Glanvill, de
Thomas Blount, par exemple, l'imitation de Montaigne est très
sensible. Il reste le maître incontestable du genre, et, si pour
quelques-uns il partage cette maîtrise avec Bacon, ses modèles
sont suivis beaucoup plus que ceux du célèbre chancelier. Au
début du xviii^ siècle enfin, avec Addison, l'essai produira de
nouveaux chefs-d'œuvre, les premiers depuis ceux de Montaigne.
Il aura conquis sa place prédominante dans la littérature
anglaise, et à travers toutes les applications variées qui en seront
faites durant deux siècles, à travers toutes les formes auxquelles
sa souplesse native lui permettra de se plier, le souvenir de
Montaigne restera vivant chez tous ceux qui le transformeront.).
Les plus célèbres d'entre eux le reconnaîtront pour leur ancêtre
commun et l'avoueront pour leur modèle vénéré. On s'étonnera
peut-être de constater qu'en France, où pourtant il était né,
l'essai n'a point vécu après Montaigne, tandis qu'en Angleterre,
sa terre adoptive, il a laissé une si brillante descendance. Le
fait peut s'expliquer, je crois. En France, l'exemple de Mon-
taigne décourageait les tentatives. N'y eùt-il pas eu présomption
à se mesurer avec un tel maître, et n'était-ce point se mesurer
avec lui que d'écrire des essais puisque lui seul en avait com-
posé.^ On le vit bien quand le marquis d'Argenson, un siècle et
demi après Montaigne, s'avisa d'intituler un de ses ouvrages
Essais à la manière de ceux de Montaigne. Tout le monde cria à
l'impertinence. St sans doute le marquis aggravait son cas en
rappelant ainsi à la légère le nom de son devancier; mais, s'il
•f
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 129
ne l'avait pas fait, le scandale eût-il été beaucoup moindre? En
Angleterre, où iMontaigne n'était pas un auteur national, il n'en
était pas de même. Écrire des Essais, ce n'était pas se mesurer
avec Montaigne, c'était l'imiter, c'était lui dérober sa manière,
acclimater un genre qui en France était fort apprécié. Aucune
pudeur ne devait ici retenir les écrivains. Toujours est-il que
quand Taine rénova chez nous le titre d'Essais, il l'emprunta non
à Montaigne, mais à ses descendans d'Angleterre, à Macaulay et
à ses émules qui l'avaient fait leur.
Ce coup d'oeil sur les destinées de l'essai nous a entraînés un
peu loin. Revenons aux premières années du xvii^ siècle. Nous
avons vu déjà Montaigne y apporter ses richesses d'expérience
psychologique et morale, inspirer, grâce à son sens de la vie,
même des poètes dramatiques, donner à l'Angleterre un genre
littéraire nouveau. Je crois qu'en outre déjà il a commencé à
jouer ce rôle de critique des idées et de redresseur des juge-
mens dans lequel il devait exceller plus tard. A multiplier sur
toutes les questions les points de vue pour et contre, à exposer
toutes les doctrines en homme qui les épouse toutes à tour de
rôle, il ruinait toutes les formes du dogmatisme. A son imitation,
sir \V aller Ralcigh écrit un exposé des théories pyrrhoniennes,
théories déconcertantes autant qu'il est possible, mais que Mon-
taigne avait défendues avec une rare force de conviction et cou-
vertes de sa grande autorité. Une pareille philosophie était bien
propre à secouer la torpeur dogmatique . Mais voici qui est
beaucoup plus important. Montaigne a, je crois, préparé les
voies à la méthode de Bacon. Ce n'est pas qu'il ait partagé les
espérances illimitées qu'éveille dans l'imagination de Bacon l'idée
de la science expérimentale : rien n'est plus éloigné de sa pensée
qu'une pareille présomption. Il coupe les ailes à la science au
lieu de lui en donner. Loin de promettre à l'homme ce pouvoir
absolu sur toute la nature, qui lui eût paru chimérique, il le
convainc de sa faiblesse et de son impuissance. Il n'a pas non
plus formulé la méthode, indiqué avant Bacon comment il con-
vient d'interroger les faits, de classer les expériences, de les
interpréter pour en tirer des connaissances de plus en plus
étendues. Ne rêvant pas le but, il ne pouvait pas imaginer les
moyens. Mais il a très bien senti le dérèglement de l'esprit
lorsqu'il ne se soumet à aucune discipline, et il a montré la
vanité des disciplines en faveur. C'était un premier pas, pour
TOME XVII — 1913. 9
130
BEVUE DES DEUX MONDES.
qu'on songeât à constituer une méthode nouvelle, pour qu'on
en sentit le besoin. Sa critique de l'esprit humain et des moyens
de connaissance dont nous disposons contient en substance
presque toute la théorie de Bacon sur les fantômes et ses
attaques contre la logique d'Aristote. Or nous avons vu que les
Essais étaient familiers à Bacon, Aucune lecture ne pouvait
mieux le préparer à écrire le premier livre du Novum orga-
num \ et le premier livre du Novum organum, qui dénonce les
vices de la science humaine et les écueils contre lesquels échoue
la pensée, est comme la pierre fondamentale de toute YInstau-
ratio magna: il faut bien connaître un mal avant de songer à y
porter remède. Descartes et Pascal, dans les méthodes de con-
naissance que, vers le même temps, ils ont élaborées, partent
comme Bacon du doute universel- Cette nécessité du doute, c'est
chez Montaigne que tous les trois l'ont trouvée affirmée et mise
en pleine lumière. Avant de construire, il fallait détruire, il
fallait faire table rase de toutes les présomptueuses bâtisses
dont l'instabilité était reconnue. Pour tous les trois, Montaigne
s'est chargé de détruire. Mais il est beaucoup plus près de Bacon
que de Descartes ou de Pascal. Bien ne lui est plus étranger que
le mysticisme de l'apologiste du christianisme, et il n'a pas
entrevu l'évidence qui permet à l'auteur du Discours de la
méthode de poser l'assise solide de sa construction. Quand il sort
du doute, et il en sort très résolument, c'est l'autorité seule du
fait qui oblige sa raison d'affirmer. Partout où il peut dégager la
leçon des faits, il se décide, et il reste en suspens dans tous les
cas où les faits ne semblent pas lui dicter une réponse. Tout
son essai des Boiteux est très significatif à ce point de vue.
Montaigne a donc fort bien pressenti le fondement de la méthode
expérimentale. vS'il n"a pas construit la bâtisse, il a du moins
amassé les matériaux dont on devait faire usage. Pour belle et
harmonieuse que soit celle que nous devons à Bacon, chacun sait
combien elle était fragile, et que jamais ou presque jamais les
découvertes scientifiques ne se sont faites suivant les règles
qu'il a prescrites. Si Montaigne n'a fait qu'un pas vers la mé-
thode, s'il s'est, pour ains' dire, arrêté à la porte, c'est d'abord
que sa prudence intellectuelle ne- lui permettait pas d'entre-
prendre d'aussi ambitieuses constructions, mais c'est surtout
que la méthode expérimentale devait sortir des sciences phy-
siques et naturelles auxquelles elle s'applique exactement, non
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 131
des sciences morales qui en relèvent beaucoup moins parfai-
tement. Or Montaigne limitait son étude aux sciences morales.i
Je n'en suis pas moins persuadé qu'il a ouvert la voie à la grande
œuvre de Bacon dont la puissance de pénétration ne devait
apparaître que beaucoup plus tard.
III
L'époque des révolutions qui suivit le temps des Shakspeare
et des Bacon ne devait pas être favorable à Montaigne. Il n'était
pas l'homme des violences, l'homme des convictions fortes et
légèrement acquises qui commandent les fermes décisions et
les entreprises hardies. Aussi après 1632 la traduction de Florio
ne se réimprime plus. La Restauration, qui ramena en Angle-
terre une cour tout imbue des habitudes françaises, qui lit
triompher dans la haute société toutes les modes françaises,
et particulièrement le goût des livres venus de la France, devait
remettre les Essais en honneur. Brusquement arrachées aux
austérités d'un puritanisme de commande, les hautes classes
s'abandonnaient à un épicurisme facile, à un scepticisme de
bon ton qui allait parfois jusqu'à l'athéisme. On lut sans doute
alors beaucoup les Essais en français, car jamais plus qu'à cette
époque la langue française ne fut pratiquée en Angleterre, où
pourtant à toutes les époques elle a été comprise et parlée. Mais
de plus, l'un des traducteurs qui se chargèrent alors de vulga-
riser au delà de la Manche la littérature française, Charles
Gotton, entreprit de donner une version nouvelle des Essais. Il
savait que le public ne manquerait pas de la bien accueillir.
Coïncidence curieuse, précisément dans le même temps ces
mêmes Essais rencontraient en France de nombreux adversaires,
subissaient une éclipse passagère. Les éloges qu'on en faisait se
mêlaient de critiques de plus en plus vives. On leur reprochait
leur langue, qui commençait à vieillir, leur absence de compo-
sition qui choquait le goût des contemporains pour la régula-
rité classique; surtout on commençait à trouver que leur phi-
losophie était dangereuse et que, si Montaigne était resté fidèle
à la religion traditionnelle et à un sage conservatisme, son
scepticisme pouvait fort bien conduire à des conclusions diffé-
rentes. On n'ignorait pas que les libertins se recommandaient
132 REVUE DES DEUX MONDES.
de son autorité, et quelques-uns allaient jusqu'à le traiter, lui
aussi, de libertin. Si les gens du monde ne pouvaient pas le
condamner tant son charme les séduisait, et s'ils pensaient avec
M""^ de Sévigné qu'il eût été pour eux un bien aimable voisin,
les vrais chrétiens, et non pas seulement les chrétiens de Port-
Royal, mais les directeurs les plus autorisés, tonnaient contre
lui. Ils firent mettre à l'index ses Essais où un siècle plus tôt
Rome n'avait trouvé que peu de chose à reprendre. Pendant
plus de cinquante ans, de 1669 à 1724, aucune réimpression
complète n'en fut donnée en français.
Durant la même période la traduction de Charles Cotton ne
fut pas réimprimée moins de quatre fois. On eût dit que, chassée
hors de France, la renommée de Montaigne passait la Manche
et se réfugiait en Angleterre.. C'est bien ainsi qu'un lord du pre-
mier rang, le marquis d'Halifax, présentait les choses au public
anglais. Il rappelait quelques-unes des critiques violentes dont
les Essais de Montaigne avaient été l'objet dans des ouvrages
français contemporains, il les réfutait sur un ton de triomphe.
« Chez nous, disait-il, des personnes de toute qualité placent les
Essais de Montaigne très haut dans leur estime et en font leur
principale lecture. Ils sont dans toutes les mains. Pour moi per-
sonnellement, il n'est pas de livre avec lequel j'aie noué un com-
merce plus intime. » L'Angleterre l'apprécie donc bien autre-
ment que ne fait la France, et il semble à Halifax que, pour en
récompenser l'Angleterre, l'âme de Montaigne soit passée parmi
ses compatriotes. « Ne vous en étonnezpoint,vousdira-t-il encore:
de tous les Français Montaigne seul a eu le sens de la liberté. ))Et
c'est entre parenthèses pour ce motif que Montaigne est le seul des
auteurs français que lui, Halifax, sache goûter; mais aussi, par
suite de cette particularité, les Français ne peuvent pas l'appré-
cier a sa valeur, et l'Angleterre, la terre de la liberté, est incon-
testablement sa patrie naturelle. Quand en 1724 paraîtra une
nouvelle édition française des Essais, une fort belle édition
restaurée d'après le texte de 1595 et accompagnée d'un savant
commentaire, la fameuse édition de Pierre Coste, qui fait date
dans l'histoire du texte de Montaigne, elle sera l'œuvre d'un
protestant réfugié en Angleterre, elle sera publiée a Londres,
exécutée par une presse anglaise, munie d'un privilège du roi
Georges, et les frais du travail seront en grande partie supportés
par de grands seigneurs d'Angleterre, qui, nous dit Coste, lui
MONTAIGNE EN ANGLETERRB.' 133
auront prodigué leurs encouragemens. L'Angleterre semblera
nous renvoyer enfin notre Montaigne.
Alors seulement la France se montrera disposée à contrôler
et h critiquer ses croyances religieuses et ses traditions de toutes
sortes. On sait avec quelle souplesse d'esprit et quelle frénésie
de destruction elle le fera, et elle rendra dès lors à Montaigne
toute la place qu'il avait perdue parmi ses écrivains de prédilec-
tion. Dans cet effort pour secouer tous ses préjugés, et plus que
ses préjugés, elle profitera largement de l'exemple de l'Angle-
terre qui précisément venait d'opérer le même travail de cri-
tique sur ses propres croyances et qui pour cela s'était aidée du
concours de Montaigne. Car, dans le demi-siècle qui nous occupe,
la vogue de Montaigne en Angleterre paraît suscitée principa-
lement par son esprit critique, par sa clairvoyance à démasquer
les préjugés et à les dénoncer, à découvrir le point caché où gît
l'incertitude d'une proposition, le sophisme tacite qui nous la
fait regarder comme évidente. L'Angleterre alors recherche les
excitations de ce genre qui peuvent stimuler son esprit de libre
examen, tandis que dans le même temps la France semble par-
ticulièrement jalouse de son unité intellectuelle et morale, et
tend à rejeter loin d'elle tous les fermens de dissolution qui
pourraient compromettre cette unité.
L'influence de l'esprit de Montaigne en Angleterre à la fin
du XVII* siècle se manifeste en particulier dans le principal traité
de pédagogie qui fut alors écrit, les Pensées sur l'Éducation de
John Locke. Ce traité, qui parut en 1693, est tout pénétré des
mêmes principes qui ont dicté à Montaigne son essai fameux
De l'institulion des enfans. Je ne dirai pas que Locke s'est pro-
posé de mettre à la portée de ses concitoyens les idées de
Montaigne en matière d'éducation, car pas une phrase dans son
ouvrage n'est traduite de celui de son devancier. Son œuvre est
vraiment personnelle. Il aimait les enfans, s'occupait d'eux
volontiers, et il avait été chargé de l'éducation d'un jeune
noble qui appartenait à une très grande famille d'Angleterre,
le futur comte de Shaftesbury. Ce sont bien les résultats de
son expérience à lui, et en particulier les constatations qu'il
avait pu faire en suivant au jour le jour les progrès du jeune
Shaftesbury, que Locke s'est proposé de nous donner. Mais il
avait lu Montaigne au préalable comme toute sa génération; il
se souvient quelquefois de lui dans son célèbre Essai sur l'en-
134
REVUE DES DEUX MONDES.
tendement humain, et son expérience personnelle d'éducateur
avait été entièrement dominée et dirigée par les principes péda-
gogiques de Montaigne. Suivant ses préceptes, par exemple, et à
l'imitation du père du philosophe, il avait placé auprès de son
disciple encore en bas âge une gouvernante qui ne devait lui
parler que latin. On peut dire qu'il avait essayé et comme con-
trôlé expérimentalement, d'une manière consciente ou non
d'ailleurs, peu importe, les vues de son devancier. Mais comme
il n'était rien moins qu'un esprit passif et à la remorque, il ne
se contenta pas de les vérifier, il y joignit ses propres observa-
tions en abondance, il les enrichit de toute la perspicacité de sa
réflexion très docile aux leçons des choses ; sur aucun point, je
crois, il n'en vint à les contredire. Il adresse à l'éducation tradi-
tionnelle les mêmes critiques que Montaigne, lui reproche
d'abâtardir les cœurs par une discipline trop rigoureuse et les
esprits par un exercice abusif de la mémoire non moins que par
l'appel constant au principe d'autorité. Gomme lui il décharge
les programmes des disciplines formelles qui les encombraient :
la grammaire, la rhétorique, la dialectique; et à une pédagogie
de l'effort il prétend substituer une pédagogie du plaisir, et
élever l'âme en toute douceur et liberté. Surtout, au point de
vue moral comme au point de vue intellectuel, il s'efforce, par
les mêmes moyens que Montaigne, de réagir contre le principe
d'autorité et de donner à ses disciples des habitudes de libre
examen. Par là Locke, dont le traité a joui d'une grande
faveur, les préparait à recevoir les leçons de Montaigne et à les
mettre en pratique, à s'imprégner de ses idées. Comme Mon-
taigne, et avec l'aide de Montaigne, il avait le souci avant tout
de former des esprits indépendans. Locke écrivit encore à la fin
de sa vie un opuscule intitulé : De la conduite de V entendement .
Les mêmes principes y dominent, et, bien que les réminis-
cences directes de Montaigne y soient moins nombreuses, on y
retrouve ses idées les plus chères. Après les avoir proposées à
l'enfance, Locke les recommandait à l'âge mûr. Il voulait les
voir présider à la vie tout entière.
C'étaient précisément les mêmes principes de libre examen
qui, dans le même temps, conduisaient les philosophes anglais
à affranchir la morale de la religion, et qui répandaient le doute
sur tous les dogmes de la foi traditionnelle. La raison, dégagée
de ses entraves, devait prétendre à gouverner seule l'activité
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 435
humaine et à s'installer en maîtresse sur le domaine de la
morale, et il ne se pouvait guère que, venant h, examiner avec
ses seules forces les ide'es métaphysiques, elle ne semât point la
division parmi les esprits. Sur ces deux points Montaigne s'était
avancé résolument dans la voie nouvelle; il pouvait servir de
guide aux pionniers du rationalisme.
Quand il s'interrogeait sur la conduite à suivre en telle ou
telle circonstance, jamais il ne faisait intervenir les comman-
démens de l'Évangile ou les sourdes suggestions de l'habitude.
Il pesait et il contrepesait des raisons positives, qui seules lui
servaient de règle. Il s'examinait surtout lui-même et la connais-
sance intime du moi lui dictait ses choix. Ce n'était pas chez
lui un principe formulé, mais bien plutôt une tendance très
impérieuse à laquelle il cédait volontiers et qui a donné à son
œuvre une couleur très originale pour son temps. Tout porte à
croire que les moralistes anglais qui ont réduit cette tendance
en système et construit méthodiquement une morale rationnelle
indépendante de toute religion, que Mandeville, qui cite quel-
quefois Montaigne, que Shaftesbury ont largement profité de
son travail. Ils ne faisaient que le continuer. Tous les deux,
ainsi que Locke d'ailleurs, avaient séjourné en Hollande, dans
, le cercle des réfugiés de France parmi lesquels le nom de Mon-
taigne était en singulier honneur et son influence très active.
Shaftesbury était précisément ce disciple que Locke avait formé
suivant les préceptes du philosophe périgourdin, auquel il avait
dès le bas âge insufflé l'esprit de Montaigne.
Les déistes ont, eux aussi, travaillé à séparer la morale
de la religion et à la constituer en discipline distincte, mais
leur activité s'est portée surtout sur l'examen des dogmes
religieux. De Herbert of Cherbury, qui publie son De veri-
tate en 1624, jusqu'à David Hume, leur activité dissolvante
s'est exercée pendant un siècle et demi, dilapidant pièce à
pièce tout l'héritage des croyances traditionnelles. Ici tou-
tefois leur situation différait passablement de celle de Mon-
taigne. Montaigne, qui était catholique, pouvait, grâce à son
catholicisme, faire reposer sa foi sur le doute universel. Il
lui était loisible d'aller dès le premier instant jusqu'aux
extrêmes limites de l'agnosticisme sans pour cela se séparer de
l'Eglise, d'avilir la raison et ruiner tout son crédit pour l'abimer
ensuite aux pied du successeurs de saint Pierre, seul représentant
136
REVUE DES DEUX MONDES.
de l'autorité traditionnelle. Sa liberté était d'autant plus grande
qu'après toutes les aventures intellectuelles dont il courait la
fortune, il était plus assuré d'un refuge aussi ferme, et sa sou-
mission à l'autorité pouvait paraître d'autant plus recevable
qu'il avait plus douté, plus désarmé la raison, et que, partant, il
avait davantage refusé le droit de contrôler et de contester les
enseignemens traditionnels. Il en allait tout autrement des
déistes. Protestans, ils n'avaient pas au même degré le refuge
de l'autorité. Ils devaient chercher dans le libre jeu de leur
raison les principes de leurs croyances, et, par conséquent, ils ne
pouvaient point sans grand péril avilir leur raison. Aussi
cherchent-ils à retenir dans les croyances traditionnelles ce que
leur raison en peut étayer. Ils entrent tous dans la voie du
doute, mais ils s'y avancent plus ou moins chacun selon son
tempérament individuel, selon la vertu dissolvante de son intel-
ligence, chacun dosant sa part de foi ou d'incrédulité suivant
les besoins de son cœur et de sa raison. La vérité pourtant est
qu'on fait difficilement au doute sa part. Peu à peu, il étend son
domaine, il envahit tout. Si l'on trouve à cette époque des
rationalistes comme Locke, qui, fidèles à la tradition protes-
tante, acceptent encore le christianisme et se contentent seule-
ment de faire un choix parmi les données de la tradition chré-
tienne, retenant celles que leur raison avoue, rejetant les
autres, et se constituant ainsi un christianisme à leur manière,
les déistes passent outre, ils écartent résolument tout ce que le
christianisme a de particulier pour ne conserver que les
croyances communes à toutes les religions, les vérités reçues de
tous les hommes ou à peu près, la foi dans l'existence de Dieu et
dans l'immortalité de l'âme. Mais le mouvement ne devait pas
s'arrêter là. Il s'achève tout naturellement chez Hume qui met
en doute jusqu'aux données de la religion naturelle, et qui comme
Montaigne, suivant la même logique, conclut h un agnosticisme
radical. Sur cette échelle décroissante des croyance?, chacun,
suivant l'échelon où il s'arrêtait, pouvait puiser plus ou moins
largement chez Montaigne. On se sentait d'autant plus en com-
munion avec lui qu'on approchait davantage de la position de
Hume ; mais la différence d'attitude que nous signalions tout à
l'heure n'empêchait pas que son allure de libre examen ne fût
séduisante pour tous, et les Essais ont été certainement l'un des
fermens de pensée les plus actifs à cette époque^
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 137
Le promoteur du mouvement déiste, Herbert of Cherbury,
avait séjourné longuement en France où des missions diploma-
tiques l'avaient retenu. La pensée française a certainement eu
sur son esprit une grande influence, et c'est à Paris qu'il a com-
posé son traité De la vérité, où il proclame l'insuffisance des
méthodes de connaissance, et où il en propose une nouvelle
fondée sur le consentement universel. Ce critérium du consen-
tement universel obligera Herbert of Cherbury à rejeter unifor-
mément toutes les religions positives pour ne retenir que les
élémens communs à toutes, qui constitueront la religion natu-
relle. Or quel écrivain en France, mieux que Montaigne et son
fervent disciple Charron, pouvait à cette époque enseigner la
faiblesse de la raison et la nécessité de la guider ? Lequel encore
pouvait mieux inviter à examiner l'extrême diversité des cou-»
tûmes et des croyances pour les opposer les unes aux autres, en
dégager les contrastes et les ressemblances ? L'historien du
déisme, Lechler, et les historiens de la philosophie moderne ont
tous reconnu cette part prépondérante de Montaigne dans les
origines du mouvement.
Elle est surtout apparente dans les écrits de Charles Blount
qui sont d'un demi-siècle postérieurs à ceux de Herbert. Ce
Charles Blount n'est point un précurseur, sa pensée n'est pas
originale. Il reçoit la doctrine toute formée des mains de Herbert
et de Hobbes et il la reprend à son tour sans y ajouter grand*
chose. Mais dans l'exposé qu'il en fait, à chaque instant repa-
raît 1^ nom de Montaigne, et plus souvent encore que son nom
des citations des Essais. On sent que le livre lui est absolument
familier, qu'il se présente sans cesse à son esprit. Blount
admire l'art de Montaigne, lui emprunte quelquefois les
images, goûte l'allure décousue de son style surtout. Monta-
gniser {to montagnize) dans sa langue signifie procéder par per-
pétuelles digressions, et si on lui reproche de ne pas composer,
il se retranche derrière l'exemple de Montaigne et se couvre de
son autorité. Mais, bien plus que l'art de Montaigne, il aime
son esprit, sa critique à laquelle rien n'échappe, et qui, sans
tapage, sans effort, comme en se jouant, minant lentement les
idées par leurs assises, laisse enfin la pensée désemparée. Pour
Blount, comme pour Herbert et Hobbes, la seule religion des
hommes a d'abord été la religion naturelle, et dans le temps
où ils s'en contentaient ils étaient pieux et vertueux. L'inter-
138
REVUE DES DEUX MONDES.
vention des prêtres a tout gâté. Les prêtres sont des ambitieux
qui ont imaginé des rites compliqués et des dogmes absurdes
et les ont imposés à la crédulité populaire afin de rendre leur
ministère indispensable et fonder par lui leur propre pouvoir.
Et ainsi ils ont abêti et dépravé l'humanité. Les princes ont fait
cause commune avec eux, se sont servis d'eux pour assurer
leur gouvernement et leur ont en retour concédé de scanda-
leux avantages. Le résultat de cette alliance est que l'homme
est avili dans son cœur et dans son esprit, et que les religions
qui prétendent l'élever à la divinité ne font que le ravaler
toujours plus bas. Cette doctrine, qui est exposée dans le Anima
mundi (1679) et dans le Great is Diana (1680), est étrangère
à Montaigne; mais Montaigne, qui aimait tant à passer en
revue les croyances contradictoires des peuples, fournissait les
faits qui servaient à l'établir. A l'exemple de ['Apologie de
Sebonde, et en s'aidant manifestement d'elle, Blount nous
montre les idées folles et injurieuses que les religions se sont
faites de la divinité, les croyances ineptes qu'elles ont répandues
sur l'âme et ses destinées. Montaigne l'aide encore à montrer
quels actes de barbarie a provoqués l'idée de sacrifice et sa fon-
cière absurdité. Il le seconde dans sa critique du miracle. Blount
n'a pas plus que Montaigne le goût des systèmes. Pamphlétaire
plus que philosophe, il se propose non de présenter une doctrine
bien liée, mais de taquiner, de troubler dans leur sérénité béate
qui l'exaspère ces dogmatiques dont l'arrogante présomption
ne vit que d'ignorance et de bêtise. L'impertinence avec
laquelle Montaigne savait déjouer et démasquer leurs affirma-
tions frivoles lui plaisait par-dessus tout. Il reprend dans les
mêmes termes, citant des pages entières des Essais, tout son
long paradoxe sur l'intelligence animale, qui supprime le fossé
creusé par la philosophie traditionnelle entre l'âme rationnelle
de l'homme et l'âme sensitive des bêtes, et trouble ainsi les
idées du croyant sur l'immortalité. Comme Montaigne il s'élève
contre les procès de sorcellerie, nie le merveilleux sous toutes
ses formes, répète que tout l'héroïsme des martyrs ne sert de
rien pour fonder les dogmes auxquels ils sacrifient leur exis-
tence. Plus que ses opuscules, il faut lire le hardi commentaire
dont Charles Blount accompagne sa traduction de la Vie d'Apol-
lonius de Tyane. La vie d'Apollonius ne lui paraît ni moins
exemplaire ni moins féconde en miracles que celle du Christ, et
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 139
il estime que ses vertus et ses prodiges ne sont pas moins solide-
ment attestés que ceux dont les évangelistes nous ont transmis
la tradition. Conter les gestes d'Apollonius, c'est, aux yeux de
lilount, jouer aux chrétiens le mauvais tour de donner un rival
à leur Dieu, et ruiner l'autorité du Christ en montrant qu'il n'y
a j)as plus de raisons pour croire en lui que pour croire en
Apollonius. Très fréquemment le nom de Montaigne revient
dans ce commentaire. Son autorité est l'une de celles que
Blount allègue le plus volontiers. Là encore des pages entières
des Essais sont transcrites et souvent elles servent à faire passer
les hardiesses de l'auteur.
Charles Blount n'était point un savant ni un philosophe de
profession. C'était un homme du monde, qui appartenait à la
haute société, et qui écrivait par passe-temps. Par lui nous
comprenons le genre d'intérêt que cherchaient dans les Essais
les gens du monde, ou tout au moins ceux qui parmi les gens
du monde se piquaient de philosophie, et dans ce temps-là
presque tous se piquaient de philosophie. Montaigne, un homme
du monde comme eux, qui comme eux méprisait les pédans et
leur jargon, s'était chargé de mettre à leur portée, d'exprimer
en leur langage les idées qu'il leur fallait pour jouer aux esprits
forts. John Sheffield, duc de Buckingham, l'un des plus gros
personnages du temps, admire Montaigne pour sa franchise
par-dessus tous les autres écrivains, promet l'immortalité à
quiconque écrira dans le même style, et, dans les Essais qu'il
compose à son imitation, il accumule les expressions d'un scep-
ticisme désabusé. Non moins considérable que lui à la cour des
Stuarts puis à celle de Guillaume d'Orange, le marquis d'Halifax,
dont nous avons constaté tout à l'heure l'admiration pour Mon-
taigne, à son avis le seul esprit libre parmi les Français, qui
avait écrit une Défense de Montaigne , ne passait pas pour plus
affermi dans la foi traditionnelle. On l'accusait d'athéisme. Il
disait, paraît-il, qu'un homme ne peut s'asseoir à sa table pour
philosopher sans se relever athée.
Lord Saint-John Bolingbroke est encore un des premiers
hommes d'Angleterre, et il est en même temps le plus illustre
représentant du mouvement déiste. Très grand seigneur dans
ses allures, il se sent, en tant qu'éc-rivain, de la famille de Mon-
taigne, et son conservatisme de prudence, quoiqu'un peu difié-
rent dans ses origines de celui de Montaigne, ne manque pas
140 REVUE DÉS DEUX MONDES.
de le rapprocher encore de lui. Aux yeux de Bolingbroke, bien
qu'aucune religion ne mérite l'attention du philosophe et ne
supporte l'examen, il faut une religion pour le peuple parce
qu'un peuple sans religion ne serait pas gouvernable. Le
peuple doit être élevé dans le respect superstitieux des tradi-
tions, de toutes les traditions, et dans l'horreur de toutes les
nouveautés. Il dira cela dans les mêmes termes que Montaigne
quelquefois, et intimement il se persuadera que la pensée de
Montaigne ne différait pas de la sienne, que Montaigne dispen-
sait, lui aussi, d'une foi déraisonnable la classe cultivée. Pour
celle-là seule Bolingbroke continue la lutte de ses devanciers
contre les religions positives, et comme eux il s'aide dans ce
combat des suggestions des Essais. Bien qu'il ait beaucoup plus
de croyances fermes que Montaigne, bien qu'il affirme, en
opposition avec lui, l'existence de lois naturelles et la capacité
de la raison humaine a les découvrir, il recueille avec prédilec-
tion dans les Essais les formules de scepticisme et les abdica-
tions de la raison. Il nomme Montaigne dans ses écrits philo-
sophiques jusqu'à seize fois. Il le cite souvent, et en français
aussi bien qu'en anglais, Montaigne se présente constamment
à sa pensée.
La philosophie de notre xyiii^ siècle sera toute pénétrée du
déisme anglais. Elle en sera la fille. Voltaire, comme les
déistes, ne verra dans les religions que de grossières superche-
ries inventées par la cupidité des prêtres, développées par l'am-
bition des princes. Gomme Bolingbroke il jugera nécessaire
d'assujettir les peuples à des mensonges pour les diriger. Ses
modèles lui montreront comme par surcroit tout le profit qu'il
peut tirer de l'alliance de Montaigne dans l'élaboration et dans
l'exposé de ses idées. Lui et ses congénères verront en l'auteur
de Y Apologie de Sebonde ce que les déistes anglais y avaient vu
avant eux : un sceptique qui a démasqué la puérilité de toutes
les religions, du christianisme comme des autres, qui a jugé
utile de les maintenir pour la masse, mais qui s'est pleinement
affranchi pour son propre compte et qui l'aurait déclaré haute-
ment si, en son temps de grossière ignorance, la plus élémen-
taire prudence ne l'avait obligé à cacher ses véritables senti-
mens. Et rien n'est plus faux, je crois, que cette interprétation
de la pensée de Montaigne, mais elle a été fort répandue. En
nous renvoyant Montaigne dans l'édition de Goste, l'Angleterre
1
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 141
enseignait h nos philosophes à lui demander des armes et elle
leur transmettait l'image qu'elle s'était faite de lui et qu'ils
devaient en conserver.
TV
Elle ne renonçait d'ailleurs pas à lui pour cela. Si, la bataille
achevée, il cesse d'être un allié de combat, il devient, dans la
paix, un maître avoué par de nombreux disciples. Le rôle des
Essais est alors moins facile à déterminer parce qu'il est plus
complexe. Chacun les interprète et les goûte suivant son propre
tempérament, mais on continue de les lire avec intérêt et profit.)
Ils ont été pour l'Angleterre un livre classique dans toute la
force du terme, si l'on peut appeler ainsi le livre où toutes
les générations successives viennent puiser des enseignemens,
que les écrivains les plus autorisés citent volontiers et qu'ils
admirent. Ils ont été un livre classique pour l'Angleterre, je ne
dirai pas autant que les œuvres d'un Cicéron ou d'un Horace,
que les enfans balbutiaient dans les écoles, mais au premier
rang après ceux-là, et plus, certainement, qu'aucun des chefs-
d'œuvre de la Renaissance italienne.
Un fait bien caractéristique à ce point de vue est, qu'à toutes
les époques le nom de Montaigne reparaît sous la plume des
écrivains anglais sans que ceux-ci jugent nécessaire de l'accom-
pagner d'un mot de commentaire. Il est familier à leur public.)
Dès l'origine, dès le temps de la traduction de Florio, il sembla
qu'on n'ait pas le droit de l'ignorer. Il est, par exemple, sans
aucun éclaircissement, chez Bacon, chez Ben Jonson, chez Bur-
ton. A l'époque de la Restauration nous le retrouverons de
même dans les œuvres de Walton, de Samuel Butler, d'Abra-
ham Cowley, de John Evelyn, sans parler de ceux que j'ai pré-
cédemment nommés.
Montaigne était, nous assure Lowell, l'écrivain favori du
grand Dryden. Au temps de Bolingbroke tous ceux qui en Angle-
terre tiennent la plume semblent l'étudier avec prédilection : si
Addison, comme Hume le fera de nouveau un peu plus tard,
lui reproche son égoïsme et sa vanité, il n'en cherche pas "moins
à imiter sa manière dans ses propres Essais, de même que
Hume s'inspirera sans douté de son scepticisme. Steele se sou-
vient de lui dans le Spectator. Les poètes eux-mêmes laissent
142
REVUE DES DEUX MONDES.
deviner qu'ils sont pénétrés de son livre (1) : je trouve une
réminiscence de V Apologie de Sebonde dans une des fables de
Gay; Warton compose une ode avec une chanson d'amour
qu'un voyageur avait entendue au pays des cannibales et rap-
portée à Montaigne. Pope mentionne Montaigne aussi bien dans
ses poèmes que dans sa correspondance. Il veut imiter sa ma-
nière, « se verser lui-même tout entier dans ses œuvres aussi
franchement que le sincère Shippen ou que le vieux Montaigne.
Chez eux, dit-il, sûre d'être aimée pour peu qu'on la vît, l'àme
se présentait à tous les regards sans réserver une seule pensée
à part soi. » On a pu dire que la morale des Épures sur l'homme
avait été directement empruntée à Montaigne, et c'est là peut-
être une affirmation contestable, car dans ses grandes lignes la
morale des Épîtres sur l'homme se retrouve aussi bien chez
Horace ou chez Pascal que dans les Essais, moÀs il reste acquis
que les Essais ont été l'un des livres préférés de Pope. Swift fait
lire Montaigne à sa bien-aimée Vanessa dans son poème de
Cadenus and Vanessa, et il le nomme à diverses reprises dans
ses œuvres en prose. Son esprit critique et sa misanthropie
trouvaient un aliment selon leur goût chez un penseur qui
démasque la fragilité de toutes les institutions humaines et qui
fait si peu de cas de notre raison, et l'on ne s'étonne point
qu'un jour Bolingbroke ait appelé Montaigne l'ami de Swift.
Après Rabelais et Cervantes il n'était point d'auteur que Sterne
relût plus volontiers. Son désordre si fantaisiste, dégagé de
toute convention, le séduisait, son scepticisme aussi qui flattait
ce sentiment cher entre tous à Sterne que les plus petites causes
produisent des effets disproportionnés, que nos habitudes les
plus frivoles, nos manies les plus ridicules nous mènent à leur
gré et tissent la trame de nos instables existences. 11 lui a
emprunté des images, des observations psychologiques, des
réflexions de toutes sortes.
Sans parler des philosophes, comme Dugald-Steward, et des
critiques, comme Hazlitt, que leur profession appelait à consa-
crer à l'étude des Essais des articles entiers, et qui d'ailleurs ne
manquent pas d'en proclamer les mérites, de nombreux artistes
et penseurs au xix® siècle ont dit leur admiration pour Mon-
taigne, et déclaré qu'ils en faisaient leur lecture de prédilection.
(1) Oq a pensé trouver des réaiiniscences des Essais jusque chez Wordsworth
et chez Coleridge.
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 143
Byron a écrit : « Les Essais de Montaigne et le Dictionnaire phi-
losophique de Voltaire sont les ouvrages que je lis et relis avec
un intérêt toujours renouvelé. » Et Tackherayiu Montaigne et
les Lettres d'IIowel sont mes livres de chevet. Si je m'éveille la
nuit, j'ai sous la main l'un ou l'autre de ces auteurs qui babille
avec moi pour me rendormir. Ils parlent d'eux-mêmes sans fin,
et ils ne me fatiguent pas... J'aime, dis-je, et je ne me lasse
presque jamais d'entendre le babillage sans apprêt de ces deux
chers vieux amis, le gentilhomme périgourdin et le vaniteux
petit clerc du conseil du roi Charles. » Dans le cabinet de Ste-
venson, Montaigne va rencontrer une autre compagnie, « Un
ou deux des romans de Scott, Shakspeare, Molière, Montaigne,
« l'égoïste, » et « le vicomte de Bragelone » constituent le cercle
étroit de mes intimes. » Chez Dobson, dans son poème intitulé
Mes livres, Montaigne passe en première ligne, il est suivi de
Howell, Horace, Molière, Burton et Rabelais. « Les autres livres,
ajoute Dobson, je ne les ai jamais ouverts, ceux-là sont les
livres que je lis. » John Richard Green le place auprès de Shak-
speare et de Dante, dans les plus hautes sphères de la pensée
où l'esprit devrait chercher une nourriture quotidienhe. « Si
chaque jour, écrit-il, vous aviez lu un peu de Shakspeare, ou
un peu de Dante, ou un peu de Montaigne, par exemple, vous
n'auriez pas cessé d'aimer M™® Roland, mais vous auriez réservé
l'enthousiasme enflammé qu'elle vous inspire pour des carac-
tères plus haut placés. » Et parmi les influences livresques qu'il
a subies, il distingue avant tout celles de Carlyle et de Mon-
taigne. Montaigne lui a donné des leçons d'impartialité. Edouard
Fitz Gerald, le délicat érudit concentré dans sa vie intérieure
et si épris de sagesse, était encore un fervent admirateur de
Montaigne. Il le nomme sans cesse dans sa correspondance; il
le lit, il le loue, il l'emporte en voyage comme un (( agréable
compagnon, » il l'appelle « mon vieux Montaigne, » il s'inspire
de lui. On a relevé dans son Puissant magicien bon nombre de
réminiscences des Essais. George Eliot a dit aussi son admira-
tion pour Montaigne, et quand le meunier dû Moulin sur la
Floss, pour exprimer qu'il ne veut pas se dépouiller de son bien
au profit de ses enfans tant qu'il en pourra jouir lui-même,
nous dit qu'il entend ne pas se dévêtir avant l'heure de se cou-
cher, il nous laisse deviner qu'il a lu Montaigne en sa jeunesse.
On pourrait prolonger cette liste de témoignages. Il faut
144 BEVUE DES DEUX MONDES.,
faire une place spéciale à celui d'Emerson, le puissant philo-
sophe des Etats-Unis, qui a exprimé avec tant de force la
leçon d'énergie que donne au monde l'histoire de son pays.
Si les Américains, à toutes les époques, ont beaucoup moins
que les Anglais étudié et apprécié les Essais, Emerson, en
revanche, avait voué à Montaigne un véritable culte. Mon-
taigne était pour lui le sage des temps modernes. « Un volume
dépareillé de la traduction des Essais par Cotton, dit-il, m'est
resté de la bibliothèque de mon père quand j'étais enfant. Il y
demeura longtemps négligé, jusqu'à ce que, après bien des
années, comme je venais de sortir du collège, je le lus et me
procurai les autres volumes. Je me rappelle les délices et
l'émerveillement dans lesquels je vécus en sa compagnie. Il
me semblait que j'avais moi-même écrit ce livre dans quelque
vie antérieure, tant il parlait avec sincérité à ma pensée et à
mon expérience. »
Depuis une soixantaine d'années la critique française, grâce
aux méthodes précises qui sont aujourd'hui en faveur, a re-
nouvelé les études sur Montaigne. L'Angleterre et l'Amérique
ont tenu k ne pas rester étrangères à ce mouvement. Non seu-
lement leurs critiques leur ont fait connaître les résultats des
recherches entreprises chez nous, mais on peut dire qu'ils y
ont quelquefois apporté leur contribution, et que par là encore
ils ont traité Montaigne comme un de leurs écrivains natio-
naux. La « montaignologie, » comme dit plaisamment l'un
d'entre eux, leur tient à cœur presque autant que la « shaks-
pearologie. » Les études de Bayle Saint-John, de Lawndes,
de Whibley, même celle de Dowden, qui n'est pas à l'abri
de la critique, sont parmi les mieux informées et les plus
pénétrantes que l'on puisse lire sur les Essais. L'Université de
Harward, à Cambridge, aux Etats-Unis, semble avoir voué à
Montaigne un culte particulier. Lowel, qui y a professé et qui
y a dirigé le département des éludes de langues et littératures
romanes, était tout pénétré des Essais, qu'il relisait sans cesse
et qu'il admirait, et ses écrits le proclament assez clairement.
L'un de ses successeurs, Bocher, n'avait pas de sujet d'étude
plus habituel. Une mort prématurée l'a seule empêché de nous
laisser le fruit de ses réflexions et de ses recherches. Significa-
tif et touchant entre tous est le cas de miss Grâce Norton qui,
amie de Bocher, héritière de ses papiers et de sa pensée, vit
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. Ii5
depuis plus de trente ans en commerce quotidien et en commu-
nion intime avec les Essais. Elle en a fait l'aliment de sa vie
inlollectuelle, et bien peu des compatriotes de Montaigne les
connaissent aussi bien que miss Grâce Norton. Les études
qu'elle a publiées voici quelques années sont d'une précision,
d'une érudition qui les rendent nécessaires à tous ceux qui
veulent connaître Montaigne. Elle y apporte des documcns
inconnus, des hypothèses neuves, des interprétations péné-
trantes, telles qu'une connaissance intime et constamment
entretenue des textes peut seule les suggérer.
Que des Allemands étudient avec ces méthodes précises nos
grands écrivains, rien de plus naturel : nul sujet n'échappe à
leur insatiable avidité d'érudition, et l'étude de leurs auteurs
nationaux ne saurait fournir tous les sujets de thèses, de dis-
sertations et de programmes qu'il leur faut. Mais que le même
honneur soit rendu à Montaigne par des Anglais et par des
Américains, voilà qui est digne de remarque. Il faut voir dans
cet hommage un signe nouveau et bien caractéristique de l'in-
térêt particulier que son œuvre leur a toujours inspiré.
C'en est une manifestation nouvelle, toute moderne celle-là,
car, pour ne point se démentir, le goût d'une nation pour un
écrivain est obligé de changer de forme avec les temps, de re-
fléter les préoccupations et les tendances des époques succes-
sives. Celui-là seulement pourra vivre à travers les âges qui
sera assez riche de son propre fonds pour satisfaire aux besoins
divers des divers âges. Si les hommes de la Renaissance ont
surtout goûté dans les Essais les leçons morales de l'antiquité
retrouvée et les métaphores pittoresques, les générations sui-
vantes avec Locke et avec les déistes ont surtout demandé à
Montaigne des leçons de bon sens et de libre examen, et plus
tard encore, quand ses enseignemens ont été bien répandus,
bien vulgarisés, les artistes qui lui devaient le genre des Essais
et les penseurs lui sont restés fidèles pour la forme immortelle
qu'il avait su donner à l'expression de ses idées.
A tout prendre, les destinées de Montaigne en Angleterre
ressemblent beaucoup à ses destinées en France. Chez nous aussi
il est facile de découvrir un double, courant parmi ses disciples,
TOME XVII. — 1913. 10
U6
REVUE DES DEUX MONDES.
les uns admirant en lui sa sagesse morale héritée de l'antiquité
et sa connaissance intime des anciens, les autres, avec Des-
cartes, puis avec les philosophes du xviii* siècle, les véritables
successeurs de Descartes, séduits surtout par son rationalisme
et par son esprit critique. Et quand, plus tard un peu qu'en
Angleterre, nos philosophes eurent achevé leur travail de cri-
tique, l'art des Essais et leur charme intime devinrent leur
principal titre à la réputation. Enfin, lorsque le goût des études
historiques précises s'est développé, avec une curiosité amou-
reuse autant qu'érudite, on s'est efforcé de reconstituer l'his-
toire de leur composition, de retrouver leur texte exact et ses
remaniemens successifs, la figure de leur auteur, tout cela au
prix d'un travail patient, que peu d'œuvres pouvaient mieux
justifier, et auquel nous avons vu quelquefois les Anglo-
Saxons participer à leur manière.
Si pourtant nous voulons serrer les faits de plus près, et
nous demander ce que les Anglais ont principalement goûté
chez Montaigne, interrogeons les écrivains qui viennent de dé-
poser en sa faveur sur les raisons de leur préférence. Presque
tous ceux qui s'expliquent à ce sujet nous diront avec Emer-
son que ce qu'ils goûtent surtout en Montaigne c'est sa fran-
chise, sa sincérité, sa manière directe, si je puis dire, d'aller au
réel et de le représenter, ce qu'on pourrait appeler son sens des
réalités concrètes. Il nous met en relation immédiate avec les
choses, il en donne la sensation. Parfaitement libéré des pro-
blèmes de parade, des fleurs de la rhétorique traditionnelle, il
va droit aux réalités concrètes avec un sens très sûr qui n'est
peut-être qu'un ardent désir d'atteindre à la vérité toute nue.
(( Montaigne, nous dit Emerson, est le plus ingénu et le plus loyal
de tou^ les écrivains... Vous pouvez lire ailleurs de lathéologie,
et de la grammaire, et de la métaphysique. Tout ce que vous
trouvez ici sentira la terre et la vie réelle «C'est grâce à son
horreur instinctive du factice qu'il sait intéresser son lecteur
aux innombrables idées qu'il remue. « Il y a eu des hommes à
la pensée plus profonde, mais, peut-on dire, aucun homme qui
ait eu une pareille abondance d'idées? Jamais il n'est ennuyeux,
jamais insincère, et il a le génie d'intéresser le lecteur à tout
ce qui l'intéresse. »
Le réalisme que Taine signalait comme un des caractères les
plus saillans du génie anglais a beaucoup contribué, je crois, à
MONTAIGNE EN ANGLETERRE.
14T
faire goûter Montaigne aux Anglais. C'est d'un réalisme spon-
tané, naturel, qu'il s'agit ici, aucunement d'une doctrine litté-
raire. Ils ont senti que sa pensée plonge au-dessous du milieu
artificiel dont tout homme civilisé est enveloppé pour habiter
constamment et sans effort un monde plus conforme à notre
nature, afin d'y trouver son aliment nécessaire, et ils ont vu
dans les Essais un « livre de bonne foy » au sens le plus large
du mot. Il est vrai qu'un autre caractère de la race, beaucoup
moins bien dégagé par Taine et non moins apparent, ne se
retrouvait pas au même degré chez Montaigne : je veux parler
de l'union intime avec ce sens du réel, d'une sorte de mysti-
cisme et d'idéalisme qui donne une couleur originale à beaucoup
d'œuvres anglaises. Montaigne n'est point du tout mystique, du
moins en général. Encore convient-il de ne pas oublier sur
quel ton il a parlé de l'amitié, et son essai de ramitié a été fort
goûté en Angleterre comme ailleurs. Est-il rien de plus mys-
tique que son mot fameux, repris par divers auteurs anglais :
« Si on me presse de dire pourquoy je l'aimais, je sens que cela
ne se peut exprimer qu'en répondant: parce que c'était lui,
parce que c'était moi. »
Le sens très pratique de la vie que beaucoup d'Anglais ont
constaté chez Montaigne était encore de nature à leur plaire.
Dans ce réel très concret, très prochain de chacun de nous que
sa pensée habite, ce qui l'intéresse surtout, c'est de reconnaître
les faits et les principes qui doivent régler notre conduite. Sans
cesse Montaigne examine les raisons qu'il a d'agir, ou de ne
pas agir, ou encore d'agir de telle ou telle manière. Préoccupé
sans cesse des mœurs et de la psychologie, qui est la base né-
cessaire de toute la science des mœurs, il ne fait pas la méta-
physique de la morale, si l'on peut ainsi parler, ne se travaille
pas à démêler ses fondemens, ne s'attarde pas dans le pro-
blème du souverain bien, il court droit aux cas individuels, aux
difficultés que suscite la vie à chaque pas, que son expérience
fait jaillir chaque jour dans son champ d'activité personnelle ou
que ses lectures lui révèlent dans la conduite des autres hommes.
Cette manière toute positive de moraliser répond bien à l'idée
que nous nous formons du caractère anglais. Les Anglais de-
mandent à Montaigne des encouragemens contre la mort et la
douleur, des jugemens sur la mode, sur l'ambition. Bien peu
de ses disciples saxons ont goûté ce que son enseignement avait
148 REVUE DES DEUX MONDES.:
de plus original peut-être, je veux dire cet enthousiasme pour
la bonne nature, cet abandon plein de confiance aux instincts
qui naissent d'elle. Chez bien peu d'entre eux, et peut-être chez
aucun, on ne retrouve ce large courant de naturalisme qui lui
venait de Rabelais, qui après lui se retrouve chez Molière, et
qui en France lui a fait tant d'admirateurs passionnés. Mais en
Angleterre on se plaît tout particulièrement h rationaliser la
morale, comme il savait si bien le faire, et nul ne s'e'tonnera de
voir un Anglais, Shaftesbury, compléter sur ce point son
œuvre en la systématisant. On répète volontiers après lui que
c'est dans la vie privée que se manifestent le plus clairement
les sentimens et que la valeur morale peut être appréciée; on
est séduit par la souplesse insinuante avec laquelle il se glisse
dans l'intimité de chacun et s'immisce jusque dans les actes
les plus privés.
Emerson parle quelque part de cet Auguste Collignon, mort
en 1830, dont il vit le tombeau au cimetière du Père-Lachaise,
et qui, disait son inscription funéraire, s'était formé à la vertu
sur le modèle des Essais de Montaigne. L'exemple d'Auguste
Collignon a dû être compris des lecteurs d'Emerson. Ils voyaient
volontiers en Montaigne un maître de bon sens pratique. Les
articles que les Revues anglaises consacrent de temps à autre à
Montaigne ne sont pas tous des articles d'érudition. Ils présen-
tent volontiers les Essais comme un livre toujours vivant, dans
la lecture duquel on trouve encore, au xx^ siècle comme au
xvi^, agrément et instruction. Ils montrent en Montaigne un
aimable compagnon, auquel il y a plaisir à consacrer ses heures
de loisir, et qui, sans jamais prêcher, sait donner d'utiles
conseils et incliner l'âme vers la sérénité. ^
Pour les Anglais, comme pour les Français, Montaigne est
encore un maître de bon sens autant que de sagesse pratique.^ j
Ils louent en lui la rectitude de son jugement. Nous avons vu
qu'à la fin du xviii« siècle il a rendu un service signalé à la
pensée critique anglaise. Dans ce temps-là il a pu apparaître à
quelques-uns comme un esprit aventureux, comme le repré-
sentant d'un scepticisme dangereux qui risquait d'obscurcir les
principes et d'énerver les ressorts de l'activité. Mais cette
défiance, qui, pendant un temps, a été si répandue en France et
qui a passagèrement rendu Montaigne suspect à ses compa-
triotes, ne se rencontre que bien peu chez les Anglais. Celui qui
MONTAIGNE EN ANGLETERRE. 149
avait préparé la méthode de Bacon et qui avaif fourni h Locke
ses principes de pédagogie ne devait pas être un bien redoutable
démolisseur. On a senti que le scepticisme de Montaigne n'était
pas dissolvant, qu'il ne tendait qu'à dégager l'esprit de méthodes
fallacieuses et de notions bâtardes accumulées depuis des
siècles pour le placer en présence de l'expérience toute nue,
considérée comme seul principe de connaissance. Ce scepti-
cisme-là ne pouvait pas manquer d'être cher au génie anglais
qui a conduit la pensée moderne dans les voies de l'empirisme.;
Montaigne était, comme l'a dit Helvétius, l'un des précurseurs
et des promoteurs de la philosophie empirique et, après Bacon
et Locke, on ne s'étonne pas de voir Bentham le citer, Dugald
Stewart l'admirer et le mentionner souvent. Les penseurs du
XIX* siècle sont encore à ce point de vue tout à fait d'accord avec
Bacon. « Au-dessous de son nom, dit Emerson, il dessinait une
balance emblématique, et il écrivait sous cette balance : Que
sçay-je ? Quand je regarde son portrait placé en face du titre,
il me semble que je l'entends dire : Vous pouvez jouer au vieux
père Positif, si vous le voulez, vous pouvez railler et exagérer;
moi je suis là pour dire la vérité, et, pour tous les Etats,
toutes les Eglises, tous les trésors et toutes les gloires de l'Eu-
rope, je ne voudrais rien dire au delà du fait tout sec tel que je
le vois. » Tout le doute de Montaigne qu'il approuve n'entrave
pas le déploiement de la morale d'Emerson puissamment indi-
vidualiste, qui plonge par de si profondes racines dans le
caractère anglo-saxon ; il n'est pas en contradiction avec ses
affirmations, et il ne l'est pas davantage avec les tendances
conservatrices que manifeste toute l'histoire du peuple anglais.,
Bien au contraire, il semble leur fournir un point d'appui et
comme une base rationnelle. Tandis que le conservatisme politique
et religieux de Montaigne était regardé le plus souvent en France
comme une addition postiche à son scepticisme, comme une
abdication de ses principes, une intolérable contradiction de ses
propres théories, voire comme une supercherie, on a estimé
souvent en Angleterre qu'il en formait le complément naturel.;
La tradition est le fait devant lequel la raison sceptique ne
peut que s'incliner, qu'elle est sans force pour attaquer, puis-
qu'elle n'a pas foi en ses propres constructions.
En même temps donc que l'œuvre de Montaigne les gagnait
par ce réalisme sans ostentation qui est celui de tant de leurs
iSO REVUE DES DEUX MONDES.
romans et de leurs recueils d'essais, et qu'ils y satisfaisaient
leur goût pour les ide'es morales examinées avec un sens très
pratique, très avisé, qu'ils y nourrissaient les tendances très
empiristes de leurs esprits qui ont donné au monde la philo-
sophie de Locke et celle de Reid, les Anglais y trouvaient
encore ce mélange singulier d'une extrême liberté de pensée
jointe à un respect très prudent de la tradition. Et j'entends
bien l'objection : Est-il sûr que ces traits distinguent le génie
anglais, dira-t-on ? Aujourd'hui que les pensées nationales
semblent se dépouiller peu à peu de leurs particularités pour
se fondre dans un vaste courant intellectuel, que les mêmes
méthodes et les mêmes objets d'étude se retrouvent partout,
n'est-il pas téméraire de parler d'une pensée anglaise et de
prétendre en définir les caractères ? Les disciples de Taine nous
ont appris combien ces tentatives sont aventureuses. Je le veux
bien, mais, à défaut du présent, il semble bien que le passé de
la littérature et de la philosophie anglaises manifeste quelques
caractères propres à la race, qu'on y retrouve en particulier
ceux que je viens de dégager dans les Essais. Et puis d'ailleurs,
peu importe : ce qui est sûr en tout cas, c'est que ces caractères
sont ceux que les Anglais ont le plus fréquemment loués dans les
Essais, qu'ils y ont admirés, qu'ils ont cherché à imiter : ce sont
eux par conséquent qui ont fait la réputation de Montaigne en
Angleterre, qui lui ont donné cette « vertu magique » dont
parle quelque part un critique anglais.
Pierre Villey*
EN CHYPRE
FAMAGOUSTE
A l'autre extrémité de la Méditerranée se trouve l'île de
Chypre, trop peu visitée par les voyageurs; elle mérite cepen-
dant qu'on y fasse un séjour k cause de la beauté des souve-
nirs historiques et de ce que l'Occident, notre pays en particu-
lier, y a jadis élevé.
D'admirables monumens dorés par le temps, s'élevant sous
un ciel resplendissant, sont parvenus jusqu'à nous, comme de
précieux témoins de ses richesses d'autrefois.
Pendant quatre siècles environ, Chypre a été au pouvoir des
Latins. Un royaume essentiellement français qui dura trois
cents ans, avait fait de cette île une des contrées les plus floris-
santes du monde médiéval. Sous des seigneurs poitevins, les
Lusignan, elle atteignit son apogée. Ses lois étaient les assises
de Jérusalem. Quant k sa langue, je laisse à un voyageur nor-
mand, Pierre Mesenge, le soin de dire ce qu'elle était. Il visite
l'île en 4501, peu de temps après que la domination de Venise
s'y était établie, et il écrit : (( Tout le pays est subject de la Sei-
gneurie de Venise, depuys dix-huit ou vingt ans ença; depuis
lequel temps, ils ont changé tout l'ordre et manière de faire
accoutumé car en paravent ilz faisoient leurs procès et escrip-
teurs et plaidoient en françoys et maintenant ilz les font en
italien; ce quoy les habitans sont bien mal contons car tous
ceulx du pays, et spéciallement les gentilzhommes, sont aussy
bons françoys que nous sommes en France et sont merveilleu-
152 REVUE DES DEUX MONDÉS.
sèment mal contens d'astre en la subgection de la Seigneurie
de Venise. »
Voilà ce qu'au commencement du xvi® siècle on disait de
notre pays dans le Levant, et de nos jours, il suffit encore de
parcourir l'Orient, Chypre en particulier, pour se convaincre
une fois de plus, malgré le dire de certains écrivains, que
l'histoire de France remonte à plus de vingt ans. Partout nous
retrouvons des traces palpables du passage de nos aïeux, ces
grands colonisateurs du moyen âge. Sans orgueil mal placé,
mais aussi sans fausse modestie, nous pouvons nous en faire
gloire, — car malgré bien des défaillances qu'il serait puéril de
chercher à cacher, ces hommes, guidés par un même idéal, fu-
rent des légistes perspicaces, des artistes excellens, des soldats
valeureux et des organisateurs hors de pair.
Parmi toutes les merveilles laissées par nos ancêtres, éparses
sur le sol de l'Ile, l'incomparable Famagouste tient certainement
le premier rang et c'est donc à elle que j'ai été d'abord, en
venant de Larnaka par une radieuse après-midi de printemps.
Le printemps des îles de la Méditerranée orientale a toutes
les fraîcheurs, toutes les tendresses du nôtre ; mais il a en plus,
pour le faire chanter, le ciel le plus pur de nos meilleures jour-
nées d'été ; surtout après les courtes pluies qui, en cette saison,
tombent de temps en temps.
Au-dessus de la campagne plate, jonchée de renoncules
jaunes, de marguerites d'or et d'asphodèles, on aperçoit tout à
coup, à l'extrême horizon, les hautes tours de la cathédrale
Saint-Nicolas et les sommets d'églises, dont les pieds sont cachés
par un rempart bas, à peine visible, à cause des talus de la
contrescarpe. Arrive-t-on devant quelque ancienne ville d'Occi-
dent? ou est-on, comme on l'avait pensé, dans le Levant? On
aurait bien de la peine à le dire si des têtes de palmiers ne
venaient trancher la difficulté. C'est une vieille ville de France,
née sur la terre d'Orient, au bord de la mer, qui m'est apparue
là-bas, rappelant ces illustrations des contes de fées qu'enfans,
le soir après le dîner, on mettait entre nos mains, pour que
nous restions sages. Elles dous enchantaient, ces images, je
m'en souviens si bien!
L'antique cité se précise davantage et devient une réalité
au fur et à mesure qu'on s'en rapproche. Certains sites,
comme certaines personnes, demandent à être vus de loin pour
EN CHYPRE^
153
conserver tout leur prestige, mais ce n'est pas le cas pour Fama-
gouste, car l'impression profonde qui s'en dégage ne fait que
grandir, que. s'accentuer quand, comme le dit un écrivain, après
avoir franclii la vieille porte de Limassol, on pénètre dans la
ville déserte, flottante dans l'immensité de sa formidable
enceinte vénitienne.
Cette ville, qui eut jadis avec ses faubourgs, rapportent les
voyageurs, une population de 70 000 âmes de toutes races,
n'est plus habitée maintenant que par trois ou quatre cents
Turcs (1). Elle n'est donc pas morte, mais seulement endormie.:
Espérons que jamais personnne ne viendra la réveiller : la terre
est assez vaste pour laisser en repos ceux qui sommeillent.
^ Nous voici dans une rue (il n'y en a que trois ou quatre à
peu près méritant ce qualificatif). De temps en temps, des cha-
meaux, attachés les uns aux autres et portant des balles de mar-
chandises, s'en vont de leur pas méthodique, toujours exacte-
ment compté, vers la campagne; ils considèrent les passans avec
une sorte d'air méprisant, parce qu'ils les regardent de haut.
Une femme strictement voilée, en robe rose, sort de chez
elle pour aller bavarder avec sa voisine; ou bien, un groupe de
paysans en culottes bouff'antes, venus pour un procès, se pro-
mènent désœuvrés, le nez en l'air, en attendant l'heure de
l'appel de leur cause. Voilà k peu près tout ce qui paraît donner
un semblant de vie à ces rues généralement calmes.
Cependant, vers la place sur laquelle jadis s'ouvraient les
portes du palais, il y a un peu plus d'animation : c'est le quar-
tier des marchands, des cafés, toujours vivans en Orient. A
quelques pas de là, près de la cathédrale, se trouve l'école de la
Mosquée où les enfans, en psalmodiant, récitent les versets du
Coran.
J'ai oublié de parler d'un vieillard de quatre-vingt-sept ans,
à la longue barbe blanche. Lui non plus ne fait pas grand
bruit dans ce cadre de silence. C'est un Persan, jadis fonda-
teur d'une religion; expulsé de son pays, les Turcs le recueil-
lirent; mais, n'aimant pas beaucoup les innovateurs, ils le relé-
guèrent à Famagouste où il vit, depuis plus de cinquante ans,
sans jamais sortir de chez lui, avec trois ou quatre de ses femmes,
qu'il remplace de temps en temps. Une seule fois, cependant, il
(1) Jusqu'en 1878, époque de l'occupation anglaise, seuls les musulmans avaient
le droit d'habiter à Famagouste.
154 REVUE DES DEUX MONDES.
fit exception à la règle, en montant dans le train qui, de Fanxa-
gouste, va h Nicosie. Sa joie fut complète, dit-on, mais ne vou-
lant pas gâter cette première et unique impression, comme un
sage, il n'a jamais recommence'.
La ville de Famagouste, altération française du nom byzan-
tin d'Ammokhostos (les dunes de sable), fut fondée, peut-être
sous les Ptolémées, à une petite distance au Sud de Salamine.
Pendant bien des siècles elle resta sans avoir d'importance.
Au commencement de 1200, suivant les choniqueurs et les
récits des voyageurs, il n'y avait guère là qu'une tour for-
tifiée et un lieu de pèlerinage à saint Épiphane, évêque de Sa-
lamine. Cependant un évêque latin y résidait déjà. 11 lui fallut
attendre la prise de Saint-Jean-d'Acre par les musulmans, en
1291, pour qu'elle se développât. Les grandes maisons de com-
merce, les banques, les comptoirs, dont les sièges étaient à Acre,
chassés de cette ville par les musulmans, vinrent s'y réfugier et,
la même année, Nicolas IV interdit aux chrétiens, sous peine
d'être excommuniés et déclarés infâmes à perpétuité, toute
transaction directe avec les infidèles, surtout la vente d'armes,
de chevaux, de bois et de vivres.
Famagouste devint ainsi le terrain neutre, où purent se faire,
librement, les échanges entre l'Occident et l'Orient. De 1300 à
1373 sa richesse fut fabuleuse, son port était plein de navires,
ses magasins regorgeaient de marchandises et, dès les premières
années du xiv^ siècle, la plupart des églises et les fortifications
étaient en cours de construction. Mais en 1373, les Génois s'en
emparent, la pillent, s'y livrent à toutes sortes de cruautés et la
gardent jusqu'en 1464. En vain, après les premiers excès com-
mis, essayèrent-ils de lui donner un lustre nouveau ; en vain,
malgré les traités passés entre les rois de Chypre et la Répu-
blique, depuis celui de 1383 (tous portant comme condition
essentielle d'assujettir le commerce d'exportation et d'importa-
tion à passer uniquement par Famagouste, sauf pour quelques
articles destinés à l'Asie Mineure), tout fut inutile. Le système
commercial égoïste de Gênes avait porté ses fruits. Délaissée
par les autres nations, assiégée à plusieurs reprises par les Chy-
priotes, sa ruine alla s'accentuant, d'année en année, et lorsque
le 6 janvier 1464, les Génois capitulèrent, Famagouste n'était
plus que l'ombre d'elle-même.
Jacques II, fils bâtard de Jean II, essaya de la relever. Peut-
EN CHYPRE. 155
être y serait-il arrivé s'il n'avait été enlevé soudainement en
4473. Jacques III, son fils posthume, mourait, à l'âge d'un an,
d'une mort également mystérieuse. La veuve de Jacques le
Bâtard, mère du malheureux jeune prince, Catherine Gornaro,
fille adoptive du Sénat de Venise, fut forcée d'abdiquer sa sou-
veraineté en faveur de la République, en 1489.
Les Vénitiens possédèrent Famagouste jusqu'en 1571, date
à laquelle, après un siège mémorable de soixante-quinze jours,
le général ottoman Mustapha s'en rendait maître. La population
fut massacrée ou emmenée en esclavage et, depuis ce temps,
s'appauvrissant toujours de plus en plus, elle est arrivée jusqu'à
nous comme une très pâle image, une sorte de fantôme de ce
qu'elle fut jadis.
A propos de la prise de Famagouste, en 1373, il est inté-
ressant de connaître comment Gènes organisait ses expéditions
militaires.
Les soldats étaient des volontaires engagés pour la durée de
la campagne, ils recevaient une solde et participaient au butin
(marchandises, esclaves, armes portatives).
Mais en même temps que l'armée se constituait, il se for-
mait, dit Mas Latrie (1), « des Sociétés en commandite, que
réunissait souvent une Société générale, pour fournir à la
République l'argent, les vivres et les galères dont elle avait
besoin. G'est ce qu'on appelait des Mahones ou une Mahone..
« Dans le courant du xii^ siècle, les flottes les plus considé-
rables de Gênes s'équipaient déjà de la sorte. La Mahone se
constituait par l'association d'armateurs, de capitalistes, de
marchands, de petits propriétaires, d'ouvriers, de corporations
religieuses ou laïques qui prêtaient leurs fonds en commun
pour courir les risques de l'expédition projetée. Chaque socié-
taire qu'on appelait le Mahon ou le Mahonais recevait, au pro-
rata de sa mise, une part des profits soit en numéraire, soit en
marchandises, soit en propriétés territoriales. C'est ainsi que les
Justiniani de Gênes s'établirent dans l'île de Chio pendant près
de deux cents ans.
« La Mahone de Chypre se forma avec un premier capital de
400 000 ducats. Ayant réalisé d'immenses bénéfices, par suite
de la prise de Famagouste, elle se constitua en compagnie per-
(l) Histoire de l'île de Chypre, t. lî, p. 385
156 REVUE DES DEUX MONDES.
manente pour faire le commerce sous la protection de la Répu-
blique et nominativement au nom de la compagnie.
c( Le 15 octobre 1408 à Gênes, la Mahone se réunit à un
office créé l'année précédente, pour concentrer dans une seule
administration et sous l'invocation de saint Georges, patron de
la République, la Ferme générale des Gabelles. C'est l'institu-
tion qui plus tard prit le nom de banque de Saint-Georges. La
compagnie chypriote opéra son adjonction à l'office en achetant
des actions sur les revenus publics pour une somme égale à la
totalité de ses créances sur Famagouste et sur le roi de Chypre. »
Le prix de la cession de ses droits faite par la compagnie,
à la Société de Saint-Georges, fut de 5 884 actions de la Mahone,
valant 1471 actions de Saint-Georges ou 147 100 livres génoises.:
« Bien qu'absorbée dès lors par l'Office de Saint-Georges, la
Mahone de Chypre n'en conserva pas moins sa comptabilité
séparée, l'on distingua toujours dans les traités ultérieurs les
intérêts de l'ancienne Mahone de Chypre (1373) et de la nou-
velle Mahone de Chypre, formée peu avant la réunion de 1408. »
Près de la place où nous étions tout à l'heure, un peu à
l'est, se trouve l'église Saint-Nicolas transformée en mosquée
depuis l'occupation musulmane. C'est une merveilleuse cathé-
drale rappelant celle de Reims, moins grande cependant.
D'une rare harmqnie de proportions, d'une suprême élégance,
elle s'élève vers le ciel bleu, splendidement dorée par les siècles
et le soleil de l'Orient. Aucun autre monument du Moyen âge,
ni dans le midi de la France, ni en Italie, ni en Espagne, où
cependant les tons de la pierre sont admirables, ne peut rivali-
ser avec elle et ne m'a produit une semblable impression.
Elle est d'un roux chaud, presque fauve, mais d'un fauve un
peu acajou rendu plus puissant par l'intensité de la lumière.
Que le soleil frappe en plein sa façade ou qu'il la touche obli-
quement et que des ombres bleutées fassent mieux se détacher
les détails de sa décoration, elle est toujours aussi belle.
Je suis allé m'asseoir, bien souvent, devant cette vieille
église magnifiquement ambrée, à des heures différentes du jour
pour mieux la contempler, et il me serait impossible de dire à
laquelle de ces heures je la préfère.
Sa façade, cantonnée de hautes tours auxquelles adhèrent
des tourelles d'escaliers octogonales (une d'elles, celle de gauche,
a été malheureusement surélevée pour servir de minaret), est
EN CHYPRE. 157
un modèle de puissance et de grâce. Trois portails aux tympans
ajoure's que surmontent des gables, en partagent la base; puis,
au-dessus du portail du milieu, occupant tout le centre, une
grande fenêtre, d'un dessin nerveux, parfaitement pur, exquise
de lignes, devait jadis, quand elle avait ses vitraux aux colora-
tions violentes dont les maîtres verriers des xiii^ et xiv® siècles
avaient seuls le secret, inonder l'intérieur de l'église de tons
multicolores, comme ceux d'un tapis des Mille et une Nuits.
Un détail frappe à première vue, c'est la répétition des mo-
tifs ornementaux ; mais cette répétition a été faite avec tant de
tact et la qualité de la sculpture est telle, qu'il ne s'en dégage
aucune impression monotone; c'est toujours avec le même
plaisir que l'on retrouve, plus haut, ce que l'on avait rencontré
plus bas.
M. Enlart pense, et l'idée est très plausible, que « l'impos-
sibilité de réunir beaucoup de sculpteurs a déterminé l'archi-
tecte à supprimer certains détails, dont on n'eût pas manqué
d'agrémenter une cathédrale française, et à répéter indéfini-
ment certains autres ; ce qui tend à prouver qu'au xiv^ siècle,
comme de nos jours, les sculpteurs du bâtiment devaient avoir
chacun, dans la main, quelques motifs qu'ils reproduisaient
constamment; plus le nombre de ces ouvriers d'art était res-
treint dans un chantier, et plus la décoration de l'église était
uniforme. »
Les côtés de Saint-Nicolas ne le cédaient en rien à sa façade;
si je parle au passé, c'est parce que la plupart des arcs-boutans
ont été, après les tremblemens de terre du xvi^ siècle, pesam-
ment reconstruits; mais ce qu'il en reste ne fait que davantage
regretter ce que nous ne voyons plus. Quant à l'abside, elle
est le digne complément de l'édifice avec ses deux rangées de
fenêtres superposées; celles de l'étage supérieur hautes, sveltes,
éclairant brillamment le chœur, couronnées de gables aigus.
A la fin du xiv" siècle on a accolé à la cathédrale trois cha-
pelles : une au nord dont il ne reste plus que des- vestiges, et
deux au sud. A n'en pas douter, ces constructions étaient des
chapelles funéraires. Au nord se trouvait la sacristie.
En Chypre les églises n'avaient pas de toitures; elles étaient
remplacées par des terrasses bétonnées presque plates par
conséquent, et donnant à la silhouette générale des édifices reli-
gieux un cachet très spécial. Au premier abord, cette particula-
158
REVUE DES DEUX MONDES.
rite déroute un peu, mais l'œil s'y fait et cesse rapidement d'en
être surpris.
Sur la façade et particulièrement sur le côté sud de l'église,
on voit des traces de boulets tirés par les Turcs probablement
pendant le siège de 1571. Or, en examinant le plan de Gibel-
lino, publié à Brescia la même année, qui donne l'emplacement
des batteries musulmanes et en mesurant les distances, sur le
terrain, on arrive à cette conclusion, qu'à cette époque les
bouches à feu avaient déjà une portée considérable.
L'intérieur de Saint-Nicolas est d'une grande beauté et d'une
extrême simplicité : simplicité rendue plus saisissante encore
par l'absence de statues et d'autels, par la blancheur éclatante
du vaisseau. Avant sa transformation en mosquée elle devait
être entièrement peinte, mais la religion musulmane défendant
la représentation des figures humaines, les Turcs ont passé, sur
l'ensemble, une épaisse couche de lait de chaux. Douze colonnes
rondes, puissantes, six de chaque côté, partagent la nef en trois
parties. Los chapiteaux également ronds, sans ornemens, sou-
tiennent les arcades à double voussure et, tout en haut, des
clefs de voûte sculptées en feuillage complètent l'édifice.
De ces richesses d'autrefois il ne reste plus, dans la cathé-
drale, que deux beaux candélabres, hauts de plus de 1"',50, en
fer forgé du xïv® siècle, ornés de feuilles et de fruits de figuier
et de poirier. Tout le reste, y compris les vitraux, a été brisé ou
emporté.
Dès le 3 août 1300, écrit M. Enlart, les travaux de
construction de Saint-Nicolas devaient être commencés. En
1308, l'évêque Guy laissait, pour l'œuvre de la cathédrale, une
somme de 70 000 besans, stipulant que son successeur n'en
aurait la disposition que sous le contrôle du chapitre ; mais ce
successeur, Antonio Saurona, détourna une partie des fonds. Le
4 août 1311, d'après une inscription qui se lit sur l'un des
contreforts du côté sud, on n'avait terminé que les absidioles
avec les deux travées qui les précèdent. Heureusement que
Baudouin Lambert, élevé au siège épiscopal de Famagouste,
rouvrit, le 1" septembre de la même année, à ses frais, les
chantiers, et qu'à partir de ce moment, les travaux furent rapi-
dement poussés. Vit-il l'achèvement du monument? Nous ne le
savons pas avec certitude.
A droite du parvis et attenant à la cathédrale, bordant la
EN CHYPRE. 159
place au sud, il y a une construclion dont il ne reste plus que
le rez-de-chaussée surmonté d'une terrasse, à laquelle on par-
vient par un large escalier situe, de l'autre côté, dans la rue.
Cette terrasse, d'après M. Enlart, u est l'ancien sol d'une salle su-
périeure, qui devait être une salle synodale, une officialité, ou
peut-être une de ces écoles de grammaire que les évoques de
Chypre étaient obligés d'entretenir près de leur cathédrale, con-
formément au décret du légat Eudes de Châteauroux, publié en
1248. »
Ce bâtiment construit soit au xv^ siècle soit peut-être même au
XVI®, d'un ravissant effet décoratif, ne doit cependant pas être exa-
miné 06 trop près à cause de ses choquans mélanges de styles et
aussi àcause de la pauvre exécution des ornemens qui le décorent.
Le porche, donnant sur le parvis, est certainement la partie la
plus agréable. A l'intérieur, on voit une longue galerie, com-
prenant trois travées voûtées sur croisées d'ogives, maintenant
coupée en deux par des murs modernes.
Pendant mon séjour à Famagouste, j'allais si fréquemment
revoir Saint-Nicolas que le vieux muezzin était devenu un ami.
N'avions-nôus pas, tous les deux, la même admiration pour ce
monument dont il était le desservant? Et chaque jour, il prenait,
pour me les donner, quelques fleurs dans le jardin situé en face
du porche. Ce jardin, il le cultivait avec sollicitude, enlevant
les mauvaises herbes, plaçant un tuteur pour soutenir les tiges
fragiles et arrosant les plantes qui avaient soif avec l'eau de la
fontaine des ablutions. Puis, l'heure étant venue, il montait
lentement au sommet du minaret et là, appuyé sur la balus-
trade, le corps penché en avant, sa main placée près de sa bou-
che pour lui servir de porte-voix, il jetait aux quatre coins de
l'horizon, par-dessus la ville déserte, le solennel appel à la
prière :
«Dieu est plus grand. Dieu est plus grand. Dieu est plus
grand. Dieu est plus grand. Je témoigne qu'il n'y a d'autres
divinités que Dieu. Je témoigne qu'il n'y a d'autres divinités
que Dieu. Je témoigne que Mahomet est l'envoyé de Dieu. Je
témoigne que Mahomet est l'envoyé de Dieu. Venez à la prière.
Venez à la prière. Venez au salut. Venez au salut. Dieu est plus
grand. Dieu est plus grand. Il n'y a d'autre divinilo que Dieu. »
Assis près des fleurs, j'avais devant moi la façade dorée de
la cathédrale et je voyais, dans tous leurs détails, les trois por-
160
REVUE DES DEUX MONDES.i
tails, aujourd'hui à peine entr'ouverts et par lesquels passent
ceux-là qui se sont réfugie's dans la fatalité. Beaucoup de joies
et aussi beaucoup de douleurs humaines étaient passées jadis;
bien des cœurs heureux étaient venus remercier; bien d'au-
tres, brisés, étaient venus implorer : soldats partant pour la
guerre, voyageurs arrivant ou s'en allant, êtres se chérissant,
priant l'un pour l'autre ; rois ayant besoin de toutes les lumières
divines pour pouvoir se diriger dans leurs royautés.
C'est à Saint-Nicolas, en effet, que les Lusignan étaient sacrés
comme rois de Jérusalem, après que la couronne de Chypre
leur avait été remise à Nicosie. C'est là que Pierre I", entouré
de ses barons, montant sur le trône, reçut les onctions saintes,
le 5 avril 1360, des mains du légat Pierre Thomas (1), revenu
de Rhodes expressément pour cette cérémonie. La joie de la
population fut immense, ajoute le chroniqueur.
Deux ans plus tard, un autre spectacle, non moins magni-
fique, fut offert aux habitans de Famagouste dont les monumens
et les maisons étaient décorés de centaines de bannières soyeuses,
flottant au vent. L'armée chypriote, après s'être emparée de
Myra, en Lycie, dont saint Nicolas avait été évêque, rapportait,
en triomphe, l'image du patron de la ville. Lentement, au bruit
des cloches qui sonnaient à toute volée et qu'accompagnaient
les chants liturgiques, devant le peuple agenouillé, les soldats
pénétrèrent dans la cathédrale pour y placer, de leurs mains, la
relique très vénérée et, à leur sortie, de longs et frénétiques
vivats les accueillirent.
Mais, comme pour la ville, les beaux jours de Saint-Nicolas
étaient comptés. Les Génois s'emparent de Famagouste, leurs
mercenaires s'installent dans les couvens et il faut attendre
l'année 1462 pour que la cathédrale se pare et s'illumine de
nouveau, à l'occasion de la consécration solennelle du mariage
du roi Jacques II et de Catherine Cornaro. Quelques mois après,
ce prince intelligent, énergique, patriote, emporté par un mal
mystérieux, y rentrait encore, mais, cette fois, dans son cercueil.
Aux hymnes d'allégresse avait succédé le « Requiem seternam
dona ei Domine » des morts. Seize ans plus tard, en 1489, sa
veuve Catherine, entourée d'un brillant cortège, venait assister
à une autre messe mortuaire : celle qui mettait fin au royaume
(1) Acta Sanctorum... januarii, t. II, p. 1004. Vila SancH Pétri Thomassii.
Philippe de Mézières, § 47 et 48.
EN CHYPRE. 161
de Chypre. Contrainte et forcée elle signa, en tremBlant, devant
le maitre-autel magnifiquement paré, son acte d'abdication en
faveur de la République de Venise, et, h l'issue de la cérémonie,
elle assista, dans le chœur, à la pose de la plaque de marbre,
véritable épitaphe commémorant ce douloureux événement.
Ainsi se termina, sous les voûtes de Saint-Nicolas, la glorieuse
domination des Lusignan.
Devant le portail, sur la place, les Vénitiens avaient dressé,
jadis, deux colonnes provenant de Salamine et entre ces colon-
nes ils avaient placé un sarcophage découvert à Paphos et que,
pauvres historiens, ils pensaient avoir été celui de Vénus, dont
l'existence ne faisait aucun doute à leurs yeux.
C'est aussi à peu près à cet endroit que Bragadino subit son
glorieux martyre quand, au mépris de toutes les conventions, il
fut écorché vif par les ordres de Mustapha.
Le chevet de la cathédrale donne sur des terrains vagues,
autrefois jardins de l'évêché. On y voit la chapelle particulière
do l'évèque, dont le style est très loin d'être pur. Cependant,
co petit bâtiment offre une particularité intéressante : ses porte-
bannière de pierre sont les mêmes que ceux de l'Ouakkâla
Quaifbaï, près de la porte Bab en Nasr, au Caire, construite vers
la lin du xv* siècle.
Quant au palais épiscopal, il était situé au Nord entre l'église
et la rue Marchande allant du port à la place. C'était une étroite
et longue construction, probablement du xiv^ ou du xv^ siècle;
dès la fin de 1400, il était inhabité. Peu de chose en reste, sauf
dans sa partie centrale, et seulement jusqu'à hauteur de l'appui
des fenêtres du premier étage. Il y a aussi sept boutiques donnant
sur la rue, que l'évèque devait louer à des marchands. Ce mai-
gre bénéfice, à l'époque de la domination génoise, lui fut certai-
nement bien nécessaire pour pouvoir vivre, à en juger par ce
que nous conte, N. de Martoni, dans la relation de son pèleri-
nage de Terre-Sainte en 1394.
« Un jour (1), après avoir entendu la messe dans l'église
Saint-Nicolas, je me vis assez dénué d'argent. Je songeai à de-
mander l'aumône, pour l'amour de Dieu, à l'évèque, et je m'ap-
prochai de lui avec respect en lui disant : « Père et Seigneur,
voici qu'il m'arrive de répéter les paroles de l'Évangile : Je n'ai
(1) Pèlerinage à Jérusalem de N. de Martoni, p. 583 et suiv. Revue de l'Orient
latin, 1895, t. lil.
TOMB XVII. — 1813. 11
162
REVUE DES DEUX MONDES.
pas la force de rougir de mendier, je supplie votre paternité de
secourir le pauvre pèlerin que je suis, par quelque don chari-
table. » 11 me répondit qu'il était plus pauvre que moi et jura
qu'il n'avait pas de quoi vivre dans son église. » Ses revenus
étaient tombés, en effet, de 4 000 ducats à 2 000; tout en conser-
vant des charges, sinon supérieures, tout au moins égales à celles
qu'avaient eues ses prédécesseurs. Mais avant cette période
de famine, grâce aux récits des pèlerins dont le plus grand
nombre s'arrêtaient en Chypre, soit à l'aller, soit au retour de
Jérusalem, nous savons à peu près ce qu'était Famagouste sous
ses princes français, au temps de sa prospérité.
C'était une de ces villes uniques au monde et dont nous ne
connaissons pas le pendant aujourd'hui, parce que, de nos jours,
le commerce, la richesse et le luxe se sont répandus un peu partout
sur la surface du globe. En quelques minutes on pouvait y ap-
prendre tout ce qui se passait sous le soleil. Cinquante peuples
de toutes les confessions, parlant cent langues différentes, s'y ren-
contraient. En dehors des Amalfitains, des Pisans, des Génois,
des Vénitiens, des Catalans, des Provençaux ou des Cham-
penois, c'étaient les Grecs qui formaient le fond de la popula-
tion. Les Syriens, régisseurs, courtiers, négocians habiles, ar-
mateurs prodigieusement riches. Les Arméniens, souples, adroits
en toute chose, très ménagés par les Lusignan et la noblesse
latine. Les Maronites; les Nestoriens, opulens, fastueux, admi-
nistrés au spirituel par le métropolitain de Tarsous, dépendant
du patriarche de Bagdad. Les Ibériens, originaires de l'Iméréthie
au Nord du Caucase. Los Indiens ou Ethiopiens conférant le
bapleme avec un fer chaud sur le front: « Pour ce qu'ils disent
que l'Évangile Sainct-Mathieu lequel ils ont reçeu de luy porte
ces mots : Vous les baptiserez en feu et en esprit. » Les Alba-
nais, les Jacobitcs, les Copies, les Juifs.
Il est facile de se représenter ce que pouvait être cette popu-
lation cosmopolite, sorte de carte d'échantillons de tous les
peuples du bassin de la Méditerranée, et de contrées seulement
visitées, en ce temps, par de rares voyageurs. Population active,
industrieuse, religieuse et païenne, avide de tous les luxes, de
tous les plaisirs; gagnant l'argent facilement, le dépensant de
môme pour le bon comme pour le pire; construisant des cen-
taines d'églises, de chapelles; se bâtissant de somptueux palais
dans lesquels on trouvait tous les raffinemens de l'Orient. Gha-
EN CHYPRE.
163
cun, cherchant à surpasser son voisin d'en face ou celui d'à
côté.
Les rivalités ne devaient pas manquer entre les riches de la
veille et ceux du jour, entre les nouveaux parvenus et ceux dont
la situation était acquise. Dans une société homogène la lutte
pour la suprématie est toujours âpre, mais combien devait-elle
l'être davantage, dans ce milieu bigarré et se renouvelant sans
cesse. Sans faire un grand effort, nous pouvons nous imaginer
les rues de Famagouste, incessamment parcourues par une
foule bruyante, enfiévrée par les affaires et l'agio, par des arri-
vans éblouis, par des partans lassés mais songeant néanmoins
secrètement à un prochain retour.
Alors que les hommes portaient d'éclatans costumes, les
femmes au contraire étaient, dehors, vêtues de mantes noires.;
Martoni vit : « un dimanche, une femme se rendant dans la
maison de son mari en la manière que voici. Devant elle étaient
portés vingt cierges allumés et derrière vingt autres. Elle se
tenait à cheval entre les uns et les autres et avait les sourcils et
le front teints. Après les cierges venaient quarante femmes ou
plus avec des mantes noires de la tête aux pieds dans une atti-
tude fort décente. »
« Toutes les femmes de Chypre vont ainsi, on ne leur voit
que les yeux et, hors de chez elles, elles ont toujours une mante
noire, cela se pratique depuis que les chrétiens ont perdu Acre,
autrement dit Acon ou Ptolémaïde (1). »
Sans doute les regrets, que provoqua, parmi les chrétiens,
la perte de Saint-Jean-d'Acre, durent être immenses; mais il
me semble que l'usage de voiler les femmes fut bien plutôt
emprunté à. la jalousie des musulmans ; et ce qui me confirme
dans cette idée, c'est qu'elles étaient étroitement surveillées et
ne pouvaient pas sortir de Famagouste sans l'autorisation du
capitaine « si elles ne veulent pas encourir de châtiment à leur
retour; c«tte autorisation est du reste rarement accordée. »
Si les vêtemens des femmes étaient sombres lorsqu'elles se
promenaient dans les rues, il n'en était pas de même quand
elles étaient chez elles, où elles avaient le droit de porter ces
admirables étoffes de soie, tramées de fils d'or ou couvertes de
broderies. Au moment de leur mariage, elles recevaient des
(1) Pèlerinage à Jérusalem de N. de Martoui. Revue de l'OnenL latin, 1895,
1 III.
164
REVUE DES DEUX MONDES.
dots magnifiques et des bijoux superbes, dont la valeur dépas-
sait « toutes les parures des reines de France » car les pierres
pre'cieuses et les perles, en particulier, passaient presque toutes
par les coffres-forts des marchands de Famagoustc.
Les Lâchas, des Nestoriens, brûlaient, quand ils recevaient
des invités dans leurs palais, du bois d'aloès; ils exposaient aux
regards émerveillés de leurs amis des rubis, des perles, des
objets en or dont leurs magasins regorgeaient et l'un d'eux
acheta, un jour, une escarboucle merveilleuse, d'un rouge admi-
rable, qu'il pila par ostentation dans un mortier.
Vers 1330, le voyageur allemand Ludolphe de Sultheim
trouve à Famagouste plus d'épices chez un marchand de den-
rées coloniales qu'il n'y a de pain en Allemagne, plus de bois
d'aloès qu'on n'en pourrait charger cinq voitures. Quant aux
pierres précieuses, aux brocarts d'or et aux autres objets de
prix, il préfère n'en pas parler car ses compatriotes ne pour-
raient le croire. Mais, comme revers de la médaille, la vie était
devenue tellement chère dans cette ville, qu'un homme y était
plus pauvre avec trois mille florins de rente, que dans son
pays avec trois marks de revenu.
Ce luxe, ces habitudes orientales étaient non seulement en
usage pour les vivans, mais encore pour les morts. En 1335,
Jacques de Vérone assiste à un enterrement : « J'étais à
Famagouste quand mourut un riche citoyen. Tous les religieux
furent conviés à ses obsèques. Je m'y rendis et pendant que
nous étions devant la porte du défunt j'entendis des femmes
qui chantaient d'une façon suave. Alors je montai dans la
maison et regardai où se trouvait le mort. J'aperçus à sa tête
deux femmes qui chantaient à haute voix et à ses pieds deux
autres qui se lamentaient. Ce sont les joueuses de flûte dont
parle l'Evangile. Ces femmes chantaient en grec, en sorte que
nous ne pouvions les comprendre... J'ai demandé ce qu'elles
disaient et on m'a répondu qu'elles exaltaient la beauté, la
sagesse et les autres vertus du défunt. »
Comme en Syrie jadis, les coutumes de l'Orient avaient pro-
fondément déteint sur la société chypriote; les hommes d'Occi-
dent, un peu frustes, s'étaient facilement plies, sous ce beau
climat, à une vie plus douce. Les jours n'étaient-ils pas chauds
et lumineux? les nuits merveilleusement étoilées? les tentations
nombreuses? aussi, est-il facile de comprendre la surprise des
EN CHYPRE. 165
pèlerins de passage, pendant leur séjour à Famagouste, et
combien ils étaient scandalisés de ce qui se passait autour d'eux,
dans cette ville corrompue.
La plupart des produits précieux, arrivant en Chypre des
contrées lointaines de l'Asie mystérieuse, presque fabuleuse à,
l'époque, étaient embarqués à Beyrouth, Tripoli de Syrie,
Lajazzo (1), à destination de Famagouste où, après avoir été
entreposés, ils étaient réexpédiés en Europe. Nous savons par
les contemporains de quoi se composaient ces riches cargai-
sons. L'un d'eux en particulier, Pergolotti, agent d'une maison
italienne, qui séjourna en Chypre, de 1324 k 1327 et en 1335,
nous a laissé une longue liste de ces marchandises. C'étaient des
esclaves, des pierres précieuses, des perles du golfe Persique,
percées à Ormuz par des spécialistes. De l'or, de l'argent, de
l'ivoire, du bois d'aloès, venant du Kamroun (actuellement
l'Assam occidental) ; du santal du Dekan ou de Timor, du
camphre de Sumatra, de la rhubarbe, du gingembre de la
Chine, de l'indigo dont le plus réputé était connu sous le nom
d'indigo de Bagdad ; du bois du Brésil appelé par les Arabes
Bakam et servant à teindre les draps en rouge ou en rose.i
C'étaient les épices, qui avaient joué, de tout temps, un rôle si
important dans la préparation des plats et des boissons en
Occident : le cardamome, le poivre, la muscade, la cannelle, les
clous de girofle des Moluques dont le lieu d'origine, soigneuse-
ment caché, était inconnu même en Extrême-Orient.
Puis, il y avait toute la longue liste des parfums : l'ambre
gris, le baume, le benjoin, le musc du Tonkin.
Dans beaucoup de comptes ou d'inventaires du moyen âge,
on trouve la mention soit, « d'oyselets de Cypre, » soit, de
boîtes ou de cages destinées a les contenir. Ces oiselets n'étaient,
en réalité, que des boules parfumées faites en forme d'oiseaux,
peut-être recouvertes de plumes et qui, percées, laissaient
s'échapper les parfums de la poudre contenue à l'intérieur. Ces
poudres éta''ent également brûlées comme nous le faisons
encore maintenant. Il devait y avoir aussi, en" Chypre, le
commerce des peaux odoriférantes, destinées k tailler des
bourses, des pourpoints, des ceintures et principalement des
(1) Au moyen âge, Lajazzo était un port très important situé près des ruines de
l'antique Egée. Marco Polo y passa près de vingt ans avant la prise de Saint-Jeap-
d'Acre.
166
REVUE DES DEUX MONDES.
gants, car, en France en particulier, le trafic de la parfumerie
était entre les mains des maîtres gantiers, à qui Philippe-
Auguste octroya des statuts en 4190. Enfin, il y avait les tapis,
les fils d'or, les magnifiques étoiles de soie (drap d'or de Cypre)
dont beaucoup, brochées ou soutachées de métal, étaient fabri-
quées à Nicosie et à Famagouste; il y avait aussi la soie grège,
les camelots, le coton, les caroubes, le vin de Chypre regardé
comme le roi des vins. Le pèlerin J. de Vérone nous signale,
dans sa relation, la violence de ses effets : u II y a en Chypre un
vin qu'on nomme Marea. Si quelqu'un le boit pur, sa chaleur
lui brûle les entrailles, bien qu'au goût, il ne paraisse pas aussi
fort; aussi, lorsqu'on veut en boire, doit-on en mélanger un
verre avec quatre verres d'eau. » Enfin, l'ile exportait des
quantités considérables de sel et de sucre. En une seule
année, les Vénitiens gagnèrent avec le sel plus de 300 000 du-
cats.
Quant au sucre retiré de la canne, cultivée surtout aux
environs de Limassol et de Paphos, on le fabriquait générale-
ment au milieu des plantations appartenant au Roi, aux cheva-
liers de Saint-Jean de Jérusalem et plus tard aux Cornaro. Les
Vénitiens étaient également les principaux acheteurs de cette
denrée qu'ils répandaient ensuite dans toute l'Europe, dans des
caisses contenant seize pains, enveloppées de toile de canevas et
cordées.
A ces produits variés et précieux, dont les prix étaient,
élevés, l'Europe n'avait à offrir, en échange, que ses draps de
France, de Lombardie, des Flandres; ses toiles de France; du
corail, du fer, de l'étain; des vins d'Italie, de Grèce; de la
quincaillerie et de la mercerie de Milan.
Des rues bruyantes dont nous parlions tout à l'heure, il n'en
reste que bien peu de chose. A peine, pour quelques-unes
d'entre elles, est-il possible d'en suivre le tracé. Des palais, des
loges, des maisons luxueuses de jadis, il ne reste pour ainsi
dire plus rien : maintenant, des chèvres broutent, sur leurs
emplacemens, l'herbe délicieusement parfumée, le printemps
de la nature a remplacé l'hiver d'une très vieille cité.
Dès 1518, Jacques Le Saige, de Douai, aborde à Famagouste
et il écrit déjà : « Elle est petite et il y a des logis les plus
exquis qu'il est possible, mais ils sont destruicts. » Depuis ce
temps, sa destruction s'est achevée; Larnaca et surtout Port-
EN CHYPRE. 167
Saïd ont été construites avec les pierres de ses maisons; c'est
dire que, non seulement, tout ce qui se trouvait au-dessus du
sol a été enlevé, mais encore on a arraché jusqu'aux fondations.
La partie Sud de Famagouste, celle qui se trouvait à droite
en entrant par la porte de Limassol, était autrefois le quartier
de la Monnaie et, entre ce dernier endroit et l'arsenal, il y
avait le quartier des Grecs.
On y voit des églises byzantines et, à une petite distance de
Saint-Nicolas, s'élève Saint Georges des Grecs. M. Enlart
pense qu'elle fut construite vers 1360; très maltraitée par le
bombardement de 1571, elle est à demi ruinée.
C'est un monument simple, comprenant une nef de cinq
travées, avec des bas côtés sans contreforts, qui se termine par
une grande abside et deux petites.
Le chœur, le mur sud du bas côté et une partie de la façade
sont maintenant tout ce qu'il en reste, avec une construction
byzantine accolée au sud-est. Elle était couverte, à l'intérieur,
de peintures de facture italienne, du xv^ siècle. Quoique assez
effacées, il est cependant facile d'en reconstituer les scènes
principales.
De l'autre côté de Saint-Nicolas, au nord, près du château,
se trouvent des ruines que l'on croit pouvoir identifier avec
Saint-Georges des Latins. M. Enlart lui assigne comme date de
naissance le dernier quart du xiii° ou peut-être le début du
XIV® siècle.
Elle avait une nef unique de quatre travées, terminée par
une abside à trois pans. Trois portails en permettaient l'accès.
Aujourd'hui, il n'y a plus debout que la moitié nord de
l'édifice et le fond du chœur. Malgré son état de délabrement,
de tous les monumens que j'ai vus en Chypre, Saint-Georges
des Latins est celui qui m'a le plus complètement séduit par la
grâce de ses lignes, sa sobre ornementation, et la qualité
exceptionnelle de son appareil et de ses sculptures.
Son architecte n'a pu être qu'un artiste de haut goût, édu-
qué aux meilleures écoles de la plus parfaite période de l'art
ogival.,
Des palmiers entourant ces ruines complètent ce ravissant
décor. Les églises gothiques de Chypre sont merveilleusement
rehaussées par les dattiers poussant auprès d'elles. Nous avons
été généralement habitués, depuis notre jeunesse, à voir ou à
168
REVUE DES DEUX MONDES.
nous représenter nos vieilles basiliques, dans un cadre des pays
du Nord, sous un ciel souvent maussade; mais où il est possible
de les admirer dans tout leur éclat, c'est assurément sous la
lumière chaude et généreuse de l'Orient; avec ces palmiers dont
les troncs minces s'élèvent comme les colonnes des édifices ;
troncs couronnés de palmes souples, nerveuses, s'agitant à la
moindre brise et reproduisant dans leurs multiples ondulations
les lignes harmonieuses des ogives des voûtes. Le palmier est,
par excellence, l'arbre du style gothique.
Les parties nord et nord-ouest de Famagouste, totalement
inhabitées, sont aussi celles qui offrent le spectacle le plus poi-
gnant. Le sol, bouleversé pour en extraire les pierres des fonda-
tions des maisons, n'est plus qu'une suite de creux et de bosses,
recouvert d'herbes, momentanément égayé, au printemps, par
des fleurs sauvages et marqué, de place en place, de plantes
grasses. Des oiseaux de proie, pendant le jour, en quête de
mulots et de souris, font entendre des cris aigus tout en décri-
vant dans le ciel leurs courbes sans cesse renouvelées.
Cependant la destruction des monumens n'a pas été complète,
car plusieurs églises s'y élèvent encore dans un plus ou moins
bon état de conservation. Ce sont l'église nestorienne, Sainte-
Anne, une église non identifiée, Sainte-Marie du Carmel, et
l'église arménienne. Nous allons les visiter successivement et
en donner la description.
L'église nestorienne, d'après M. Enlart, auquel il faut
toujours avoir recours s'il est question de l'architecture en
Chypre, a probablement été élevée vers 4360 par les frères
Lâchas, les riches marchands dont nous avons parlé plus haut.
(( Son style est à peu près e- actement celui du midi de la
France. Cet art s'est surtout répandu en Chypre sous le règne
de Pier»-e I*', à la suite du voyage que fit ce prince à Avignon
et du séjour de Pierre Thomas à Famagouste. »
Bâtie en belles pierres de taille, elle comprenait, à l'origine,
une nef simple de trois travées et une abside. Quelques années
après, on ajouta des nefs latérales avec leurs absidioles. Un clo-
cher, rappelant celui de Bellapaïs, s'élève au nord-ouest. On
pénètre dans l'intérieur par un large portail, très simple, regar-
dant vers l'ouest, surmonté d'une rose, dont le remplage
découpé a presque disparu. L'église était décorée de peintures
italiennes et syriennes qui, quoique très efïacées, sont encore
EN CHYPRE. 169
visibles. Elles datent de la période comprise entre les xiv^ et
xvi^ siècles.
Sainte-Anne est au nombre de cette suite d'e'glises faisant
face au rempart. Elle remonte au commencement du xiv^ siècle
et, comme la pre'cédente, appartient au gothique du midi de
la France; très gracieuse, extrêmement simple, elle se compose:
« d'une nef de deux trave'es et d'un chœur à voûtes d'ogives,
puis d'une travée droite de même largeur mais plus courte, et
d'une abside à trois pans. » Un balcon, soutenu par des consoles,
courait extérieurement au-dessus du porche couronné par un
clocher arcade, d'un très joli effet.
L'intérieur est orné de peintures de style italo-byzantin
d'époques diverses, du reste assez frustes.
Avant d'aller plus loin, je veux faire ici une remarque qui,
tout en s'appliquant aux églises de Famagouste que nous visi-
tons en ce moment, peut être étendue aux décorations peintes
du monde entier.
Les peintures murales, pour bien des raisons, sont essentiel-
lement périssables, même dans les climats secs. Dans les édi-
fices religieux, par exemple, elles ont contre elles la poussière,
les fumées des cierges, de l'encens. Leurs couleurs qui, en se
fanant, pâlissent, sont, par ce fait même, la cause d'un rajeu-
nissement. Enfin, et c'est le cas le plus fréquent et le plus
grave, au cours des années, la façon d'interpréter les scènes
religieuses s'étant modifiée, ces fresques, servant autrefois à
l'instruction religieuse des fidèles (car elles avaient surtout ce
but), ayant cessé de parler à leur cœur, à leur imagination,
furent remplacées soit en totalité, soit partiellement, par de
nouvelles peintures au goût du jour.
Chypre ne pouvait échappera la commune mauvaise fortune.-
A l'époque où l'argent fut abondant, on fit sans doute venir
d'Italie ou on profita du passage dans l'île, d'artistes de ce pays;
mais quand les fonds manquèrent, il fallut se contenter de
peintres orientaux. De là, l'explication toute simple"" du mélange
d'écoles, d'époques, que nous retrouvons à chaque pas en visi-
tant les églises de F'amagouste.
A quelques pas de Sainte-Anne se trouve une délicieuse petite
abside, seul vestige d'une chapelle duxiv® siècle bien malheureu-
sement disparue.
Un peu plus loin, il y a une autre église de dimensions mo-
170 REVUE DES DEUX MONDES.
destes dont nous ne connaissons pas le nom. Quoique ayant un
portail dont la voussure est ornée de torses et de gorges en zigzag
et qui indiqueraient, chez nous, l'époque romane, M. Enlart la
date du xv® siècle mais il ne sait si elle a été bâtie par les
Latins, les Grecs ou les Arméniens.
« Cette église est un curieux exemple du mélange des styles
gothiques de France, d'Aragon et du style byzantin, avec des
formes qui rappellent les édifices d'Arménie; elle montre surtout
quel énorme retour en arrière les influences grecques et italien-
nes imprimèrent, à partir du xiv^ siècle, à l'architecture de
Chypre. »
Construite sans contreforts, elle est dans un très bon état de
conservation. On voit dans les voûtes, des cruches acoustiques (1)
et, sur les parois, des restes de médiocres peintures byzantines.
Près du bastion Martinengo, toujours dans cette même suite
d'édifices, s'élève Sainte-Marie du Carmel, une des plus impor-
tantes de ce quartier de Famagouste et un des plus beaux monu-
mens de Chypre. « Appartenant au style gothique du midi de
la France, sa construction semble dater de l'époque du séjour
de Saint-Pierre Thomas; elle fut probablement élevée au retour
des voyages qu'il entreprit avec Pierre I" à travers les cours de
l'Europe, et grâce aux aumônes qu'il avait recueillies dans ses
tournées. »
Très simple, composée d'une nef de quatre travées, elle se
termine par une abside à trois pans ; malheureusement les voûtes
se sont écroulées. Elle était décorée de peintures italiennes des
XIV® et xv^ siècles, dont on voit encore de nombreux vestiges :
tels que saint Georges, terrassant le dragon sous les yeux d'une
jeune fille épouvantée; une sainte, d'une très élégante facture,
tenant un livre; des écus de Chypre ou d'Arménie, de Jérusalem
et de Lusignan. Sur le côté sud, à l'extérieur, une conduite de
poterie qui servait à déverser les eaux tombées sur les terrasses,
est encore en place.
Enfin, tout à fait à l'angle nord-ouest, voici la dernière de
ces églises, c'est plutôt une chapelle à cause de l'exiguïté de ses
dimensions; elle appartenait aux Arméniens et se compose d'une
nef d'une seule travée et d'une abside, auxquelles on a accolé
(1) Les cruches acoustiques sont des cruches dont la panse est engagée dans la
maçonnerie et dont le goulot est tourné vers l'intérieur de l'édifice ; elles étaient
destinées à empêcher les résonances.
EN CHYPRE.i m
postérieurement une seconde chapelle. Dans la voûte, on re-
trouve des cruches acoustiques semblables à celles que nous
avons signalées plus haut.
M. Enlart la date du miUeu ou de la fin du xiv^ siècle.
Comme les précédentes, elle était décorée, à l'intérieur, de
peintures. Celles-ci sont byzantines et d'une pauvre exécu-
tion. L'un des panneaux mérite cependant d'être signalé, il
représente la Nativité : « Au premier plan deux sages-femmes
lavent l'enfant ; la vierge Marie est couchée, avec son nom in-
scrit en arménien sur sa robe de pourpre; crèche semblable à un
sarcophage, dans lequel l'enfant est représenté une seconde fois,
accosté de l'àne et du bœuf, et entouré de treize anges adora-
teurs. »
<( Celte peinture est identique à une peinture du xv® siècle
relevée à Mistra, en 1896, par M. Ypermann et étudiée par
M. Millet. »
La colonie arménienne en Chypre se forma de deux façons;
elle se forma par des individus isolés qui, tentés par le négoce,
vinrent s'y établir librement ; mais ce qui lui donna son impor-
tance numérique, ce furent les massacres périodiques que ce
peuple eut à subir dès cette époque de la part des musulmans.
Rien ne change, en Orient, car pendant mon voyage j'ai été à
Tharsus et à Adana et ce que j'y ai vu, ce qu'on m'y a raconté,
corrobore pleinement les lignes suivantes écrites, en 1335, parle
frère prêcheur Jean de Vérone; il arrive à Famagouste : « A
l'heure de mon entrée dans le port, le 31 juillet, plusieurs
grands navires et galères vinrent de la ville de Lajazzo en Ar-
ménie. Ces bâtimens étaient chargés de vieillards, d'enfans, H •,
femmes, d'orphelins, au nombre de plus de quinze cents, qui
fuyaient l'Arménie parce que le Sultan avait envoyé des forces
nombreuses pour détruire cette province; ses troupes avaient
mis les campagnes à feu et à sang et emmené en captivité plus
de 12000 personnes sans compter celles qu'elles avaient massa-
crées. Seigneur Dieu! Quelle tristesse de voir cette multitude
éplorée se lamentant sur la place de Famagouste, ces enfans
cherchant le lait sur le sein des femmes, ces vieillards et ces
chiens faméliques poussant des gémigsemens plaintifs. Puissent-
ils entendre ces lamentations, les chrétiens qui, dans leurs cités
et dans leur demeures, mangent, boivent, vivent au milieu des
délices... I »
172
REVUE DES DEUX MONDES.
Si maintenant, revenant vers la place, par une ruelle, qui
jadis devait être la rue des loges, des nations faisant du com-
merce à Famagouste, nous voyons les restes d'un bâtiment de la
renaissance italienne; peut-être la loge des Génois, et en face,
deux chapelles jumelles, séparées seulement l'une de l'autre par
une ruelle étroite. L'une d'elles, celle du nord, serait, d'après
M. Enlard, la chapelle des Templiers, datant de la fin du
XIII® siècle ou du commencement du xiv°, et l'autre, celle des
Hospitaliers, remonterait à peu près à la même époque : « En
1308, comme nous l'apprend Florio Bustron, la maison du
Temple, avec leur église consacrée à Saint-Antoine, furent sai-
sies et données à l'Hôpital. »
Ces deux monumens se composent d'une nef et d'une abside..
L'une et l'autre ont sur leur façade un porte-bannière de pierre,
comme c'était l'usage alors en Chypre, et à l'intérieur, il reste
des traces de peintures.
Le large portique de quatres arcades, donnant sur la place
en face de la cathédrale, avait autrefois un étage supérieur :
c'était l'entrée du palais reconstruit sous les Vénitiens, peu de
temps avant la prise de la ville par les Turcs. Dans le fond
de la cour, on voit les murs d'un bâtiment remontant à la même
époque ; sur la gauche, les restes d'une construction gothique
servant maintenant d'écurie aux chevaux du corps de la
police.
Le palais, dont la date de fondation n'est pas connue, rema-
nié à plusieurs reprises, très endommagé par le siège de 1571,
est, pour ainsi dire, totalement en ruines.
Il fut habité par Pierre P"" qui avait une prédilection parti-
culière pour Famagouste et, sans doute, c'est dans ses salles,
que ce grand roi reçut les chevaliers qu'il emmena à la prise
d'Alexandrie en 1365.
Le jeune Pierre H y fut gardé à vue par les Génois, en 1373.
En 1463, Jacques le Bâtard y rentrait en vainqueur après
la prise de la ville, et dix ans plus tard, il y mourait, sans doute
empoisonné, comme son fils posthume devait l'être quelques
mois après. A partir de 1489, le palais fut habité par le prové-
diteur vénitien et c'est par sa grande porte que sortit, en 1571,
Marco Bragadino allant en grande pompe au camp de Mustapha
Basso pour y signer la capitulation de Famagouste. Nous savons
que, peu d'heures après, il devait être ramené garrotté, accablé
EN CHYPRE. 113
d'outrages, devant cette porte, sur la place pour y subir son
douloureux et glorieux martyre.
Au nord du palais, séparée de ce dernier par une rue étroite,
sans doute moderne, il y a une église que M. Enlart croit
pouvoir identifier avec l'église et le couvent des Franciscains.
C'était, dit-il, « un des établissemens religieux les plus impor-
tans de Famagouste, c'était aussi l'un des plus anciens; on le
trouve, dès l'année 1300, dans une situation très prospère. » « En
cette même année, qui n'était pas une année d'épidémies, un
notaire génois enregistra huit legs en faveur de Saint-François
de la part d'étrangers qui avaient succombé au climat. »
L'église se compose d'une nef simple, terminée par une
abside à trois pans, plus tard on ajouta deux chapelles plus larges
que profondes et moins hautes que la nef. D'une construction
très soignée, Saint-François est encore aujourd'hui, parmi les
églises en ruines, une de celles qui sont les plus intéressantes à
visiter.
Enfin, pour terminer, nous irons à Saint-Pierre et Saint-Paul
située au sud du palais et construite, nous dit le Père de Lusi-
gnan, sous le règne de Pierre I", entre 1358 et 1369, par un
riche marchand, Simone Nostrano, avec le tiers des bénéfices
qu'il retira d'un voyage en Syrie; ce qui donne une assez bonne
idée des gains que pouvaient réaliser, à cette époque, les com-
merçans de Famagouste.
Ayant de grandes ressemblances avec Saint-Georges des
Grecs, d'un aspect lourd mais imposant, cette église nous a été
heureusement conservée à peu près intacte.
Elle se compose à l'intérieur d'une nef, avec des bas côtés de
cinq travées, d'une abside et de deux absidioles. A l'extérieur,
les bas côtés n'ont pas de contreforts. Au sommet des culées et
au-dessus des fenêtres de la nef, on voit des porte-étendards de
pierre. A l'ouest, il y a trois portails en tiers-point, d'une grande
simplicité, et, au nord, un autre portail beaucoup plus riche mais
sans doute remanié. Il est orné de feuillage, de fruits, d'un
animal fabuleux au pied d'un cep de vigne, d'un Saint-Michel
figuré sous les traits d'un ange et d'un autre ange tenant un
encensoir. Ces sculptures sont couronnées d'un gable aigu au
sommet duquel, une chouette grise, l'oiseau fatidique par
excellence, avait élu domicile. De son poste d'observation, elle
regardait avec mélancolie^ les yeux mi-clos, le palais des Lusi-
174
REVUE DES DEUX MONDESa
gnan et ses splendeurs d'antan, dont la ruine est pour toujours
révolue. Toutes ces magnifiques e'glises que je viens de décrire
forment un ensemble incomparable qu'en aucun autre endroit
du monde il ne serait possible de rencontrer. Cet ensemble est
non seulement extraordinaire par le nombre des monumens,
par leur qualité, par l'état dans lequel ils se sont conservés jus-
qu'à nous, si l'on songe, qu'endommagés par de violens trem-
blemens de terre, des sièges épouvantables, ils sont restés depuis
plus de trois cents ans, dans le plus complet état d'abandon;
mais encore pour l'étude du gothique ils offrent une abondante
moisson de documens qu'en Europe la désastreuse guerre de
Cent ans, les nombreuses luttes religieuses et civiles nous
avaient ravis.;
Tour à tour nous voyons s'épanouir en Chypre les influences
les plus pures de l'Ile-de-France, de la Champagne, du Langue-
doc, de la Provence, auxquelles se mêlèrent plus tard le style
flamboyant de Catalogne ou le style vénitien. Si je ne craignais
d'avancer une idée fantaisiste, je dirais que c'est dans cette île
d'Asie qu'il faut venir, pour mieux se pénétrer du charme de
nos Écoles d'art d'Occident, spécialement de France; car là,
certains mélanges étrangers ne font qu'en rehausser la sobriété
voulue, le goût impeccable.
Enfin et par-dessus tout, cathédrale, églises ou chapelles,
dorées par les embruns, les siècles et le soleil, se dressent, sous
un ciel éperdument bleu, sur de l'herbe verte comme de l'éme-
raude, dans un cadre indescriptible de repos et de solitude. Il
semble que cherchant à obtenir le pardon pour ce que fut la
Famagouste d'autrefois, il leur a été permis de lui survivre, dé-
gagées des liens de l'humanité, afin de pouvoir continuer à ho-
norer Dieu, mais cette fois dans une muette prière.
Cette solitude, ce silence les grandissent, les anoblissent
encore davantage, les rendent mystérieuses, et, si cette ville mer-
veilleuse était en Bretagne, sans doute y verrait-on, par les som-
bres nuits d'hiver, quand la tempête faisant rage déchire la
nature et couche violemment les ajoncs jaunes des landes, des
fantômes, revêtus d'étoles, venant célébrer les saints offices sur
des autels de rêve, remplaçant ceux de pierre, à jamais disparus.
Dès que Famagouste eut pris de l'importance, on songea,
naturellement, à mettre ses richesses et sa population à l'abri
des convoitises des pirates et des nations étrangères^
EN CHYPRE. .. 175
En 1211, Willebrand d'Oldenbourg trouve ses défenses peu
importantes et ce n'est, d'après le Père de Lusignan, que sous
le règne d'Henry II, de 1285 à 1324, et surtout vers 1310,
époque à laquelle la ville était au pouvoir de son frère l'usurpa-
teur Amaury, qu'on acheva ses fortifications (1), complétées
seulement sous Pierre II en 1372.
En 1394, N. de Martoni (2) écrit : « La ville a des remparts
plus beaux que je n'en ai vu nulle part ; ils sont élevés et offrent
sur tout leur circuit de larges boulevards et des tours hautes et
massives. Jour et nuit les Génois gardent avec soin la cité par
peur du roi de Chypre ; ce soin est assuré avec une grande dis-
cipline par sept cents soldats à la solde des Génois. » Ces boule-
vards n'avaient cependant alors que cinq pas de largeur, les tours
quatre pas de diamètre. Et il ajoute : « Le fort est assez beau et
presque en entier dans la mer, à l'exception d'un quart du côté
de la ville ; dans ce quart, il y a de beaux fossés de part et
d'autre, que remplit l'eau de la mer.
Ces remparts, qu'admirait Martoni, n'ayant plus de valeur
militaire au xv^ siècle à cause des progrès de l'artillerie, il
fallut les reconstruire, et ce que nous voyons aujourd'hui est
l'œuvre des Vénitiens.
Ils ont été édifiés entre 1492 et 1544. En 1518, Le Saige, de
Douai (3), en fut émerveillé : « Les murailles de Famagouste,
écrit-il, sont toutes nouvelles; il y a boulleverre bien exquis.
Pour faire court c'est une ville imprenable, si il y avoit garni-
son souffisante. Mais il n'y a que huit cens soudards que paient
les Venissiens. »
Il est assez curieux de noter, en passant, que 7 à 800 soldats
formèrent, pendant toute la durée de l'occupation latine, la
garnison ordinaire de Famagouste, car nous retrouvons ce
même nombre d'hommes dans le récit du siège de 1571, du
frère Ange Calepin (4); à ce nombre il faut cependant ajouter
200 Albanais et 3000 citoyens ou villageois, sana doute des
réfugiés venant de la campagne.
Ce siège, le dernier que la ville, bombardée jour et nuit (elle
(1) Enlart, l'Art gothique et de la Renaissance en Chypre, t. II, p. 606 et suiv.
(2) Pèlerinage à Jérusalem, 1394. Revue de l'Orient latin, 1895, t. III, p. 617-628.
(3) Jacques Le Saige, de Douai, p. 135.
(4) Description et histoire de Chypre, par le Père E. de Lusignan, 1580.— Récit
de la prise de Famagouste, par le frère .\. Calepin, de Cypre, de l'ordre de Saint-
Dominique, p. 272.
176 REVUE DES DEUX MONDES.
reçut plus de 170 000 boulets de fonte), devait subir, fut atroce.
Du 21 juin au 5 août, l'arme'e turque, commandée par Mustapha
Pacha, donna six assauts terribles et entre ces assauts, pour
mieux les préparer, les Ottomans tentèrent de faire tomber une
fraction du rempart en allumant un énorme brasier qui brûla
pondant quatre jours. Sans cesse les assiégés avaient à repousser
les travaux de mines; enfin, après avoir mangé les chevaux, les
ânes, les chats, après avoir épuisé leurs provisions de pain et
de fèves, les ,Famagoustains, accablés par les fatigues d'alertes
sans cesse renouvelées, décimés par le feu et les maladies,
n'ayant plus d'eau potable, se rendirent aux 200 000 hommes du
Grand Seigneur. On peut s'imaginer ce que fut le pillage, si l'on
songe que parmi les soldats ottamans se trouvaient 60 000 aven-
turiers, venus avec l'unique espoir de faire fortune, tant la
réputation de richesse de la ville s'était perpétuée dans les ima-
ginations.
Nous avons vu plus haut qu'au mépris de tous les engage-
mens, le malheureux Bragadino fut écorché vif ; sa peau, emplie
de paille, après avoir été promenée par la ville, fut accrochée à
la vergue d'une galère, qui alla montrer ce trophée d'un nou-
veau genre dans tous les ports de la Syrie et le rapporta ensuite
à Constantinople.
Quelques années plus tard, les Véniliens rachetaient les
restes de l'infortuné général et les plaçaient pieusement dans
une urne, encore visible à Venise, dans l'église de Saints-.Iean-
et-Paul, où sont conservées les cendres des plus illustres et des
meilleurs citoyens de la République.
Dans sapresque totalité, l'enceinte de Famagouste cstl'œuvre
de Giovanni Sanmicheli ; et, si elle n'a pas, pour les yeux des
profanes, la poésie, le charme, des fortifications de Rhodes, au
point de vue militaire elle n'en constitue pas moins une œuvre
de premier ordre ; car les ingénieurs italiens étaient, à cette
époque, d'une bonne centaine d'années en avance sur les nôtres.
Le périmètre total est d'un peu plus de 3 000 mètres formant
un rectangle irrégulier, allongé du Nord au Sud. Les fronts, en
partie taillés dans le roc, en partie construits, sont flanqués de
bastions espacés de 100 à 150 mètres. Ces fronts viennent se
souder les uns aux autres, aux angles, par d'autres bastions
dont le plus important, parce qu'il était le plus exposé, est
celui de Martinengo, au Nord- Est.;
EN CHYPRE.
m
l
Il faut visiter ces casemates, protégées par d'épaisses couches
de béton, se rendre compte de la raison de certains flanquomcns,
étudier l'emplacement de pièces d'artillerie, pour comprendre
ce que fut la science consommée des ingénieurs italiens de la
Renaissance. Et pour bien l'apprécier, deux promenades sont
nécessaires : l'une, h. l'intérieur sur le chemin de ronde, et
l'autre, sur les glacis ou dans le fossé. Peut-être, en quelque
endroit, y a-t-il un angle mort, mais je n'en ai pas trouvé.
Une seule porte, celle de Limassol, au millésime de 1854,
sur le front de terre, permet d'entrer dans la ville.
Autrefois, une autre porte, datant de 1496, s'ouvrait sur
la mer; mais, depuis quelques années, les Anglais en ont percé
une troisième.
A l'angle sud-est se trouvait, relié à la mer par une porte
d'eau, le bassin de l'arsenal maintenant recouvert de terre et
transformé en jardins, dans lesquels poussent des orangers,
des mandariniers et des grenadiers.
A l'angle nord-est, lui faisant pendant, il y a le château ou,
pour mieux dire, le fort. On pénètre à l'intérieur par une porte
en plein cintre, ornée du lion de Saint-Marc et portant cette
inscription: Nicalao Foscareno Cypri Praefecto MCCCCLXXXXF.
Ce fort rappelle, et par sa situation et par les différentes mo-
difications qu'apportèrent à sa défense les Vénitiens, le château
de Cérines que nous visiterons plus tard.
Le noyau date de 1310, mais h l'époque de Sanmicheli, il
fut renforcé et complètement transformé.
Ilustré par sa véritable histoire, le château de Famagouste
ne l'a pas moins été par les tragiques amours de Desdemone et
d'Othello, le more de Venise, dont Shakspeare avait fait un
gouverneur de Chypre. Et, là encore, la légende, se mêlant h la
vérité, contribue à faire, de cette ville extraordinaire, un des
sites les plus captivans du monde.
En sortant par la porte de Limassol, une route bordée de
pins, d'eucalyptus, de mimosas aux senteurs exquises, et qui
sont, au printemps, jaunes comme de l'or, conduit vers le bourg
de Varosia n'offrant aucun intérêt, sauf celui de pouvoir s'y
loger.
La vieille Famagouste s'anime cependant quelque peu,
annuellement, pendant les derniers jours de mars, au moment
du grand marché d'animaux, qui se tient en dehors de la ville.i
TOME XVll, 1913. 12
i78 REVUE DES DEUX MONDES.i
Dès l'avant-veille et la veille, de longues files de paysans
conduisant des chameaux, des ânes, des mulets, venant de
toutes les parties de l'île, convergent vers le champ de foire,
où ils se rencontrent avec des acheteurs, arrivant de la côte
d'Asie.
Les femmes musulmanes, ces modernes recluses, vêtues de
robes voyantes, assises à l'e'cart sur les talus des remparts, con-
templent avidement ce tohu-bohu d'hommes, d'animaux, de
marchands ambulans, annonçant à grands cris leurs marchan-
dises. Tous les groupes sont autant de tableaux pittoresques et
charmans : ici, voici des bédouins venus des de'serts d'Alep et
tentant d'acheter des animaux avec l'aide d'un grand nègre qui
leur sert d'interprète. Plus loin, ce sont des Syriens, s'aperce-
vant après coup d'un marché désavantageux, cherchant à rendre,
mais souvent sans succès, des animaux maquignonnés. Et, à ce
rendez-vous de tant de races différentes, viennent s'ajouter les
romanichels ou Gypsies de Chypre, diseurs de bonne aventure,
vanniers, marchands d'animaux et, entre temps, un peu voleurs,
mais uniquement pour ne pas faire mentir leur ancienne répu-
tation, car, dès le temps du Père de Lusignan, ils étaient déjà
considérés comme tels.
Les historiens ne mentionnent la présence des romanichels,
en Chypre, qu'à partir des xv^ et xvi* siècles; de nos jours, ils
forment un groupe de cinq à six cents individus, errant à tra-
vers l'ile comme le font ailleurs leurs frères d'Europe ou leurs
pères de l'Inde.
Pour dire au revoir ou peut-être adieu à Famagouste, il
faut aller, au moment du coucher du soleil, sur le rempart lon-
geant la mer. C'est là que, tous les jours, je finissais mes après-
midi.
A cette heure, le port est encore plus calme qu'il ne l'est en
d'autres temps. Cinq ou six barques seulement y sommeillent,
amarrées, attendant un chargement, et les rares ouvriers des
quais sont, depuis longtemps, partis. Au loin, vers le Levant,
dans la direction de la Syrie, s'étend la mer, mauve à ces
heures, unie comme un miroir, n'ayant pas une voile à l'hori-
zon pour l'animer, m
A l'Occident, au contraire, c'est la féerie des couchers de i-
soleil des pays d'Orient. Sur le ciel rose d'abord, puis d'un
rouge feu, ce sont les dattiers aux troncs grêles, aux palmes
EN CHYPRE. ■' ITJ
retombantes, qui se silhouettent en noir bleuté ; c'est Saint-
Georges des Grecs, ce sont d'autres églises en ruines, c'est Saint-
Nicolas surtout, d'un roux doré, s'assombrissant progressive-
ment avec le déclin du jour et devenant comme une sorte de
monolithe fantastique, d'un brun violacé.
Rapidement, la lumière diminue, les détails s'estompent,
puis, la nuit se faisant, l'étoile du berger, suivie de bien d'autres,
apparait.
Et au milieu du grand apaisement des soirs, planant silen-
cieusement au-dessus de la ville depuis des siècles endormie,
monte lentement comme une voix d'enfant, tant est grand
l'espace qu'elle a à remplir, la voix du muezzin annonçant la
prière.
r Jadis, le son des cloches de ces mêmes tours, h cette même
heure, appelait, pour V Angélus, le peuple exubérant de vie d'une
cité fameuse, et il m'a semblé, en écoutant de toutes mes oreilles,
qu'à cet instant toujours solennel de la fin du jour, l'Orient se
symbolisait dans la voix du muezzin appelant, pour l'Adhân,
au-dessus des ruines accumulées, une humanité tombée en
léthargie...!
Comte Jean de Kergorlay,]
a
LE ^CHARTISME"
SOCIALISME ANGLAIS DE 1830-1848
En deux volumes très imposans M. Edouard Dolléans, déjà
très connu et très honorablement par ses études sur le père du
socialisme européen, Owen, nous donne l'histoire du Chartisme
anglais. Le Chartisme fut un mouvement socialiste qui va de
1830 à 1848. Son nom lui a été donné longtemps après sa nais-
sance et ses premiers agissemens par un projet de loi, dit Charte
du peuple, adressé en 1838 aux associations ouvrières par la
Working Men's Association de Londres et qui (plutôt démocra-
tique que socialiste en apparence) proposait simplement ces six
articles : Annualité du Parlement; suffrage universel; égalité
des districts électoraux; abolition du cens; vote au scrutin
secret; membres du Parlement payés.
Mais cette charte était un programme des moyens et non des
desseins et du but. Le but était d'arriver par la démocratie au
socialisme, par le système parlementaire démocratisé à l'affran-
chissement de la classe ouvrière. La réforme politique n'était
dans les idées des Chartistes que l'instrument; l'œuvre c'était
l'avènement de la plèbe sous une forme ou sous une autre et .^
c'est relativement à ces formes qu'ils discutèrent, qu'ils hésitèrent
et que finalement ils ne réussirent ni à s'accorder, ni, par consé-
quent, à faire œuvre.;
Les chefs du parti chartiste furent Lowett, Bronterre O'Brien,
Benlow, O'Gonnor, d'autres en sous ordre ou en arrière plan.
Lowett, esprit très net, très sensé, très sage, secrétaire de la
Working Men's Association et rédacteur de la Charte du peu-
LE « GHARTISME. »
181
pie, semble avoir, au fond de lui-même, he'sité sur le but précis
du mouvement que quelque temps il dirigea et n'avoir jamais
bien su s'il était associationniste, syndicaliste, ou communiste,
ou... Au fond, il était « possibiliste, » comme on disait il y a
trente ans, et c'est-à-dire opportuniste prolétarien. Le possibi-
liste est surtout un homme convaincu de l'impossibilité de la
plupart des choses qu'il désire.
Ce n'est pas avec ce caractère qu'on dirige longtemps un
mouvement populaire, c'est avec le caractère contraire. Lowett
fut, assez vite, je dirai dépassé de tous les côtés et ne fut plus
que l'observateur désabusé du mouvement qui échappait à ses
mains.
Bronterre était au fond dans les idées ou, si vous aimez mieux,
dans la mentalité générale de Lowett; mais ses premières dé-
clarations avaient été plus radicales, plus révolutionnaires que
celles de Lowett.
Très féru de Robespierre et de Babeuf, il fut le premier peut-
être (car on ne sait jamais) a trouver la célèbre formule de Prou-
dhon : « la propriété, c'est le vol. » Il dit : « La propriété au
sens moderne du mot signifie le droit que possède A de prélever
en vertu de la loi sa part sur le produit de B, la loi ayant été
faite exclusivement par A, et ceci, bien entendu sans le consen-
tement de B et sans lui donner un équivalent. C'est le sens
moderne de la propriété. Attaquer la propriété c'est donc atta-
quer le vol. »
Il était également disciple de Rousseau et aussi de Morelly.^
Il croyait à un état de nature où la terre n'était à personne et
où les fruits étaient à tous et, ce qui est bien Anglais, il faisait
intervenir Dieu dans la question, ce que ne faisaient ni Rousseau
ni Morelly : « Personne, fùt-il fou ou fripon, n'osera nier que dans
l'état de nature les matières premières appartiennent également
à tous les hommes. Affirmer le contraire serait affirmer aussi
que Dieu a les caprices d'un despote et qu'il distribue ses
faveurs sans considérer aucunement la justice ni le besoin de
ses créatures. »
Il avait des distinctions très spécieuses et très ingénieuses
entre les propriétaires et les criminels ordinaires et de second
ordre : « Il est incontestable que les usurpateurs du sol et les
capitalistes doivent être distingués des autres malfaiteurs.. ti
Nous devons nous passer du logement, du boire et du manger si
182
REVUE DES DEUX MONDES.
/
nous n'acceptons pas les conditions arbitraires du propriétaire
foncier et du capitaliste... Les maux commis par les criminels
vulgaires sont généralement superficiels et éphémères dans
leurs effets. L'homme qui vole ma montre ou pille ma maison
me cause un dommage que je peux réparer au prix du travail,
qui me permettra d'acheter une autre montre ou les objets dont
on a dépouillé ma maison. Mais ceux qui volent à un peuple
son territoire, le dépouillent d'un bien inestimable, d'un bien
dont la valeur ne pourrait être égalée par tout le travail du
monde. Ce n'est pas seulement un vol à l'égard de la génération
actuelle, mais un vol à l'égard de toutes les générations futures;
car c'est dépouiller toute la postérité des déshérités de leurs
droits légitimes à une part des élémens constitutifs de la richesse
que Dieu a créée également à l'usage de tous. »
Telles étaient les déclarations initiales de Bronterre O'Brien,
qui, enfant prodige, surchargé de succès scolaires, était surtout
un littérateur et qui, comme tous les littérateurs doués de la
facilité d'élocution, ont sur les foules une force d'influence et
une prise que les « scientifiques » les plus dénués de préjugés
et les plus inconsciencieux ne doivent pas se flatter d'acquérir
jamais. Ceci est à l'éloge de la science.
Bronterre eut d'immenses succès oratoires et longtemps une
véritable autorité sur son parti. Il se trouva plus tard comme
enchaîné par son passé et comme parqué dans son moi de la
veille. Ayant affirmé dans les commencemens qu'il y avait anti-
nomie irréductible et hostilité fatale entre les classes moyennes
et les classes populaires, il crut se devoir ou devoir à son parti,
de le répéter alors qu'il le croyait moins ou qu'il ne le croyait
plus du tout. D'où il advint que l'accent n'y était plus et qu'on
av.-iit en lui moins de confiance que s'il avait exprimé sa non-
velle créance. On n'a guère le choix, du reste, et, en politique, il
faut non seulement dire toujours la même chose; mais croire
toujours la même chose, puisque, si l'on dit ce que l'on a été
amené à croire après avoir cru autre chose, on est accusé de
trahison, et, puisque, si l'on dit encore ce que l'on ne croit
plus, on ne peut pas ne pas laisser voir qu'on le croit moins.
Benbow était moins humaniste que Bronterre O'Brien. C'était
un simple cabaretier et qui fut quelquefois très soupçonné de
chercher dans la propagande socialiste l'intérêt surtout de son
comptoir. Mais c'est un inventeur et un inventeur est toujours,
LE « CHARTISME.
183
même pour la postérité, un personnage très considérable. Ben-
bow est l'inventeur du « mois sacré; » et le mois sacré c'est» la
grève générale. » Cessation pendant un mois de tout travail
dans la classe productrice, et par ce moyen, et c'est-à-dire par
la famine, réduction de la classe possédante à une capitulation
totale, tel est le grand projet de Benbow. Puisque depuis si long-
temps les pauvres ont nourri les riches, les riches doivent pen-
dant un mois nourrir les pauvres d'une partie au moins de leur
capital accumulé. Mais cela ne suffira pas. Pendant le mois
sacré le peuple par son congrès, composé de ses délégués, se fera
législateur et il légiférera de telle sorte que, quand il se remettra
au travail, tous, cette fois, devront s'y mettre. Et il y a à remar-
quer ceci, c'est qu'à cette condition et dans ces conditions le
travail sera aboli : « Tout homme doit être mis au travail et
alors le travail deviendra si léger qu'il ne pourra pas être consi-
déré comme un travail, mais comme un exercice salutaire.
Peut-il rien y avoir de plus humain que l'objet de notre glorieux
jour de fête qui est d'obtenir pour tous, avec la moindre
dépense, la plus large somme de bonheur? »
M. Dolléans rapproche de ce manifeste de Benbow les dis-
cours de M. Aristide Briand sur la grève générale et fait remar-
quer d'abord les ressemblances frappantes des deux langages et
ensuite des différences assez notables. Pour Benbow, comme on
l'a vu, la grève universelle est une panacée. Pour M. Aristide
Briand, elle n'est qu'un des moyens par lesquels le prolétariat
peut faire capituler le capital et il recommande celui-ci sans
répudier les autres: «...Le principe de la grève générale a détruit
l'égoïsme chez l'ouvrier. On ne considère plus la grève comme
une lutte contre le patron ; mais comme une arme sociale contre
la société capitaliste. La grève générale n'empêche pas le suf-
frage universel ; la grève générale est un fusil ; c'est une arme
de plus; voilà tout. Une souris qui n'a qu'un trou est bientôt
prise; l'ouvrier a un fusil, mais il peut rater; qu'il en ait un de
rechange... La grève générale, ce serait la révolution; mais la
révolution sous une forme qui donne aux travailleurs plus de
garanties que celles du passé en ce sens qu'elle les expose moins
aux surprises toujours possibles, des combinaisons exclusivement
politiques... Nos militans comprennent que la Révolution de
demain ne peut plus être efficacement tentée par les vieux pro-
cédés révolutionnaires. Non pas, camarades, que je les réprouve.
184
REVUE DES DEUX MONDES.
Je suis de ceux qui se feront toujours scrupule de décourager
les bonnes volontés sous quelque forme qu'elles se manifesfent.
Allez à la bataille, si vous le jugez bon, avec le bulletin de vote,
je n'y vois rien à redire; j'y suis allé, moi, comme électeur et
comme candidat ; j'y suis allé comme candidat et j'y retournerai
demain. Allez-y avec des piques, des sabres, des pistolets, des
fusils ; loin de vous désapprouver je me ferai un devoir, le cas
échéant, de prendre ma place dans vos rangs. Mais ne décou-
ragez pas les travailleurs quand ils tentent de s'unir pour une
action qui leur est propre, à l'efficacité de laquelle ils ont les
plus sérieuses raisons de croire... »
La différence entre ces deux langages n'est guère que celle-ci,
que M. Briand admet plusieurs moyens, tout en recommandant
particulièrement celui de la grève universelle, tandis que Ben-
bow recommande uniquement celui-ci, (« sedens bellum confî-
ciet ») et dit avec conviction : « N'en ayons qu'un ; mais qu'il
soit bon. »
Mais le héros brillant, étincelant et fastueux du Ghartisme
fut un très grand seigneur, un membre de la plus haute aristo-
cratie, un Graccus ou un Mirabeau insulaire, le très intéres-
sant et très curieux, à quelques égards très sympathique,
Feargus 0' Connor. Il était ou se disait, et il n'y a pas de raison
très décisive de le démentir, descendant de Roderic 0' Connor,
roi d'Irlande. En tout cas il était bien fils de Roger O'Connor et
neveu d'Arthur 0' Connor. Roger et Arthur s'étaient mêlés à
l'agitation irlandaise de la fin du xviii^ siècle. Arthur, exilé
en France en 1803, avait été fort bien accueilli par le Pre-
mier Consul et nommé par l'Empereur général de division.,
Il avait épousé Elisa de Condorcet, la fille de l'écrivain philo-
sophe et s'était retiré dans le Loiret, au château de Bignon, où
était né Mirabeau. Roger, père de Feargus, était resté en Grande
Bretagne où il avait mené une vie semée d'incidens aventureux.
Feargus O'Connor, député de Cork en 1832, était, je ne veux
pas dire le modèle, mais le type de l'orateur populaire. Véhé-
ment, emporté, abondant, inépuisable, essentiellement théâtral,
s'embarrassant peu des contradictions les plus évidentes et des
palinodies les plus manifestes, pathétique, déclamatoire, per-
sonnel et se racontant et s'épanchant et se louant sans cesse, ce
qui est un moyen aussi puissant d'action sur les foules qu'il
est insupportable aux cultivés, il put se croire longtemps et il
LE « CHARTISME. » 185
fut en vérité très longtemps l'idole du peuple ou d'une partie
très considérable du peuple anglais. Il était un admirable artiste
en persuasion par le pathétique. 11 avait du prophète et du tra-
gédien. Il eût été admirable à jouer le rôle d'Antoine dans le
Jules César de Shakspeare. Il savait vivre tellement de l'âme
même de l'auditoire qu'il disait toujours juste ce que son audi-
toire désirait qu'il dit et allait lui soufller. La communication
entre lui et la foule était d'inspiratrice à inspiré et quand il
était devant elle il y avait deux suggestionnés et entre elle et
lui une harmonie préétablie qui ne cessait point.
« Quel est l'homme du monde, disait-il, qui peut se réjouir
plus que moi de la perspective du succès? Puisque j'ai été l'ins-
trument principal et le créateur du mouvement, quel est l'homme
qui peut s'intéresser davantage à son heureuse et rapide réussite?
Je suis un otage entre les mains des classes laborieuses aux-
quelles je dois prouver ma sincérité. N'ai-je pas plus d'une fois
promis au peuple que je conquerrais le suffrage universel ou
que je mourrais dans la lutte? Toutes les minutes de mon
existence, depuis les origines de l'agitation, ont été un lourd
fardeau et ma vie aurait pu être obtenue à bon marché, n'eût
été que je croyais que le peuple y attachait quelque prix. Depuis
le 6 août, depuis que nous avons fait alliance avec les hommes
de Birmingham et autres traîtres, toute parole prononcée par
quelqu'un des chasseurs de popularité m'a été attribuée et lors-
qu'ils ont été attaqués, ne les ai-je pas défendus au péril de
ma vie?... Si Birmingham est mis à feu, la presse m'en rend
responsable. Si des émeutes ont lieu, toutes les responsabilités
sont placées sur mes épaules. Tout cela et plus encore, je suis
prêt à le supporter plutôt que d'aff'aiblir la cause. Ma vie
elle-même dépend du succès de la cause. Si je déserte ou si je
tergiverse, aucun assassin ne méritera mieux la mort et aucun
homme ne sera plus sûr de la recevoir immédiatement. N'ai-je
donc pas dès lors le droit de donner des avis et des conseils à ceux
au service de qui j'ai travaillé comme jamais auparavant n'a
travaillé aucun homme? Certes. Et ne vous méprenez pas main-
tenant sur mes paroles: car si le peuple persévère, je serai avec
lui à l'endroit du plus grand danger. Mais je ne suis pas homme
à rester honteusement tranquille lorsque la plus glorieuse
de toutes les causes, la cause de la liberté, est mise en péril par
une fausse démarche..^ »
186
REVUE DES DEUX MONDES.
Il semble n'avoir pas manqué de finesse diplomatique et
M. Dolléans remarque que plaidant toujours, non pas le pour et
le contre, mais la diversité des moyens, il se ménaj^e la ressource,
pour plus tard, quelque tactique qui soit adoptée, de pouvoir
toujours dire et prouver par une citation d'un de ses discours
qu'il a été le premier à l'imaginer et à l'introduire.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il avait toujours raison par
la force de cette opinion qu'il avait enfoncée dans l'esprit du
peuple qu'il aurait toujours raison.
Ce qu'il n'avait pas, c'était l'esprit de direction suivie ; et
planant toujours au-dessus des sous-chefs de parti, il ne les for-
çait pas à le suivre par la rigidité d'un plan arrêté, de sorte que
les discussions se multipliaient comme au-dessous de lui sans
l'atteindre, sans l'entamer, du moins fort peu, mais sans qu'il
put empêcher qu'elles existassent. Il présida toujours et ne
dirigea jamais, du moins complètement. Il était la voix plutôt
que l'àme d'un parti qui eut plusieurs âmes.
De là l'incohérence d'un mouvement politique qui pour-
suivit plusieurs buts successifs, qui fut révolutionnaire paci-
fique et qui fut (émeutes de Birmingham, 1839) révolution-
naire belliqueux; qui fut solidariste (syndicaliste, comme nous
disons maintenant), qui fut individualiste et qui finit par être
communiste; qui s'épuisa et en variations et en discussions,
remuant du reste toutes les idées et préparant l'avenir ; mais, à
s'en tenir à son histoire propre et à ce qu'il a été par lui-même,
tournant en cercle et ne prenant jamais une conscience nette et
profonde de lui-même.
Après quinze ou seize ans d'existence ou d'efforts pour
exister, le parti n'était plus qu'une maison divisée qui devait
périr si elle n'était déjà morte, c'est-à-dire désorganisée.
Bronterre n'était plus qu'un individu, toujours fidèle à sa
doctrine définitive, qui était la nationalisation du sol; mais
isolé, s'obscurcissant dans une existence de conférencier peu
rétribué et peu suivi.
Lovett était devenu complètement étranger au parti et se
consacrait à des œuvres scolaires.
Feargus O'Connor se débattait dans des questions d'argent
très embrouillées, perdait peu à peu la lucidité de son intelli-
gence et, recueilli à l'asile du docteur Tuke, mourait fou
en 1855.
LE « CHARTISME. »
187
Ce mouvement confus et violent n'en est pas moins très
inte'ressant à étudier et très instructif. Il est quelque chose
comme le balbutiement précipite' et quelquefois furieux d'un
colosse encore enfant. En l'étudiant et en l'exposant avec
une lucidité remarquable et avec une impartialité . de vrai
historien, quoique sans sympathie, M. Dolléans nous a fait con-
naître un chapitre jusqu'ici très obscur et de l'histoire du socia-
lisme universel et de l'histoire du Royaume-Uni. Il nous a fait
connaître la gestation laborieuse et tourmentée du syndicalisme
anglais; son ouvrage assurément comble une lacune, si tant
est qu'il ne fasse pas un pou plus que la combler. Malgré sa
longueur, ou à cause d'elle, (atténuée du reste par la vivacité
dramatique du récit), il y manque un « index des noms et des
choses, )) indispensable pour se retrouver dans une histoire si
touffue, et l'indication dans le haut dos pages de l'année où
l'on est. Avec les « le 6 août, le 17 septembre, le 24 octobre »
de M. Dolléans, il faut remonter soixantes pages pour savoir de
quelle année est ce 17 septembre ou ce 24 octobre. — Je n'ai
vraiment aucune autre plainte à adresser à ce très bon narra-
teur et à cet excellent débuter qu'est M. Edouard Dolléans.,
Emile Faguet.-
HEURES D'ITALIE
Aï PAYS DES PEINTRES VÉNITIENS
I. — UDINE
« TJdine est une belle ville, » déclare Chateaubriand, qui y
remarqua surtout le Municipe et son portique imité du Palais
des Doges. L'auteur des Mémoires d' Outre-tombe a raison; et je
m'étonne qu'elle soit si peu connue, cette délicieuse cité, perle
du Frioul, qui offre généreusement tant de merveilles à ses hôtes :
un aspect infiniment séduisant, une des plus jolies places d'Italie,
une situation incomparable au centre de la plaine vénitienne,
de bons peintres locaux et l'une des plus complètes collections
de Tiepolo qui soient. Les touristes allemands et autrichiens,
qui descendent à Venise par la ligne de Pontebba, s'arrêtent
parfois àUdine, entre deux trains ou pour y passer la nuit; mais
qu'ils sont rares les Français qui prirent la peine d'aller jusqu'à
ellel Chateaubriand ne la vit que parce qu'il dut se rendre à
Prague pour y rejoindre Charles X. D'ordinaire, nos compatriotes,
retenus par les charmes de Venise, ne la quittent qu'au dernier
moment, quand sonne l'heure du retour. Moi-même, si curieux
pourtant des moindres coins d'Italie, qui, tant et tant de fois, ai
parcouru cet adorable Veneto qu'empourpre l'automne, jamais
encore je ne m'étais résolu à dépasser Conegliano et à prendre
les quelques journées nécessaires pour visiter le Frioul et sa
capitale.
Cette année, je me suis décidé. Débarqué à Udine un soir de
AU PAYS DES PEINTRES VENITIENS.
189
septembre, j'ai éprouvé le lendemain cette joie, si douce aux
vrais voyageurs, de l'éveil dans une ville que l'on ne connaît pas,
mais que l'on sait pleine de promesses. La veille, un omnibus
aux vitres tremblotantes a suivi des rues mal pavées et à peine
éclairées ; on a aperçu les vagues silhouettes de monumens qu'on
essaie d'identifier d'après le plan du Bœdeker; mais, en
somme, toutes les surprises de la découverte restent encore.
Certes, celles-ci ne sont pas toujours agréables, et, souvent, le
premier contact avec la ville nouvelle déçoit; ce n'est que peu
à peu qu'on en goûte les séductions discrètes. Ici, la révéla-
tion fut immédiate. L'arrivée sur la petite place baignant dans
la lumière matinale, la montée au Gastello, et, du haut de l'es-
planade, la vue circulaire sur l'immense cercle de la plaine
frioulienne déployée autour d'Udine comme un double éventail,
compteront à jamais dans mes souvenirs pourtant si riches en
impressions de ce genre.
Au sortir de l'hôtel, je n'avais trouvé qu'une ville sans grand
caractère, propre et animée, avec de larges voies bordées d'ar-
cades et de maisons où s'affirme le style vénitien; mais, brus-
quement, au tournant d'une rue, j'ai débouché sur la place que
je cherchais. Je la savais belle : je ne l'imaginais point si ma-
gnifique. Entourée de palais et de portiques, ornée de statues et
de colonnes, dominée par la haute masse du château, d'où
qu'on la regarde, son aspect est des plus pittoresques. Tout
s'arrange à merveille; rien ne fait surcharge. Et pourtant, sur
un espace des plus réduits, il y a : d'un côté, une galerie du
XVI® siècle, dite Loggia di San Giovanni, et une Tour de l'hor-
loge dans le goût de celle de Venise; au milieu, une jolie
fontaine dessinée par Jean d'Udine, deux colonnes dont l'une
porte le lion de saint Marc, deux figures de géans, une statue
de la Paix donnée par Napoléon P"", en souvenir du traité de
Campo-Formio, et, bien entendu, un monument équestre de
Victor-Emmanuel II ; enfin, sur l'autre flanc de la place, la déli-
cieuse Loggia del Lionello, du nom de l'architecte local qui
construisit cet hôtel de ville, au xv® siècle, en s'inspirant très
habilement du Palais Ducal. Vraiment, cet ensemble, au-dessus
duquel s'élèvent le campanile de l'église Sainte-Marie et les im-
posantes murailles du château, constitue l'une des plus sédui-
santes visions que réservent aux touristes les petites cités d'Italie.
Il est seulement dommage que le Municipe ait été presque
190 REVUE DES DEUX MONDES.
entièrement détruit par l'incendie de 1876; seuls les murs res-
tèrent debout, et nous pouvons encore admirer, dans leur état
primitif, les couches alternées de marbre blanc et rouge, les
fines colonnes aux chapiteaux variés, la petite balustrade qui
donne tant d'élégance à la loggia, et, dans une niche k l'angle
du monument, la jolie Vierge sculptée en 1448 par Buono, l'au-
teur de la Porte délia Carta.
Pour monter au Castello, il faut passer sous une arcade que
dessina, dit-on, Palladio; elle était autrefois surmontée du lion
vénitien, ainsi qu'on le voit au Musée dans une vue de la ville
par Palma le jeune. Pour toute la région, la République séré-
nissime fut bien la « planteuse de lions » dont parle Chateau-
briand, dans les pages qu'il écrivit à la louange de Venise, le
10 septembre 1833, et qui comptent parmi les plus belles des
Mémoires (T Outre-tombe. Le tremblement déterre de 1511 a ren-
versé l'antique château qui se dressait au sommet de la colline;
on le remplaça par le bâtiment actuel, qui fut successivement
affecté aux usages les plus divers : forteresse, résidence des
patriarches ou prison ; en ce moment, il abrite les services
municipaux et le musée. Un double escalier donne accès à la
salle d'honneur que ses vastes proportions, ainsi que les restes
de fresques qui décorent ses murs, firent classer comme monu-
ment national. Malheureusement, ces vieilles peintures sont en
fort mauvais état, depuis l'époque oii le château servit de caserne.
Les soldats — qu'ils soient italiens ou français — sont des loca-
taires bien dangereux pour les œuvres d'art : Udine, comme
Avignon, en fit la rude expérience.
Dans le musée, je note au passage un amusant panorama
de la cité dressé par Gallot en 1600, un Ganaletto d'un gris déli-
cat, une petite étude de Véronèse pour son Martyr" des SS. Marc
et Marcellin, et trois Tiepolo. Mais la ville est trop riche en
œuvres de cet artiste pour m'arrêter à celles-ci et j'aurais pré-
féré que les peintres locaux fussent mieux représentés. C'est à
peine si j'ai trouvé un assez beau Couronnement de la Vierge
de Girolamo da Udine. Pour étudier le créateur de l'école,
Martino, plus connu sous le nom de Pellegrino da San Daniele,
il faut sortir d'Udine et aller soit à Aquilée voir le tableau d'autel
du Dôme, soit à San Daniele, sa ville natale, soit à Cividale, la
vieille capitale lombarde qui garde jalousement, à côté de pré-
cieux trésors archéologiques, le chef-d'œuvre du peintre, la
AU PAYS DES PEINTRES VENITIENS.
191
Vierge de S. Maria dei Battuti. Ici, au musée d'Udine, il n'y a
que Quatre Évangrélistes, si noirs et si abîmés qu'il est à peu
près impossible de les distinguer.
D'ailleurs, comment rester enfermé dans ces salles obscures
lorsqu'on entrevoit, par les fenêtres, le superbe panorama dont
on jouit de l'esplanade qui s'étend derrière le château? Je connais
peu de vues aussi vastes et aussi belles. Si, comme le raconte la
légende, cette colline fut élevée sur l'ordre d'Attila qui voulait
contempler de loin l'incendie d'Aquilée, il faut avouer que le
barbare, tout autant que Néron, était un prodigieux metteur en
scène. Dans toute l'Italie où l'on eut, dès les temps les plus
reculés, le génie de ces perspectives qui mettent l'infini à la
portée d'une ville, il est peu de position aussi splendide. Au
milieu d'une plaine immense et à quelques mètres seulement
d'altitude, on a l'illusion d'être suspendu haut dans l'espace.
Situation privilégiée pour une capitale qui peut, au centre même
du pays, apercevoir celui-ci tout entier et le surveiller! En une
courbe presque régulière, le Frioul se déroule autour d'Udine,
gigantesque amphithéâtre qui va, se dégradant peu à peu, des
Alpes neigeuses aux Préalpes vertes, de celles-ci aux collines
couvertes de vignes et de bois, des collines à la plaine douce-
ment inclinée et de la plaine aux lagunes. Vu d'ici, le cercle
des Alpes Garniques forme une haute et rude barrière que domi-
nent le Canin, à l'Est, et, à l'Ouest, très en arrière, dans la
direction de Gemona, le Coglians, qui est la cime la plus élevée
de la contrée. Bien que ces sommets n'atteignent pas 3 000 mè-
tres, comme on les regarde presque du niveau de la mer, ils
ont très fière allure. Déjà les premières fraîcheurs de septembre
les ont couverts de neige. Deux jeunes gens, qui doivent en être
descendus depuis peu, les contemplent avec ces yeux pleins de
tristesse nostalgique qu'ont les montagnards en pays plat. Ils
sont bien de cette race frioiilienne, forte et laborieuse, plus
rude et plus sérieuse que la vénitienne; ils me rappellent leurs
voisins du Cadore, ces robustes paysans d'où sortit Titien qui,
presque centenaire, peignait encore d'une main assurée. Sur
ma demande, ils me nomment les cimes lointaines et m'indi-
quent les villes les plus importantes que l'on distingue, le long
des rivières ou dans les replis des coteaux : Gividale, San Daniele,
Palmanova avec sa forteresse étoilcc, San Vito, l'ordcnone.
Tout à fait au Sud, on aperçoit les lagunes où dorment Aquilée
192
REVUE DES DEUX MONDES.
et Grado, et, parfois même, par les temps clairs, la ligne de
l'Adriatique jusqu'à Venise... Admirable spectacle que je ne me
lasse point de regarder jusqu'à la chute du jour, lorsque le soleil
déclinant met sur les choses cette « lumière titienne » dont
parle Chateaubriand, quand Venise, pareille à une belle femme
dont le vent du soir soulève les cheveux embaumés, meurt
saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature...
Admirable spectacle, peut-être plus exaltant encore le lendemain,
dans la joie ensoleillée du matin nouveau, mais auquel pour-
tant je dois m'arracher. Gomment quitter Udine sans avoir vu
ses Tiepolo? Nulle part, on ne peut mieux connaître le peintre
auquel, chaque année, on rend davantage justice, et qui
n'est plus seulement, à nos yeux mieux avertis, le charmant
improvisateur, le virtuose en qui s'incarna toute la folie du
xviii^ siècle vénitien. Je me rappelle le chapitre où Maurice
Barrés s'écrie : « Mon camarade, mon vrai moi, c'est Tiepolo! »
L'auteur d'Un homme libre, qui d'ailleurs ne signerait sans
doute plus cet aveu de dilettantisme, a exagéré le côté factice de
Tiepolo. Devant ses grandes compositions, éparsesenVénétie, on
se fait une autre idée du peintre qui, loin d'être un artiste de
décadence, une sorte de Bernin de la peinture, est un maître
non seulement de grâce, mais encore de puissance et de
santé. Ce soi-disant improvisateur fut un travailleur acharné;
qu'on regarde les très nombreuses esquisses qu'il fit pour
les œuvres qui semblent, tant l'exécution en est habile, jail-
lies d'un seul jet. Les artistes qui ont vraiment le don ne
font pas sentir l'effort. M. Camille Mauclair a raison de com-
parer Tiepolo à Mozart qui paraît également facile, alors que
nulle langue musicale n'est plus savante et plus complexe. Mon-
trer qu'on a vaincu une difficulté est bien; la vaincre sans le
montrer est mieux, le propre du génie étant de nous mettre
« devant le merveilleux résultat du savoir et de l'effort comme
devant la nature elle-même. » Certes, Tiepolo reste bien le
peintre de cette ville et de cette époque où la joie de vivre fut
poussée à ses extrêmes limites; mais il est aussi un arrière-petit-
fils du xvi« siècle, un héritier imprévu de la race des grands
maîtres vénitiens qui s'était éteinte, plus de cent ans avant, avec
Tintoret.
Les œuvres d'Udine sont fort intéressantes parce qu'elles
permettent d'étudier le peintre dans la fleur de sa jeunesse,
AU PAYS DES PEINTRES VENITIENS. . 193
dans sa maturité et presque dans sa vieillesse, puisqu'il les
exécuta en 1726, 1734 et 1759. Les fresques du Dôme, gâtées
par de maladroites restaurations, n'ont pas grande valeur. Au
musée, h côté d'un Saint François de Sales médiocre et d'une
Séance du Conseil de r Ordre de Malte plus documentaire qu'ar-
tistique, il y a un assez bel Ange de l'Apocalypse planant au-
dessus d'un joli paysage. Mais pour retrouver le vrai génie de
Tiepolo, il faut aller à l'évêché et à l'oratoire de la Pureté.
Le palais archiépiscopal, élevé au début du xvii^ siècle pour
les patriarches d'Aquilée, qui s'arrogèrent longtemps le même
rang que les papes, abrite aujourd'hui leurs successeurs, les
évêques d'Udine. C'est l'un des derniers patriarches, Denys Dol-
iino, qui commanda à Tiepolo la décoration des salons. Prises
en détail, ces fresques ne sont pas parmi les meilleures de l'ar-
tiste ; mais leur ensemble lumineux et gai est tout à fait déli-
cieux à l'œil. Quant à la peinture qui rayonne à la voûte du
grand escalier, une Chute des anges rebelles, c'est une page
vigoureuse et dramatique, d'une incroyable hardiesse de mou-
vement. Les groupes suspendus dans le vide semblent prêts à
tomber. Pour Tiepolo, peindre un plafond fut toujours un jeu;
nulle part, il ne déployait plus à son aise les ressources savantes
de son imagination et de sa fantaisie.
La décoration de l'oratoire de la Pureté est de vingt-cinq
années postérieure. Tiepolo, moins actif, abandonna à son tils
les murs latéraux et peignit seulement \ hnmaculée Conception
de l'autel et la magnifique Assomption du plafond. Celle-ci
compte parmi ses chefs-d'œuvre : noblesse de l'invention, habi-
leté de l'exécution, éclat du coloris, tout y est porté au plus
haut degré; et j'admire, ainsi que son éminent biographe,
M. Pompeo Molmenti, avec quel art, « dans ce déploiement da
couleurs éclatantes et d'idées saisissantes, Tiepolo sut garder un
air de douceur et de grâce qui est inoubliable. » Ici, comme à
Este, je suis frappé de voir combien il s'adapta facilement à la
grandeur du sujet et combien, sans être vraiment croyant, —
du moins on peut le supposer, — il se disciplina vite à la gravité
des lieux où il peignait. Ainsi qu'avant lui Tintoret, et qu'après
lui Delacroix, — pour ne citer que ces deux noms, — Tiepolo
est la preuve que le génie d'un artiste peut parfois s'élever,
sans le secours de la foi, à la beauté de la poésie religieuse.)
TOME .WII. — 1913. 13
194
REVUE DES DEUX MONDES.
II. — PORDENONE
D'Udine à Pordenone, la route presque droite n'offre rien
de très pittoresque. Elle suit en quelque sorte le diamètre de la
demi-circonférence que tracent les Alpes Garniques autour du
Frioul. Mais la course est charmante, dans la joie du matin, au
milieu des prés miroitant de rosée. Une brume estompe les
lointains. La chaussée humide est aveuglante comme un ruban
d'acier étalé au soleil.
On avance au milieu des souvenirs de l'Empire et de la pro-
digieuse épopée du jeune Bonaparte. Frioul et Haute-Vénétie
sont semés de villes qui ont donné leurs titres aux maréchaux
et aux généraux de la glorieuse armée. Après un siècle, les
anciens exploits sont restés vivans et il n'est guère d'osteria
dont les murs ne soient encore ornés de vieilles gravures
relatant les épisodes d'Arcole ou de Rivoli. Jamais sur cette
terre italienne, — malgré les nuages passagers, — le Français
ne sera l'ennemi. Et je ne sais de plus bel éloge pour un vain-
queur.
Après Campo-Formio, où expira la république de Venise,
la route monte légèrement pour atteindre les rives du Taglia-
mento que l'on franchit sur un interminable pont qui doit
avoir près d'un kilomètre. Le torrent a tellement arraché de
cailloux aux Alpes proches que, peu à peu, son lit s'est exhaussé
au-dessus de la plaine et que les villages voisins de Codroipo et
de Casarsa sont, sur chaque rive, à une dizaine de mètres plus
bas que le niveau de la rivière.
Le haut campanile de Pordenone émerge des abondantes
verdures qui égaient la ville. Places et avenues sont plantées de
marronniers et de platanes énormes. A l'horizon, le Monte Ca-
vallo, déjà couvert de neige, dresse son dos puissant. Si les
étrangers sont rares à Udine, ici, ils doivent être presque
inconnus, à en juger par la curiosité que j'éveille. Peu de choses
h voir d'ailleurs dans la ville natale de Pordenone, oîi je croyais
que le peintre était mieux et plus abondamment représenté.
Dans la salle des séances du municipe, où est installé le petit
musée local, je n'ai trouvé qu'un Gi^oupe de saints, assez remar-
quable de facture et de coloris, et une étroite fresque qui, au
dire du gardien, aurait été enlevée de la maison habitée par
AU PAYS DES PEINTRES VÉNITIENS. _ 195
l'artiste; c'est une sorte de ballet champêtre, très différent de
tout ce que je connais de lui. Au Dôme, presque même pénurie :
dans le chœur, une Gloire de saint Marc, abîmée et inachevée;
sur un pilier, deux figures en assez mauvais état, un Saint
Érasme et un Saint Roch auquel Pordenone aurait donné ses
traits; enfin, à l'autel Saint-Joseph, un beau panneau, exécuté
en 1515, la Vierge trônant entre saint Christophe et saint Joseph;
la Vierge, qui couvre de son manteau quatre dévots donateurs,
a un visage délicieusement enfantin et le paysage, oîi l'on
reconnaît Pordenone, est d'une grâce exquise. Mais enfin, tout
cela ne suffit pas pour bien juger l'artiste; si je n'avais vu ses
fresques de Crémone et de Plaisance, je me ferais une très
fausse idée de celui qui eut l'ambition d'égaler Titien, et dont
la peinture brutale, violente, dramatique, désordonnée, prouve
la vérité, pour les artistes comme pour les écrivains, du mot
de Buiïon : « Le stylo, c'est l'homme. » Pordenone, en effet,
batailla toute sa vie avec les uns et les autres, même avec son
frère, et il est probable qu'il mourut empoisonné par un
ennemi. Chez lui, la puissance et le mouvement font parfois
penser à Fiubens ou à Michel-Ange qui, paraît-il, appréciait
beaucoup son talent. Nul. on tout cas, n'eut de son temps plus
de virtuosité; sans accepter à la lettre le récit de Vasari qui
nous parle d'une enseigne de magasin peinte en quelques
minutes, pendant que le commerçant était allé à la messe, il est
certain qu'il eut une extraordinaire facilité et cette bravura du
pinceau, si nécessaire aux peintres de fresques. Mais ne cher-
chez, dans l'œuvre de Pordenone, ni grâce, ni mesure, ni pen-
sée surtout. Tantôt il imite Giorgione, tantôt Palma, tantôt
Titien ; suivant la juste remarque de Burckharcft, il est tou-
jours superficiel et, dans ses meilleures créations, il n'y a pas
cette absorption par le sujet, ce renoncement de soi qui est l'art
des grands maîtres. 11 cherche et parvient à étonner; il n'arrive
pas à séduire. Celui qui rêva d'éclipser Titien reste surtout
pour nous le désastreux prédécesseur des Bolonais.;
m. — TRÉVISE
Au sortir de Pordenone, la route se rapproche rapidement
des montagnes que l'on rejoint à Sacile, petite ville sur la
Livenza, encore entourée de ses murs et de ses fossés. Les
196
REVUE DES DEUX MONDES.
Alpes de Vénétie, dont la haute barrière se dresse abrupte et
presque nue, semblent continuer la rude ligne des monts
friouliens. A leur pied, une série de jolies collines vertes sont
pareilles à des falaises, à des dunes boisées que les flots recou-
vrant jadis la plaine auraient rejetées sur leurs rives. Ces der-
niers contreforts des grandes Alpes, qui expirent au bord des
champs vénètes, sont ravissans, et l'on comprend que les riches
marchands de la République soient venus y fixer leur villégia-
ture. Une suite presque ininterrompue de bourgades dominées
par de clairs campaniles, de villas aux murs rouge vif, de jar-
dins luxurians les animent et font de la région une sorte de
vaste et joyeux parc. Le ciel est si bleu que son éclat insoute-
nable blesse le regard.
Voici la belle Conegliano, enfouie dans ses verdures, où je
suis venu si souvent admirer le chef-d'œuvre du vieux Cima.
Autour de son château, des cyprès se détachent nets sur l'azur,
alignés comme dans les tableaux des primitifs. Puis, la route
franchit la Piave, sur un pont presque aussi long que celui du
Tagliamento; et l'on entre dans la molle campagne trévisane,
sillonnée de ruisseaux et de canaux qui mettent comme une
brume sur tous les objets. Par cette calme et déjà chaude matinée,
je songe à certains paysages de Corot, qui eux-mêmes évoquent
des vers de Lucrèce :
Exhalantque lacus nebulam fluviique perennes,
Ipsaque ut interdum tellus fumare videtur.
Emile Michel, dans un article paru jadis dans la Revue, avait
bien senti la grâce accueillante de ce paysage où la lumière
est caressante, où l'atmosphère, grâce à l'abri des Alpes, est
toujours d'une grande douceur. « Tout semble heureux, pro-
portionné à l'homme et une population forte, à la fois élégante
et calme dans ses allures, paraît en intime accord avec cette
nature privilégiée. Le nom à'ajnorosa qu'on a souvent employé
pour qualifier cette contrée revient de lui-même à l'esprit de
ceux qui la parcourent. » Je retrouve cette même population,
alerte et joyeuse; les femmes surtout sont charmantes; elles
vont à la fontaine avec de grandes cruches de cuivre et leur
démarche est en même temps souple et noble; quelquefois, en-
roulées dans des voiles, leur silhouette archaïque rappelle les
madones des vieux maîtres locaux..
AU PAYS DES PEINTRES VÉNITIENS. . 197
La route est bordée de platanes et d'ormes puissans dont les
feuillages se penchent sur les canaux d'eau vive qui longent la
chaussée. De chaque côté s'étendent les champs dorés des maïs
d'où surgissent, à l'horizon, les flèches des campaniles. De lourds
pampres s'enroulent aux mûriers et aux arbres fruitiers. Cette
abondance aimable a frappé tous les voyageurs. Quand Maurice
Barrés parcourut ce Veneto agricole que l'automne charge de
fruits, il le trouva « sociable et voluptueux comme un Concert
de Giorgione. »
Trévise est située sur la Sile qui reçoit, au milieu même de
la ville, un petit ruisseau, le Botteniga, qui jadis s'appelait le
Cagnan, ainsi que l'indique un vers du Paradis, où Dante
désigne ainsi Trévise :
E dove Sile e Cagnan s'accompagna.
Les deux rivières se divisent en plusieurs bras qui alimentent
une série de canaux et de fossés. De nombreux jardins laissent
pendre leurs verdures sur l'eau ; certaines perspectives rappellent
des coins de Venise et même de Bruges.
Si souvent je suis venu à Trévise que j'y puis, cette année,
goûter tout à mon aise le charme des retours et de ces heures
délicieuses où, débarrassé du souci de connaître et d'apprendre,
on savoure seulement la joie de regarder. Que de fois j'ai flâné
sous les arcades de ses rues tortueuses, sur sa Piazza dei Signori
bordée de palais crénelés, et surtout le long des vieux remparts
transformés en larges promenades, ombragées d'arbres immenses
que l'humidité a fait croître magnifiquement, et d'où la vue est
si belle, au début du printemps, sur les Alpes neigeuses! Et
qu'il est doux d'entendre déjà parler autour de soi le dialecte
vénitien, avec son zézaiement, ses souplesses et ses lluidités;
c'est k lui que devait penser lord Byron, plus qu'à l'italien en
général, lorsqu'il célèbre, dans son petit poème de Beppo, cette
langue « suave comme un baiser de femme, qui parait liquide
et semble écrite sur du satin. »
Trévise s'enorgueillit ajuste titre de quelques bons tableaux,
et, tout d'abord, au Dôme, de V Annonciation qui fut commandée
à Titien par le chanoine Malchiostro et qui, depuis, n'a pas bougé
du superbe cadre à colonnes où elle fut placée. Certes, elle ne
vaut pas V Annonciation de la Scuola di San Rocco, exécutée
huit années après; mais elle a une sorte d'ardeur juvénile çjui
198
REVUE DES DEUX MONDES.
m'a toujours séduit. La Vierge, vêtue d'une robe rouge et d'un
superbe manteau bleu sombre, agenouillée et respectueuse, est
une des plus simples et des plus nobles figures de Titien.
L'ange n'a pas l'attitude doucereuse que lui donnèrent tant de
peintres; il arrive en coup de vent, et derrière lui, l'atmosphère
tourmentée est chargée de gros nuages blancs qu'illuminent des
rayons fulgurans. Dans cette même chapelle Malchiostro, il y
a des fresques de Pordenone que je n'aime guère; je crois que
l'artiste ne fut jamais plus déclamatoire que lorsqu'il voulut
imiter le Michel-Ange de la Sixtine ; je me rappelle, au
premier plan de V Adoration des mages, un homme dont les
muscles énormes sont d'un déplorable effet et, à la coupole, un
enlacement de jambes et de bras qui évoque plus un combat
de lutteurs qu'une scène religieuse. — Dans le petit musée,
dont le nom pompeux de Pinacoteca ne fait que mieux ressortir
la pauvreté, il n'y a guère à citer qu'un joli portrait de Lotto,
lequel, d'après les derniers travaux d'érudition, ne serait pas né
à Trévise, mais à Venise. C'est une figure de dominicain, prieur
ou économe; ses clés sont devant lui, avec des pièces d'argent;
il va faire une addition et, la tête relevée, cherche s'il n'a pas
oublié de noter une dépense. Dans son visage grave et triste,
on retrouve bien la manière de Lotto.
Parmi les innombrables peintres locaux, j'avoue que je ne
suis pas arrivé à me débrouiller entre Dario da Treviso, Pier
Maria Pennacchi, Girolamo da Treviso, Girolamo Pennacchi,
Vincenzo da Treviso, etc. Seul, un critique d'art pourrait se
reconnaître entre tant de noms voisins et d'œuvres presque sem-
blables. J'ai revu avec plaisir les deux petits tableaux de Giro-
lamo da Treviso, dans la petite galerie qui précède la chapelk
Malchiostro, et je me souviens qu'une année, en revenant de
Brescia, leur teinte argentée m'avait rappelé le coloris du
Moretto.
Des deux peintres trévisans plus célèbres, si l'un, Rocco Mar-
coni, ne figure même pas dans sa ville natale, l'autre, Paris Bor-
done, y est au contraire représenté par l'un de ses chefs d'œuvre,
V Adoration des bergers de la cathédrale. Bien qu'abîmé par des
restaurations, insuffisamment éclairé et mal mis en valeur dans
un cadre rectangulaire qui ne s'adapte pas à l'ovale de la partie
supérieure, on peut se rendre compte encore de l'éclatant colo-
ris et de l'habile groupement des personnages. C'est un des meil-
i
AU PAYS DES PEINTRES VÉNITIENS. "" 199
leurs tableaux de ce peintre inégal qui imita un peu tous les
maîtres de Venise et acquit, de son temps, une grande réputa-
tion. « Je ne crois pas, lui écrivait l'Arétin, que Raphaël ait
jamais donné à ses figures divines une expression plus angé-
liquo, tant de grâce, d'allure et de nouveauté, vaghezza, aria e
novitade... » Certes, l'Arétin ne fut jamais un modèle de modé-
ration, pas plus dans le blâme que dans l'éloge, et ce n'est pas
d'aujourd'hui que les critiques accablent parfois les artistes de
louanges exagérées; mais cela nous explique pourquoi Titien
n'aimait guère cet élève qui prenait des allures de rival. Le temps
a remis chacun à sa place. Paris Bordone serait sans doute bien
oublié s'il n'était l'auteur du Pêcheur remettant au Doge l'anneau
de saint Marc, cette charmante page anecdotique d'histoire
locale que Burckhardt considère comme le meilleur tableau de
cérémonie qui ait été peint. Paris Bordone est un excellent
artiste de second ordre parmi cette pléiade de peintres qui bril-
lèrent presque en même temps au ciel de la République.
IV. — CASTELFRANCO
Entre toutes les cités de la riche plaine vénitienne, je n'en
connais pas qui aient un aspect plus pittoresque que les deux
voisines, jadis rivales, de Cittadclla et de Castel franco. Encore
enfermées dans leur enceinte du Moyen âge, elles sont pareilles
à des corbeilles de pierre tapissées de lierre que fleurissent, au
printemps, les premières glycines, puis, en juin, les grappes
parfumées des acacias, puis de nouveau, à l'automne, les
glycines tardives.
Les Italiens ont conservé de la Renaissance le sens exquis de
la beauté et, sauf quelques fautes de goût, d'ailleurs presque
toujours récentes, l'ont appliqué d'instinct à leurs cités. Ils
aménagèrent, au mieux de l'aspect décoratif, les castelH des
villes déchues, les citadelles, les murailles et les fossés. Sou-
vent déjà, j'ai noté leur habile appropriation de ces antiques
constructions qui ne tiendraient pas une heure devant l'artil-
lerie moderne. Au lieu de détruire, déblayer et niveler, comme
nous le fimes trop souvent, ils respectèrent les remparts inutiles
et les transformèrent en superbes promenades ombragées d'où
l'œil ne se lasse pas d'admirer les perspectives et les horizons.
Ici, ce fut mieux encore. Ils laissèrent intactes les enceintes
200
REVUE DES DEUX MONDES.
fortifiées des xii^ et xiii^ siècles ; puis, au pied des murs et sur
les berges des fossés, ils tracèrent des jardins, plantèrent des
arbres, semèrent des gazons et des fleurs;. si bien que les deux
petites villes ont maintenant une triple ceinture de pierre, de
verdure et d'eau. Elles sont comme ces momies cerclées de ban-
delettes qui, après trois mille ans, gardent encore la forme
vivante qu'elles eurent.
Une visite à Gastelfranco est, pour moi, le type même de ces
journées d'Italie, si pleines et si joyeuses à la fois, oii, dans un
exquis décor et loin des importuns, on peut contempler tout à son
aise un chef-d'œuvre de l'art. Rien ne trouble les flâneries sous
les hauts platanes qui se mirent dans le Musone, où de longues
herbes d'eau ondulent comme des serpens. Certes, le château et
les murs du xii^ siècle sont à moitié démolis ; mais un épais
rideau de lierre, de mousse et de vigne vierge, met sur eux un
manteau coloré. Suivant les jeux de la lumière, les briques
prennent toutes les teintes, depuis le rose clair jusqu'au rouge
sombre du sang coagulé. Les fleurs mêlées aux verdures achèvent
de donner à ces ruines un aspect romantique. Je sais un côté
où les pelouses sont plantées d'olea fragrans dont l'odeur
embaume, quand les nuages au couchant se frangent de pourpre
et d'or...
La porte, sous la tour carrée devant laquelle était jeté jadis
un pont-levis, donne encore accès dans la vieille ville. On
passe sous un porche bas et noir que domine le lion de saint
Marc, et, après quelques pas, on arrive sur une étroite place au
fond de laquelle est la cathédrale qui renferme l'une des plus
belles, sinon la plus belle des peintures de Giorgione et en
tout cas la plus authentique. La première vision que j'en eus,
il y a je ne sais déjà plus combien d'années, à la fin d'un après-
midi où le soleil déclinant enveloppait la toile d'une douce
clarté, fut, je crois bien, l'une de mes plus fortes sensations
d'art. Et, chaque fois, elle se renouvelle, presque aussi vio-
lente. Est-ce la composition de l'œuvre, si curieuse dans son
aspect géométrique ? Sont-ce les trois admirables figures qui
s'y dressent dans leur rigide sérénité? Est-ce le délicieux
paysage? Est-ce l'harmonieux éclat du coloris? Je ne sais; mais
il s'en dégage une poésie à la fois tendre et sévère qui émeut
profondément. Sur un trône de structure massive, la Vierge,
drapée dans une robe bleue et dans un ample manteau rouge,
AU PAYS DES PEINTRES VENITIENS. 201
se drosso tout h fait au haut do la toile, comme pour obliger
nos regards à monter jusqu'à elle et d'elle à Dieu. A ses pieds,
se tiennent debout saint François et saint Libérale. Si le pre-
mier est peut-être inspiré d'une figure de Bellini, le saint Libé-
rale est entièrement nouveau de conception et d'exécution; je
ne vois guère que le Saiiit-Georges de Mantegna qui pourrait
lui être comparé. Couvert d'une armure d'acier bruni, coiffé
du heaume, tenant un haut fanion à croix blanche sur fond
rouge, pareil aux lances de nos dragons, le guerrier a superbe
allure. Les deux saints, placés de chaque côté du trône, for-
ment avec la Vierge un triangle régulier, et aucune des trois
figures, tournées de face vers le spectateur, ne se relie aux
autres. J'ai trop souvent reproché celte froide symétrie à
des artistes comme le Pérugin pour l'approuver ici; mais
vraiment l'ensemble est d'une telle beauté qu'on oublie vite la
gaucherie enfantine de cet arrangement. La Vierge surtout est
inoubliable. La légende veut que, lors d'une restauration, des
témoins aient lu, sur le revers de la toile, un appel écrit de la
main même de Giorgione :
Cara Cecilia
Vieni, Vaffretta,
Il tuo t'aspdtta
Giorgio !
Pardonnons ce retard à Cecilia, si c'est elle qui permit au
peintre de tracer les traits immortels de sa Vierge. Mais Gior-
gione dut l'idéaliser, n'imitant pas sur ce point la plupart de
ses contemporains, qui se bornaient à reproduire, pour leurs
madones et leurs saintes, les belles femmes rencontrées dans
la campagne ou dans la rue; il lui donna une expression de
noblesse incomparable et fit de l'humble fille de Castelfranco
l'une des plus parfaites créations de l'art italien.
Lorsqu'on a passé plusieurs jours à étudier les peintres de
l'école vénitienne, on comprend mieux l'importance de la révo-
lution qu'opéra Giorgione. Certes, les Bellini avaient déjà rompu
en partie avec les pratiques du Moyen âge; mais, malgré tout,
ils restent du xv^ siècle, par leur éducation artistique, par le
choix des sujets, par leur précision un peu sèche. Ils sentent
confusément qu'il y a d'autres horizons; mais, pour les décou-
vrir, il fallait un génie plus spontané, un initiateur, une sorle
202
REVUE DES DEUX MONDES.
de porteur de feu, comme d'Annunzio appelle Giorgione, dans
les pages où il le montre apparaissant moins comme un homme
que comme un mythe. « Sur la terre, nul destin de poète n'est
comparable au sien. De lui, tout reste ignoré; quelques-uns
même sont alle's jusqu'à nier son existence. Son nom n'est ins-
crit sur aucune œuvre certaine. Cependant, tout l'art vénitien
est enflammé par sa révélation ; c'est de lui que Titien a reçu
le secret d'infuser un sang lumineux dans les veines de ses
créatures. En vérité, ce que Giorgione représente dans l'art, c'est
l'Epiphanie du Feu. Il mérite qu'on l'appelle porteur de feu à
l'égal de Prométhée. » Cette comparaison avec le feu revient
d'ailleurs tout naturellement sous la plume de ceux qui parlent
de lui. « Lo spirito di Bellini, déclare Yenturi, ma scaldato da
un' anima di fuoco. » Et quand les Italiens parlent d'?7 fuoco
giorgionesco, ils entendent non seulement cette chaleur de colo-
ris qui lui est propre, mais encore cette llamme intérieure, ce
lyrisme qui brûle et dévore. Ainsi s'explique la séduction exercée
par Giorgione sur les poètes, séduction qui ne vient pas seule-
ment du mystère de sa vie et de sa mort, mais de son œuvre
même. C'est une copie du Concert champêtre que Musset achetait
à crédit, malgré les observations de sa gouvernante, lui disant
qu'elle n'aurait qu'à mettre son couvert en face du tableau et à
retrancher un plat à son menu de chaque jour.
Un autre mérite de Giorgione est d'avoir orienté définitive-
ment la peinture vénitienne vers le paysage. Certes, il est loin
encore de la conception moderne où l'artiste peint la nature
pour elle-même, cherchant seulement à rendre son impression
devant elle ; mais il est tout aussi loin de l'antique concep-
tion. Pendant des siècles, nul ne songea à s'élever contre la
règle que Platon avait posée dans le Critias : « Si un artiste
doit peindre la terre, des montagnes, des fleuves, une forêt
ou le ciel... il n'a qu'à repré.senter les choses d'une manière j
à peu près vraisemblable... une ébauche vague et trompeuse
nous satisfait. » N'est-ce pas, en somme, la théorie de Botti-
celli qui prétendait, au dire de Léonard, qu'il suffit de lancer i
contre un mur une éponge imbibée de couleurs différentes pour
obtenir un effet comparable à celui des plus beaux paysages? Je
sais telles écoles ultra-modernes qui ne s'inspirent guère d'au-
tres principes. Mais, au fond, dans la déclaration de Platon,
comme dans la boutade de Botlicelli, il faut voir surtout cette
I
I
AU PAYS DES PEINTRES VENITIENS. 203
affirmation que l'artiste doit se borner à étudier l'Iiommc et à
rendre la complexité des âmes. Même chez Botticelli, — comme
chez la plupart des Toscans et des Ombriens, — il y a de jolis
paysages qui ne sont pas faits « avec une éponge imbibée de
couleurs, » mais avec un pinceau singulièrement habile et précis ;
seulement, surtout imaginaires, ils ne comportent aucun
souci de réalité et de vérité; ils servent uniquement à remplir
l'arrière-plan d'un tableau. Les Vénitiens, au contraire, cher-
chèrent à peindre des paysages réels et véridiques. C'est ce qu'a
fort bien noté Stendhal. « L'école de Venise parait être née tout
simplement de la contemplation attentive des effets de la nature
et de l'imitation presque mécanique et non raisonnée des
tableaux dont elle enchante nos yeux. » Plus que tous ses con-
frères, Giorgione eut l'àme d'un paysagiste, fut curieux des pro-
blèmes de la lumière et du clair-obscur. Nous savons par une
lettre d'Isabelle d'Esté qu'il avait peint un effet de nuit que la
princesse voulait acquérir. Certes, il ne copia jamais un arbre,
une colline, un ruisseau comme îe feront les Hollandais ou nos
peintres modernes; il s'inspira de son pays pour y situer l'action
de ses tableaux et il l'idéalisa, comme il avait idéalisé Cecilia.
Il nous transporte ainsi dans une région qui est à la fois la Vé-
nétie et les Champs-Elysées, sorte de patrie de l'idéal, comme
l'écrivait justement Yriarteà propos de Giorgione, « beau monde
rêvé qui n'appartient qu'aux poètes, qu'aux peintres, qu'aux
musiciens, qu'aux artistes inspirés, à ceux que le ciel a mar-
qués au front d'un rayon divin, et qu'il a donnés à l'homme
pour endormir ses douleurs et charmer son rapide passage sur
la terre. »
C'est ce même mélange de réel et d'idéal que j'aime dans le
Giorgione du Séminaire patriarcal de Venise, où je suis venu
passer mon dernier après-midi. La Daphné poursuivie par
Apollon est un petit tableau sur bois qui fut jadis le panneau
d'un coffre de mariage. Figures et paysages se fondent en une
suave harmonie: une chaude tonalité rouge fait mieux ressortir
la chair ambrée et la tunique blanche de Daphné. C'est la perle
de ce minuscule musée, si calme et si reposant, quoique à
côté du bassin de Saint-Marc, et dont j'adore le délicieux jardin,
grand comme la main, tout encombré d'arbres et de fleurs. Des
pins découpent leur feuillage léger sur le ciel bleu. De hauts
cyprès, des cèdres, des magnolias aux feuilles vernies, des
204
REVUE DES DEUX MONDES.
massifs de lauriers-roses, des lierres et des glycines grimpant
partout, aux balustrades, aux rampes d'escalier, aux troncs
d'arbres, forment un ve'ritable fouillis de verdures. Par-dessus
les murs, on aperçoit les clochetons de la Sainte et, du côté
du port, les mâts des vaisseaux doucement balancés. Pareilles
à ces musiques invisibles des anciens palais du Grand Canal,
où les exécutans jouaient dissimulés derrière des tentures, les
rares rumeurs de la ville arrivent, si précises et si assourdies
pourtant, qu'elles semblent à la fois très lointaines et très
proches. Ici, point de ces touristes pressés et trop exubérans
qui finissent par gâter les plus belles choses. Et comme ce
décor s'adapte bien à ma mélancolie 1 Demain, je serai loin. « Il
faut partir, hélas I écrivait Gebhart quittant Athènes. Je vais
encore tourner une page de jeunesse et le dos à l'Orient. Si
c'était pour toujours ! » Mais à quoi bon ressasser les plaintes
que traîne toujours après elle la tristesse des adieux? A la fin
de ces heures d'Italie, je serais ingrat d'oublier qu'aucune
d'elles ne me laisse un souvenir qui ne soit pas de bonheur.
Toutes peuvent se compter au vieux cadran vénitien où je lus
jadis, à mon premier voyage : Boras non numéro nîsi serenas.,
Gabriel Faure.
REVUE LITTÉRAIRE
tJN GROUPE (1)
Dans l'extraordinaire désordre et dans l'abondance éparpillée de la
littérature contemporaine, voici pourtant un groupe, et qui mérite
d'être signalé.
D'ailleurs, il n'est pas le seul. On en trouverait d'autres ; et même
on en trouverait plus, sans doute, que ne le voudraient les écrivains
qu'on y rangerait, car il est peu de jeunes écrivains — et de vieux, si
je ne me trompe, — de qui l'on ne pût dire ce que disait, d'un peintre
vaniteux, un peintre dénué de clémence :
— Il ne fait rien : il cherche sa personnaUté I
L'anarchie est plus apparente que réelle. Réelle, ce serait trop
beau : nous aurions autant d'écrivains originaux que d'écrivains.
Admirons principalement une grande individuaUté httéraire, qui a fait
acte de désinvolture et qui s'épanouit toute seule; mais dédaignons la
singularité fausse. Que de talens sont dévoués à eux-mêmes et ne
valent pas tout ce dévouement I S'ils se dévouaient à une idée, l'idée
en vaudrait peut-être la peine. L'abnégation volontaire suppose la
connaissance de soi ; et elle est un principe de force. Autour d'une
idée, pour veiller sur elle, pour la soigner et pour favoriser son
meilleur éploiement, on n'est pas trop de plusieurs. Ainsi, les groupes
littéraires sont honorables et intelhgens qui, au désordre stérile et
rabâcheur, substituent l'effort concerté.
Le groupe que j'annonçais, quatre volumes tout récens le caracté-
(1) François Mauriac, L'Enfant chargé de chaînes (Grasset, éditeur) ; — Robert
Vallery-Radot, L'Homme de désir (Pion) ; — Ernest Psichari, L'Appel des armes
(Oudiû); — Jean Variot, Les Hasards de la gueiTe (Grès).
206
REVUE DES DEUX MONDES.
risent : V Enfant chargé de chaînes, par M. François Mauriac ; U homme
de désir, par M. Robert Vallery-Radot ; L'appel des armes, par
M. Ernest Psichari; et Les hasards de la guerre, par M. Jean Variot.
Quatre volumes, dont je voudrais indiquer les analogies, et aussi les
différences (car l'entente n'implicrue pas le sacrifice de chacun) et,
plutôt que les analogies, l'accord.
Comment définir ces écrivains? Je les appellerai des idéologues
réalistes ; et je compte sur le rapprochement de ces deux mots, qui ne
semblent pas destinés l'un à l'autre, pour marquer ce qu'il y a, résolu-
ment, de paradoxal dans leur doctrine. Ils sont des réalistes ; mais
aussi la réalité ne leur suffit pas : et ils s'en échappent, pour aller
quelquefois jusqu'au mysticisme. Ils sont des idéologues; mais aussi
la libre métaphysique leur est insupportable : et ils ramènent à la réa-
lité une capricieuse rêverie. Ils sont des positivistes, en quelque ma-
nière; et ils sont des doctrinaires, en quelque sorte. N'est-ce pas à peu
près cela qu'on nomme à présent le pragmatisme? Du reste, je n'ose-
rais pas leur attribuer un système philosophique parfaitement lié : ces
écrivains sont assez divers et, au surplus, ils n'ont pas un programme
commun dont ils aient élaboré ensemble et partagé entre eux les
articles; puis ces écrivains sont jeunes et l'on aperçoit leurs tendances
plutôt qu'on ne voit toutes leurs conclusions. Mais, leurs tendances,
tâchons de les démêler.
Ne sont-ils pas conservateurs? Ils le sont, et dignement : leur zèle
se dépense à conserver ce que la plupart des novateurs se promettent
de détruire ou prétendent qui est détruit. Réactionnaires? Oui; et,
même s'ils refusent ce titre, je le leur décerne : ils réagissent contre
leurs devanciers. La littérature à laquelle leurs devanciers montraient
le plus d'attachement, c'était (en résumé) une littérature analytique et
critique. Ils sont une jeunesse qui, au bout de l'analyse de plus en
plus délicate et au bout de la critique de plus en plus audacieuse, a
éprouvé un malaise de l'âme et de l'esprit, un malaise auquel ne
remédiait pas le nihilisme ou le badinage. Je le comprends ! Peut-être
avions-nous mené à son terme et comme à son achèvement notre char-
mant désespoir : qu'auraient-Us ajouté aux jeux malins de notre incer-
titude? et, dans le champ de la plus élégante et subtile plaisanterie,
que leur laissions-nous à glaner? Puis, il faut, pour aimer un chagrin,
l'avoir inventé ou croire qu'on l'invente : ils ont craint de ressasser le
nôtre, sans plaisir. Et puis, notre littérature délicieuse qui se tenait,
ou peu s'en faut, à l'écart de toute activité, qui avait l'air de s'amuser
tout simplement, innocemment, n'a-t-elle pas, ces derniers temps, été
REVUE LITTÉRAIRE. ' 201
convaincue de plusieurs responsabilités ? Dans l'ordre de la vie morale
et sociale, on découvre ce qu'elle a démoli, sans rien bâtir. Je l'ai dit
et je le répète : ses responsabilités, on les exagère. Et qui les exagère?
Ceux qui n'ont pas fait leur devoir de conservation : les politiques. Si
les politiques n'avaient pas manqué à leur devoir, cette littérature
qu'ils accusent si bien était au moins anodine. Mais il est vrai que
survient une jeunesse ardente, prompte, et à laquelle ses devanciers
ne lèguent pas une demeure en bon état et habitable pour elle. Comme
il n'y a nulle apparence que les politiques sortent de leur nonchalance
ou renoncent à leurs manigances de néant, cette jeunesse se met à la
besogne : et elle rebâtit sa maison, qui est la maison française.
EUe va vite ; et elle va un peu trop vite, à mon gré. C'est aussi bien
qu'elle est pressée ! Et qous le lui reprocherons, mais non sans trouver
dans notre faute son excuse. Plusieurs de ces jeunes écrivains risquent
de ne point nous toucher, à cause de leur sagesse, disons, précoce ou
voire prématurée. Est-ce un trait de notre vieille corruption, de notre
perversité ? les saints nous émeuvent surtout s'ils ont péché, s'ils se
repentent de torts par lesquels nous leur ressemblions, saint Augustin
docteur converti, saint François d'Assise qui mena dans les vallées
d'Ombrie une allégresse profane avant de les consacrer par sa gaieté
pieuse. Ces jeunes hommes si tôt sages et qui n'ont pas eu le temps
de commettre leurs délits dans l'action ni dans la pensée, nous allons
à chaque instant leur demander d'où ils se convertissent, de quoi ils
se repentent. Mais que répliquerons-nous, s'ils nous répondent qu'ils
se convertissent de nos erreurs et qu'ils se repentent de nous?.,.
En examinant les générations successives d'un peuple, il ne faut
pas omettre leur continuité. Chacune d'elles ne contient pas toute une
histoire; chacune d'elles ne déroule pas toute une dialectique. Elles
ont dans les précédentes ce dont elles profitent et ce qu'elles expient,
leurs prémisses ; elles ajoutent des corollaires, où il y a leur fantaisie
et aussi les exigences du syllogisme antérieur. L'étonnante génération
qui maintenant incline vers le soir, on ne la comprend pas du tout, si
l'on ne songe qu'elle dérive d'une guerre où elle n'a point combattu et
où ses pères ont subi le malheur des armes. La nouvelle génération a
laquelle appartient le groupe dont je parle, elle succède à nous qui
avons été des vaincus sans reproche et sans autre revanche que celle
de l'art, de la science et du goût : triomphe joli ou, plutôt, défaite
ornée joliment. Quelques jeunes gens se dépêchent de racheter leur
péché originel, commis par nous. Leur rapidité nous surprend : mais
aussi nous nous attardions.
208 REVUE DES DEUX MONDES.
Le héros de M. Ernest Psichari, dans L'nppel des armes, un capi-
taine, a conscience de représenter « une grande force du passé, » —
l'armée; — il ajoute : « la seule, avec l'ÉgUse, qui reste vierge, non
souDlée, non décolorée par l'impureté nouvelle. » Et, plusieurs fois,
il reprend la comparaison de ces deux forces. Même il relève, comme
significative, la formule des gaillards à qui font peur ensemble, et qui
l'avouent, « le sabre et le goupillon. » Eh ! bien, oui : Ense et cruce, dit
l'Écriture.
On a bouleversé, dans notre pays, depuis un siècle et, avec plus
d'acharnement, depuis un quart de siècle, à peu près tout. Et plusieurs
choses ont cédé, qu'on aurait crues plus résistantes. Notre jeunesse a
le sentiment d'être née dans des ruines. Elle regarde autour d'elle et,
parmi les décombres, elle voit deux édifices, deux seulement, qui n'ont
pas bougé, l'église et l'armée. Ne les a-t-on pas attaquées ? Si ; avec
plus de violence que tout le reste. Mais on n'est pas venu à bout
d'elles. On n'a pas fini de les tourmenter: les voici, après les épreuves,
pareilles.
Il y a, dans la nouvelle génération française, — et dans le groupe
que j'étudie, — un trait qui la distingue des générations précédentes
elle ne peut pas souffrir l'incertitude. Nous l'avons soufferte, assez
facilement; le scepticisme ne nous attristait pas beaucoup. Mais notre
scepticisme est aujourd'hui bien démodé. La nouvelle génération fran-
çaise réclame un dogmatisme avec autant de zèle que nous en mettions
à ne pas conclure précipitamment et, mon Dieu, à ne pas conclure.
Le philosophe Kant, de Kœnigsberg, avait démontré que toutes les
affirmations humaines, touchant l'existence de Dieu, la vie future et
les sanctions d'outre-tombe, touchant aussi n'importe quoi, ne valaient
rien. Et il examinait toutes les démonstrations ontologiques, cosmo-
logiques, physico-théologiques : il les détraquait ; puis il prouvait que
toutes autres démonstrations possibles seraient de même quahté. C'est
l'œuvre de la raison pure : elle avait dévasté l'univers intelhgible
Mais, brave homme (dit Henri Heine), le philosophe Kant vit que
pleurait et, de chagrin, laissait tomber son parapluie le vieux Lampe,
ser\iteur fidèle, et qui l'accompagnait à la promenade. Emmanuel Kant
songea : « Il faut que le vieux Lampe ait un Dieu, sans quoi point de
bonheur pour le pauvre homme ; or, l'homme doit .être heureux en ce
monde. C'est ce que dit la raison pratique. » Et, substituant la raison
pratique à la raison pure, Emmanuel Kant restaura tout ce qu'il avait
saccagé. Cette anecdote, qu'a si drôlement inventée Henri Heine, est
la caricature du Kantisme : une caricature, mais ressemblante. Pour
REVUE LITTERAIRE.
200
me tenir à mon propos, nous avons eu, en France, des années dange-
reuses de raison pure, des années auxquelles succède un hardi mouve-
ment de raison pratique. Au temps de la raison pure, l'impératif caté-
gorique avait un peu l'air de sentimentale et molle complaisance
qu'Henri Heine lui attribue. Ce temps est passé : nos jeunes gens con-
sidèrent sans doute les prouesses de la raison pure comme un futile
et criminel exercice de sophistique industrieuse ; et ils sont touchés
de l'impératif catégorique.
J'ai cité Kant, à leur sujet. Ce n'est pas qu'ils aient grandement
subi l'influence de ce philosophe. Mais le Kantisme, avec ses deux
momens, l'un de destruction et l'autre de soudaine édification, symbo-
lise à mon gré cette époque-ci et les deux générations qui l'occupent,
l'une qui s'en va et l'autre qui arrive.
Leur philosophe, c'est Pascal. Ils l'ont lu, médité, compris.
M. Mauriac, M. Vallery-Radot, M. Psichari le citent plusieurs fois, et
justement. M. Variot cite Descartes, comme « grand organisateur. >^
Pour Descartes, le doute est méthodique, — un. procédé de démons-
tration, — et il est provisoire, de même qu'en dépit des moqueries
d'Henri Heine, 'la raison pure d'Emmanuel Kant, pour Emmanuel Kant,
est provisoire et prépare méthodiquement l'intervention de la raison
pratique. Et c'est un impératif catégorique que pose, lui aussi, Pascal
quand n écrit :« Vous êtes embarqué... Il faut choisir... Naturelle-
ment, cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c'est ce que je
crains. — Et pourquoi? qu'avez-vous à perdre ? » Ces lignes pour-
raient servir d'épigraphe à chacun des quatre volumes que je signale;
et elles résument la philosophie, plus ou moins nette, mais vive, de
ces écrivains qui, dans le doute où ils étaient abandonnés par leurs
maîtres, « parient » pour l'Éghse et « parient » pour l'armée. Ils sont
pascahens, comme leurs prédécesseurs étaient voltairiens : car tels
semblent être les deuxcourans entre lesquels pouvait hésiter la pensée
française contemporaine. Que- donne, en fait de Uttérature, cette
importante renaissance pascalienne ?
M. François Mauriac avait publié deux petits volumes de vers, Les
mains jointes et L'adieu à l'adolescence. Avec beaucoup de goût, de
simplicité, de grâce, il notait l'émoi, les souvenirs, les ferveurs, l'in-
quiétude d'un enfant pieux, élevé selon le bon usage, et qui esta
l'abri des plus terribles malheurs, non de toute mélancolie, et qui rêve
dans les limites où on le garde, et qui souffre, mais qui n'exagère, ni
pour lui ni pour les autres, sa douleur. Poèmes délicats, frissonnans
TOME XVII. — 1913. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
de brise matinale et colorés de fraîche lumière. Le soin minutieux
avec lequel l'auteur de ces poèmes ne dépassait point sa vérité, on le
retrouve dans cet Enfant chargé de chaînes, un roman très peu roma-
nesque et où l'enfant des poèmes, devenu un jeune homme, raconte
sa première expérience de la vie. Il a de précieuses velléités: il vou-
drait agir et consacrer au bien son activité généreuse. Auprès de lui,
ses camarades sont dévoués à une œuvre de propagande catholique.
Il se joint à eux. Mais il est chargé de chaînes, qui entravent son
allure d'apôtre. Et, ces chaînes, ce sont les concupiscences de la Utté-
rature et de l'art. On ne s'en délivre point aisément, car on les aime.
Ces jeunes gens, à qui leurs devanciers n'ont pas laissé une discipline,
leurs devanciers leur ont laissé sur l'âme et sur l'esprit ces chaînes,
moins lourdes que nombreuses et embarrassantes. Le sujet du
roman, c'est l'effort que fait l'enfant pour se dégager. Si, en fin de
compte, il ne se dégage pas absolument, l'effort implique déjà la
délivrance, — et « tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais déjà
trouvé. » Voilà la signification religieuse de ce livre, tout pénétré de
sentiment chrétien. Et c'est un Uvre charmant, joliment écrit, avec
poésie, avec une sincérité ornée de quelque ironie : ironie et sincérité
vont ensemble, parfois ; et l'ironie qu'on applique à soi-même est une
forme ingénieuse de la pénitence. L'ironie qu'on applique à son voisin,
si l'on n'est pas pharisien du tout, c'est une autre sorte de pénitence,
car mon voisin me ressemble. Et, dans cet Enfant chargé de chaînes,
il y a plusieurs voisins traités avec le discernement le plus avisé ; il y
a notamment un Jérôme Servet, type de démocrate chrétien, conqué-
rant d'âmes et agitateur de consciences, chargé de chaînes, lui aussi,
chargé des chaînes de l'orgueil, et qui promulgue en bulletins de
hautaine victoire l'évangile de l'humilité charitable. Étrange garçon!...
Il traite ses collaborateurs comme Napoléon ses généraux. Puis, ce
Napoléon tout à coup s'attendrit sur lui-même, devient un rédempteur
attentif à lui-même et, sur le point de quitter ses apôtres, leur dit.
« Mes petits enfans, il convient que, même éloigné, je sois présent au
fond de chacun de vos cœurs. Mes petits enfans, vous m'êtes fidèles,
je le sais, mais pas tous... » Et U. emprunte le langage du Christ, avec
une bizarre effronterie. S'en aperçoit-il? É\âdemment,oui, et ne fût-ce
qu'au plaisir qu'il en éprouve. Ses fidèles, non, tant il les tient sous
son prestige; ses fidèles, non, hors l'un d'eux, l'enfant chargé de
chaînes, qui connaît et let chaînes qu'il porte et les chaînes d'autrui.
Ce personnage de Jérôme Servet me paraît être l'un des plus fins por-
traits qu'aient tracés à la perfection nos romanciers d'à présent, et
REVUE LITTERAIRE.
211
avec quello aisance, quelle sûreté habile, quelle malice, émue
pourtant !
Jérôme tombe à genoux et prie. Tout son orgueil est dans sa
prière; son orgueil et sa foi; et puis son angoisse. Il joue un rôle ; et
il sait qu'il le joue, mais il le joue de tout son cœur. Un tel maître,
pour des disciples de vingt ans ! Son angoisse héroïque devient, chez
eux, tous les scrupules. M. Mauriac les a très nettement présentés,
ces tourmens de l'âme religieuse ; et il les a, dans son Jean-Paul
chargé de chaînes, mêlés aux troubles de l'adolescence. Sa peinture
est d'un artiste pieux, certes, et adroit.
L'auteur de V Enfant chargé de chaînes nous a menés aux abords de
1 "église, sur le ,parvis où l'on cause avant d'aller à la messe ; et l'on
traîne un peu. Mais on tient à la main son paroissien; puis les cloches
sonnent et vous appellent. Vous êtes sur le point d'entrer. C'est ici
que Fauteur de V Enfant chargé de chaînes nous abandonne. L'auteur
de V Homme du désir nous mène jusque dans l'égUse.
Dès la première page du livre, nous sommes avertis : ce n'est pas
un livre pour les. libertins. Las des « pbysiologies du roman contem-
porain, » M. Robert Vallery-Radot rêva d'une œuvre où fût chanté
« l'amour véritable. » Quel amour ?« L'amour dont parle Dante, qui
ment les sphères et les âmes; » l'amour qui animait Pascal, la nuit
qu'il écrivait : « Certitude. Certitude, sentiment. Joie. Paix ; » l'amour
qui exalte les saints, « dont nous sommes les participans très indignes; »
enfin, l'amour de Dieu. Noble résolution, et qm est déjà l'honneur
d'un écrivain : remplacer par de tels sujets, d'une si haute dignité,
d'un si sublime intérêt, les petites histoires folâtres et mesquines dont
les romanciers se contentent vulgairement. Le héros du livre est un
prêtre, et qui raconte comment il a renoncé à tous ses désirs pour
n'être plus qu'un vicaire dans une paroisse de faubourg. A-t-il renoncé
à tous ses désirs? Non. Il les a épurés, il les a transformés et glorifiés
dans leur total substantiel, qui est l'amour divin; il leur a donné toute
la possession à laquelle les désirs ne savent pas qu'ils prétendent et
qui seule les satisfait, la possession de Dieu.
Magnifique aventure! Le livre est beau. Pourrait-il ne pas l'être,
avec cette qualité de pensée, avec la fière audace de l'écrivain qui n'a
pas redouté le poids d'une telle pensée et qui la porte sans défail-
lance? Mais, je le lui reproche: il n'est que beau. Il ne me touche
guère. Le héros de cette confession, — ai-je tort? — je ne sens point
qu il ait passé par des péripéties où mon libertinage (peut-être) l'eût
accompagné. Dès le commencement de sa roule, il était, au prix de
>,
212 REVUE DES DEUX MONDES.;
moi, parfait ; et il avait, en partant, une avance que je n'ai pas su
rattraper. Ensuite, je ne le voyais que loin et mes yeux l'ont perdu.
Le voyageur mystérieux que deux hommes avaient rencontré sur le
chemin d'Emmaiis prit leur allure de pauvres hommes pour qu'ils
pussent le suivre.
Mais, l'intention de M. Vallery-Radot, je la devine. 11 ne voulait
pas que son héros se fit prêtre par désespoir, après mille malheurs
humains et poignans ; il voulait que ce dénouement fût, de progrès
en progrès, le triomphe de la joie et de la certitude, et fût l'œmTe de
la grâce. Or, est-U rien de plus exactement sublime que l'œuvre de la
grâce?... Seulement, le héros, aux mains de Dieu, m'échappe. Ses
mystiques prières vont de lui à Dieu, sans moi. Il songe à une jeune
Me qu'il a aimée, et il écrit : « Maintenant que me voici dépouillé du
monde, je vis pour toi, ma prière attentive te suit et te garde ; toutes
mes souffrances te sont comptées; je te possède par ce que j'ai déplus
pur, par delà les ombres périssables, par delà la mort. » Jacquehne
Pascal, ayant pris le voile, écrivait :« Dieu sait que j'aime plus ma
sœur, sans comparaison, que je ne faisais lorsque nous étions toutes
deux du monde, quoiqu'il me semblât en ce temps que l'on ne pouvait
rien ajouter à l'affection que j'avais pour eUe. » Eh bien ! cette terrible
fille, vouée à Dieu si passionnément, n'a-t-elle pas, dans la phrase,
plus d'indulgence et plus d'émoi tremblant que le saint de M. Vallery-
Radot? Je l'aime ; et, lui, je ne parviens qu'à l'admirer.
« DéUvrons-nous de l'art même, si l'art nous doit cacher Dieu I »
s'écrie l'homme de désir : mais il écrit un roman. Et je sais bien qu'un
roman n'est pas un objet dont la forme soit arrêtée à jamais. — Alors,
dira l'auteur de ce livre, mettons que ce n'est point un roman. —
Qu'est-ce donc?... Et, end'autres termes, il me semble que M. Vallery-
Radot n'a poLQt trouvé, pour sa pensée nouvelle, une nouvelle forme
littéraire; il emploie une forme ancienne et qu'un usage imprévu dé-
sorganise. Il a son inspiration, qui le place très haut parmi nos écri-
vaiQs ; mais il n'a pas encore son esthétique : et il lui reste d'inventer
son art.
C'est la tentation des penseurs : enchantés de la doctrine, ils dé-
daignent facilement la frivolité de la littérature. Ont-ils peur, eux
aussi, de préférer à ce qui est chanté la voix qui chante? En l'honneur
de Dieu, ou de leur idée, ils dépouillent les beautés de l'art : que ne
consacrent-ils plutôt à Dieu, à leur idée, toutes beautés imaginables,
voire quelque virtuosité, ainsi que faisaient les peintres anciens? C'est
REVUE LITTÉRAIRE. 213
le précieux, modeste et ravissant hommage d'un artiste : il donne ce
qu'il a et, comme le baladin de Notre-Dame, il exécute pour elle ses
meilleurs tours.
Quelques écrivains religieux préfèrent à l'hommage le sacrifice; et
ils appauvrissent exprès leur manière : ainsi, dans La brebis égarée, le
grand poète Francis Jammes. Il m'est impossible de les approuver.
Et quelquefois les écrivains les plus vaillamment démonstratifs ne
manquent pas d'aller jusqu'à l'extrême négligence. M. Ernest Psichari,
par exemple, a beaucoup de mauvaises pages, à peines écrites. Je
l'en veux blâmer et, avec lui, tant de conservateurs qui écrivent mal.
Un conservateur qui, en écrivant mal, affirme l'amitié qu'il a pour les
traditions françaises, omet la tradition précisément que les écr^ains
sont chargés de défendre, celle du bon style français; il omet son
premier devoir d'écrivain. D'autres devoirs, plus grandioses, le tentent:
et, son humble devoir à lui, qui le fera?..
Mais, à côté des mauvaises pages, — molles, embrouillées, ou em-
pêtrées, ou accablées, — que d'excellentes pages, dans V Appel des
armes/ On dirait alors que, d'un brouillard, sort et s'élance une clarté.
Mieux, on dirait que, dans le petit jour, un escadron las et qui patau-
geait avec difficulté entend ses trompettes et part : il a son entrain,
son alacrité. Il galope; autour de lui, l'atmosphère est pure et saine.
« Lorsque l'auteur de ce récit fit ses premières armes au ser\dce
de la France, il lui sembla qu'il commençait une vie nouvelle : » et
c'est le bienfait de cette vie nouvelle que M. Ernest Psichari offre à
qui le voudra. Fnse et cruce : il offre le bienfait de l'épée. M. Vallery-
Radot nous mène à l'église : il nous mène à l'armée. A la vraie
armée I II note que l'armée a, comme l'Église, ses modernistes : or,
« le modernisme est la grande épreuve de l'Église; c'est aussi l'épreuve
de l'armée. » Les modernistes de l'armée considèrent, les malheu-
reux, que tout évolue et que l'armée est dans l'alternative « de mourir
ou d'acquérir le sens des réaUtés modernes. » Ils vous feraient une
armée humanitaire, philosophe et pacifiste. Et qu'est-ce qu'une telle
armée? A proprement parler, ce n'est rien. A ces fades niaiseries
opposons la prière franche et vive qu'adresse à Dieu, dans l'église de
Cherbourg, le soldat Vincent : « Faites que je sois fort et que je tue
beaucoup d'ennemis... »
Le soldat Vincent, fils d'un instituteur qui ne peut voir un uniforme
sans entrer dans le délire où sont les vaches devant un morceau de
drap rouge, hésitait et, parmi les séductions diverses des théories, ne
savait plus où poser sa prédilection. Et il était éperdu, comme l'est
214 REVUE DES DEUX MONDES.
un jeune homme de ce temps. Le capitaine Nangès l'a sauvé, par son
exemple, par son ascendant, par ce qu'a de persuasif le spectacle d'une
existence analogue sans cesse aux principes dont elle se réclame.
Nangès n'est pas un héros extraordinaire; et il n'a point de génie.
Mais, ce qu'il est, il l'est absolument : et il est officier. Il l'est
comme on ne peut pas l'être davantage. Il l'est avec l'assurance qu'il a
raison de l'être. Il a conscience d'appartenir à une équipe de gens —
l'armée — qui ont une tâche en ce monde. Leur tâche : fabriquer de
l'histoire. Or, à notre époque riche d'historiens, on ne fait plus d'his-
toire ; on en écrit, on n'en fait plus. C'est là, remarque Nangès, « un
des signes les plus étonnans de notre barbarie. » Alors, les soldats?
Ils sont prêts, pour le jour où l'histoire recommencera. Etpuis ils sont
tout équipés, afin qu'il y ait des soldats. Il le faut : et cet impératif
catégorique sur lequel repose l'affirmation de l'Église, nous le retrou-
vons pour l'affirmation de l'armée.
A la caserne, à la manœuvre et à la guerre d'Afrique, Nangès nous
apparaît comme un être qui accomplit une besogne incontestable et
dont l'efficacité n'est soumise à nulle hésitation ni à nulle chicane :
regardez-le!... Ainsi l'armée, de même que l'Ëghse, ouvre un refuge
de tranquilUsant dogmatisme à des âmes q[ue le doute idéologique em-
poisonnait.
Le roman, d'un bout à l'autre, est salubre : on s'y porte bien et, à
le lire, on sent que vous fouette un air tonique, que vous excite une
allégresse de santé. Le roman, vers la fin, prend une véritable gran-
deur. Dans le sud marocain, Nangès, après des escarmouches et des
combats, rencontre un officier. Il le voit, comme dans un mirage; et
il se nomme : — Capitaine Nangès, de l'artillerie coloniale. — Lieutenant
Timoléon d'Arc, répond la vision. Oui, l'ami du comte de Vigny... Et
l'on se soutient du donjon de Vincennes, de la grandeur et de la ser-
vitude militaires. Nangès, comme Timoléon d'Arc et le comte de
Vigny, a éprouvé « la grande tristesse de l'armée. » Mais, dit à Nangès
Timoléon d'Arc, « vous connaissez, vous autres, des grandeurs nou-
velles ; vous avez dans le cœur la haine, c'est ce qui nous manquait.
Depuis quarante ans... Le comte de Vigny l'a bien dit : nous ne pen-
sions qu'à cette grande ombre qui nous dominait; au heu que vous,
vous attendez quelqu'un... » Et Nangès : « Ce que l'armée a été pour
vous, monsieur, elle l'est aujourd'hui pour beaucoup de Français. Où
trouver, se disaient-ils, une raison d'être ? où trouver une règle, une
loi? où trouver, dans le désordre de la cité, un temple encore debout?.. »
Cette pensée, à laquelle M. Ernest Psichari a dédié V Appel des
REVUE LITTÉRAIRE. 215
armes, M. Jean Variot lui a dédié Les hasards de la guerre, un chef-
d'œuvre.
Andréas Hermann Ulrich..., né à Strasbourg vers 1880, fut un
enfant triste^ farouche et qui cachait sous un masque impassible une
tendre sensibilité. Orphelin, élevé par sa grand'mère, il a deux
oncles, un ancien officier de marine et un ancien officier de l'armée,
deux surprenans bonshommes qui premièrement se ruinent et enfin
le Iciisscnt sans argent, — qu'importe? — sans maison et sans aucune
attache dans la vie. Il essaye l'existence comme il peut. L'une de ses
tentatives serait d'acquérir, en travaillant, une somme qui lui permît
de racheter sa maison : dans la maison où ses pères ont vécu et sont
morts, il continuerait leur coutume. Mais, travailler? chez qui, où? 0
ne trouve sa place nulle part. L'autre tentative serait, faute d'une
famille, de s'en faire une dans l'humanité ancienne : il en assumerait
le rêve et le souvenir qu'attestent les hvres, les tableaux, les champs
debataillos illustres. Devant les tableaux, il a conscience de n'être pas
un artiste : « J'ai battu en retraite, comme nous disons. » Il sait ce
qu'il est; et il n'admet en lui que ce qui est de lui, car il cherche à
composer l'authentique réahté de sa personne. Les livres ? Il y a
Montlucle brave et ce qu'il a dit, en 1554, défendant Sienne contre le
condottiere Medici, marquis de Marignan : « Il faut crever plutôt, ou
reconquérir ce que vous avez perdu ! » Ne le sait-il pas, lui Français
d'Alsace et orphehn dépouillé du sol et des murs qui lui appartenaient :
il le sait mieux, à la lumière d'une parole décisive. Mais, reconquérir?
Il faut ne pas être seul; il faut entrer dans une armée. Andréas lit la
Théorie de la grande guerre, par K. de Clausewitz, général prussien;
et la science de la guerre lui apparaît comme la plus belle et forte,
« celle qui est commandée par la raison même de la nature humaine,
la lutte. » Il visite les champs de bataille : Wagram, AusterUtz, Esslin-
gen, la Bérésina. Il en ressent la mélancolie glorieuse et l'enivrante
majesté; puis, éveillant la mémoire des morts, il voit les ahg'nemens
humains, les foules disciplinées, cette géométrie calculée et ^dvante,
la décision multiple et, dans la masse qu'une volonté soulève, l'initia-
tive obéissante de chacun. Désormais, il connaît son devoir pareil à
son désir : être un soldat dans une armée. Un pays a besoin d'une
« caste exemplaire; » et c'est, dans une démocratie, le rôle de
l'armée. Ou bien le rûle de l'ÉgUse. Mais, de nature, on est ou prêtre
ou soldat; Andréas, soldat. Seulement, il n'a plus l'âge d'un soldat de
chez nous. Donc, il lui reste de refaire sa vie parmi les « aventuriers
miUtaires : » il s'engage dans la Légion. A lu bataille, en Afrique, il
216
REVUE DES DEUX MONDES.
sera blessé mortellement. Du lit où il souffre en attendant l'agonie, à
l'hôpital de Casablanca, il écrit : « J'ai été bien heureux pendant les
derniers temps de ma vie ! »
Pour dégager le dessein du livre, je l'ai réduit à ses idées. L'on n'en
voit plus que le squelette. Mais qu'on veuille en imaginer les idées
remuantes et charnues. Admirable récit : chacun des épisodes y est
un geste dans la continuité d'une action logique et dramatique. Des
péripéties variées et qui se développent avec régularité, sans que rien
y soit adventice, de sorte que c'est la substance même du sujet qui se
nourrit et qui s'épanouit. Un ordre vivant : et l'auteur a procédé selon
sa doctrine morale ; la composition du livre est l'emblème, l'exemple
et la preuve de son éthique.
Que de scènes traitées avec la plus forte maîtrise! Et le pittoresque
le plus intelligent, qui nous dépayse et ainsi nous amuse, et qui ne
nous déconcerte pas. L'auteur sait nous accoutumer sans retard à des
singularités d'âmes et de mœurs qui, nous ayant divertis, engagent
notre confiance et ainsi notre intérêt. Il arrive, dans l'originalité sur-
prenante, à l'évidente vérité, qui est le don principal du conteur.
Les sentimens sont délicats et mâles. Le plus moderne émoi revêt
ici un caractère cornélien. Que d'énergie dans la douleur et de noblesse
dans le pathétique! Andréas, si réel, et individuel avec une si fière
désinvolture, s'agrandit jusqu'au plus magnifique symbole et le plus
concluant. Ce garçon qui n'a rien fait de mal, qui pâtit d'avoir été
abandonné par ses morts et de n'avoir pas deviné ce que ses morts lui
devaient dire, et qui, cherchant sa discipline, arrive à cette extrémité
hautaine de se mettre à son rang parmi les soldats de fortune, cet
aventurier qui réclame une rude contrainte, et fût-elle arbitraire, in-
carne tout le malheur de son temps, le désespoir et la dignité, la grande
angoisse et décision d'une jeunesse qui a pris au sérieux, qui a pris
au tragique les dévastations 011 flânent encore et vieillissent curieuse-
ment quelques joueurs de flûte, les derniers peut-être.
André Beaunier.
'»■
REVUE SCIENTIFIQUE
QUELQUES RECHERCHES RÉCENTES SUR L'OCÉAN
« La mer ! La mer ! » Tel fut le cri joyeux des dix-mille de Xéno-
phon, lorsque, venus de Babylone, ils \irent soudain étinceler à leurs
pieds le Pont-Euxin. Maintenant que les vacances ont repeuplé les
plages, le même cri jaillit chaque jour de millions de poitrines, et le
moment est peut-être venu de jeter un coup d'œil sur les progrès
actuels de cette jeune science qu'on appelle l'Océanographie. Aussi
bien l'inauguration récente du bel Institut Océanographique que Paris
doit au prince Albert de Monaco, est venue marquer d'éclatante façon
l'importance croissante que prennent aujourd'hui les études relatives à
la mer.
Celle-ci n'est pas seulement grâce aux pêches l'une des principales
pourvoyeuses de vivres de l'humanité, elle n'est pas seulement la
route du commerce mondial;, de miUe manières encore elle impose
son empreinte sur la vie terrestre, et le paysan qui ne l'a jamais vue
et qui a mille lieues d'elle laboure obscurément son champ est, pres-
qu'autant que le pécheur ou le marin, l'enfant de la mer nourricière.
Elle est en effet la grande source de la vapeur d'eau qui condensée
en pluie ou en neige fertilise et rend habitable l'intérieur des terres.
On ne connaît pas exactement la quantité totale de pluie tombant
annuellement sur le globe. Mais on peut l'estimer voisine d'un mètre
en moyenne. L'énergie solaire qui puise, par évaporation, cette eau à
la surface des océans est énorme, et, en admettant que la hauteur
moyenne des nuages soit de 1 000 mètres, on peut calculer que cette
218
REVUE DES DEUX MONDES.
énergie est équivalente à celle de 300 milliards de chevaux-vapeur
fonctionnant sans discontinuer. A ce taux et si les rivières ne rame-
naient pas sans cesse la pluie aux océans, il ne faudrait guère plus de
25 siècles pour dessécher complètement ceux-ci. Dans ce cycle admi-
rable qui rétablit sans fin l'équilibre et qu'on peut comparer à celui
d'une macliine à vapeur, c'est la mer qui est la chaudière, et sans elle
les continens seraient tous des déserts inhabités. Enfin la mer agit
sans cesse par érosion sur la configuration des eûtes qu'elle désagrège
par endroits ou amplifie, mais de telle sorte qu'au total son travail de
destruction est prépondérant. Sans parler même de l'intérêt philoso-
phique que présentent les études océaniques, pour l'histoire de l'évo-
lution vitale, on peut ajouter, en se maintenant uniquement sur le ter-
rain pratique, que les chmats et le temps qu'il fait sont intimement
liés aux circonstances maritimes. Malgré cela, et c'est une chose bien
surprenante, il a fallu arriver jusqu'à ces dernières années pour que
l'Océanographie fut rangée au nombre des sciences et se cristallisât
en un corps de doctrine homogène.
A vrai dire, dès le xvii« siècle, un homme de génie, l'itahen Marsigli
en avait posé les bases essentielles, mais, trop en avance sur son temps,
il fut incompris et vite oublié. En y mettant beaucoup de bon vouloir,
on pourrait faire remonter l'océanographie plus haut encore et jus-
qu'aux Grecs. Dans leurs fictions ceux-ci cachaient souvent des idées
et des découvertes. L'Odyssée est peut-être un traité assez complet de
la na%igation dans la méditerranée orientale, mais un traité descriptif
et nullement technique. Elle n'est qu'une sorte de Bœdeker à l'usage
des nautoniers d'alors, d'ailleurs un Bœdeker plein d'élégance, fait
pour tout du'e à Athènes et non à Leipzig. Quant au fleuve Okéanos,
qui, croyait-on, entourait alors la Terre, ce n'était qu'un cercle vicieux.
Aussi l'histoire datera sans doute de la fin du xix^ siècle et du début
du xx^, les débuts réels de l'Océanographie.
Celle-ci peut se subdiviser en deux parties connexes : l'une rela-
tive à tout ce qui concerne la biologie marine, l'autre à la physico-
chimie de la mer. Je voudrais aujourd'hui entretenir mes lecteurs de
quelques progrès récens de celle-ci (remettant à une autre fois l'étude
de la vie océanique). Déjà dans ce domaine Us ont lu naguère les
belles études de M. Thoulet sur les grands sondages et sur le sol de
rOcéan (1). Il n'y a guère à ajouter aujourd'hui sur ces points aux
conclusions de ce savant océanographe et je les laisserai donc de
(1) Voyez la Revue des 1" mars 1900 et 15 mai 1906.
\
REVUE SCIENTIFIQUE. 219
côté. D'autres problèmes non moins passionnans et plus actuels peut-
être sauront nous retenir.
* *
La catastrophe navrante du Titanic est venue fort mal à propos
rappeler aux na\igateurs que les cartes marines les plus parfaites, le
vaisseau le plus puissant ne sauraient les mettre à l'abri des récifs
flottans que forment les glaces polaires et qui à de certains momens
encombrent les routes marines les plus fréquentées. Une entente s'est
depuis lors établie entre les principales nations maritimes afin d'étu-
dier systématiquement la marche des icebergs et de rechercher les
moyens propres à les signaler et à les éviter. Dès maintenant des ré-
sultats remarquables ont été obtenus dans cette vole. Avant de les
exposer, rappelons rapidement l'origine des glaces flottantes.
Dans notre hémisphère on les rencontre surtout en grandes masses
dans la région du banc de Terre-Neuve. Elles y sont amenées au prin-
temps et en été — après la débâcle boréale — du Groenland et de
l'archipel arctique par le courant marin froid, dit du Labrador, et
qui longeant la côte orientale d'Amérique, vient remplacer au fur et
à mesure l'eau chaude que le Gulf-Stream amène des Antilles aux
régions polaires en côtoyant au passage l'Europe. Si le banc de Terre-
Neuve et la côte voisme, bien qu'ayant une latitude plus méridionale
que la Provence, ont cependant un chmat beaucoup plus rude et si les
glaces polaires parviennent jusque là, c'est à cause du courant du
Labrador.
Celui-ci roule deux sortes de glaces flottantes de nature fort
difi^érentes : les « icefields » ou champs de glaces et les « icebergs. »
Les premiers sont des fragmens de la banquise qui recouvre les mers
arctiques et résulte de la congélation de ces mers. Ils sont formés
de glace salée et ne dépassent jamais quelques mètres d'épaisseur,
pour plusieurs raisons, et d'abord parce qu'ils résistent moins que la
glace d'eau douce à la fusion. L'eau de mer ne se congèle en effet
qu'au-dessous de — 1". Ce chifTre n'est d'ailleurs qu'une moyenne, et
le point de congélation dépend de la teneur de l'eau en sel, teneur
qui varie comme on sait d'une mer à l'autre. En moyenne chaque
tonne d'eau de mer contient en^'iron 35 kilogrammes de sels dissous
et c'est à cette teneur que correspond un point de congélation voisin
de 2° au-dessous de zéro. Si on examine de plus près le mécanisme
de cette congélation, on constate d'ailleurs qu'elle n'est complète qu'à
une température bien inférieure. L'eau de mer en se solidifiant laisse
220 REVUE DES DEUX MONDES.
un résidu dans lequel les sels s'accumulent sous une concentration de
plus en plus forte, inclus dans le corps même de la glace marine. La
concentration de ce résidu augmente à mesure que la température
descendante l'appauvrit en liquide, et par suite il est de plus en plus
réfractaire à la solidification. Aussi la congélation de l'eau de mer
est- elle rarement totale.
Mais pour les raisons précédentes et notamment à cause de leur
faible épaisseur, la résistance â la rupture des icefîelds est très faible
et ils sont peu dangereux.
n n'en est pas de même des icebergs : ceux-ci sont formés de
glace non salée identique à ceUe de nos rivières : ils proviennent sur-
tout, dans notre hémisphère, des glaciers pareils à ceux de nos Alpes
qui, le long des fjords du Groenland, descendent vers le rivage. Le
front de ces glaciers s'avance chaque jour de quelques mètres vers
la mer en falaises de glace escarpées, hautes souvent de plusieurs
centaines de mètres, et qui, lorsqu'elles ne sont pas soutenues par
la terre ferme, se brisent et se mettent à fiûtter en formant les
icebergs.
Que ceux-ci soient assez nombreux pour interrompre la navigation
à des milliers de lieues de leurs points d'origine, et qu'ils représentent
plus de 20 000 kilomètres cubes de glace amenée chaque année dans
l'Atlantique Nord, ce sont choses qui pourraient étonner si l'on ne
connaissait maintenant la masse colossale des glaciers groenlandais.
Alors que tous les glaciers des Alpes réunis n'occupent au total
qu'une superficie de 3 800 kilomètres carrés, ceux du Groenland
recouvrent 1 900 000 kilomètres carrés, près de quatre fois l'étendue
de la France.
C'est une fatalité déplorable, qui amène les icebergs en grandes
masses précisément sur la route maritime la plus fréquentée du globe,
celle qui joint l'Europe à New-York {]). Dans ces parages le courant
froid du Labrador amène les icebergs jusqu'à près de iO° de latitude
Nord (très au-dessous du parallèle de Nice). Au contraire, on ne les
trouve jamais au-dessous de 60" vers les îles Féroe. Ils n'atteignent
jamais les côtes norvégiennes russes ou sibériennes et on ne les ren-
contre pas dans le Pacifique du Nord. On croirait que la nature se
({) Beaucoup de savans pensent que le banc de Terre-Neuve s'est formé peu à
peu par l'apport des matériaux divers (pierres, sable, etc.), que les icebergs appor-
tent avec ceux du Groenland et que leur fusion accumule au fond de la mer. Mais
cette théorie n'est pas universellement admise et elle a élé notamment ccibattup
avec des argumens très forts par M. Thoulet.
REVUE SCIENTIFIQUE. 221
plaît à semer les obstacles là précisément où l'homme se presse le
plus de la dominer.
Il est un peu tard peut-être pour revenir sur la catastrophe du
Titanic, mais il est une remarque qu'on n'a pas assez faite : c'est que
la masse énorme des paquebots modernes, loin d'être une cause de
sécurité pour eux, les rend au contraire bien plus vulnérables au choc
des icebergs.
La vitesse de ceux-ci est en effet toujours faible et seulement de
quelques milles marins par jour; ils seraient donc peu dangereux
pour des navires marchant lentement. Mais le Titanic voguait à près
de 600 mètres à la minute, et la force vive dépensée dans le choc,
égale au carré de cette vitesse multiplié par la masse du navire, a dû
être formidable. Donc une rencontre de ce genre a des effets d'autant
plus graves au point de contact que les paquebots sont plus gros; il
faudrait pour qu'il en fût autrement que, lorsqu'on augmente les
dimensions des navires, on donnât à l'épaisseur et à la sohdité des
coques des valeurs proportionnelles au tonnage, ce qui est loin d'être
le cas.
La masse énorme des icebergs contribue surtout à les rendre dan-
gereux. Ils ont souvent 70 mètres, parfois même 100 mètres de hau-
teur au-dessus delà mer. Une fois même, Drygalski en a mesuré un
qui avait 137 mètres. Leur hauteur totale est naturellement bien plus
grande puisque la majeure partie de leur volume est immergé. Théo-
riquement on calcule en partant du principe d'Archimède, que la
hauteur immergée peut être jusqu'à neuf fois supérieure à la partie
émergeante. En fait, elle n'est que rarement supérieure à cinq, six ou
sept fois celle-ci, car les icebergs ont généralement des formes irré-
gulières et s'orientent en flottant de telle sorte que la partie la plus
large soit dans l'eau ; d'autre part, la portion qui émerge est souvent
pleine de trous et d'anfractuosités. L'iceberg qui heurta le Titanic
avait, d'après les témoins, environ'20 mètres de haut, et on peut cal-
culer, en tenant compte de sa largeur, qu'il aA^ait certainement un
volume de plusieurs millions de mètres cubes. Projetés contre de tels
récifs, les plus puissans navires ne sont plus que des coques de noix.
Les icebergs antarctiques ne sont pas plus hauts que ceux de
l'hémisphère boréal, mais ils les dépassent de beaucoup par leurs
dimensions horizontales, ce sont de véritables îles flottantes. Ainsi
on a rencontré, jusque sous le parallèle de H° Sud, de ces îles de
glace de 40 à 50 milles marins de longueur sur une hauteur d'une
centaine de mètres. Ces grands icebergs antarctiqu.es ne sont sans
^-^ REVUE DES DEUX MONDES.
doute que des fragmens détachés de la G rande-B arrière de Ross dont
nous avons parlé récemment à propos de la découverte des pôles. 11
est démontré en effet que, sur des étendues immenses, la Grande-
Barrière ne repose pas sur le sol, mais flotte en équilibre instable à la
surface de l'Océan.
Dans l'Atlantique et dans la partie orientale de l'Océan Indien les
icebergs antarctiques atteignent 45° de latitude Sud, et seulement 50°
dans le Pacifique. Mais il semble que leur limite soit rejetée un peu
plus vers vers le Sud, à la pointe méridionale de l'Amérique, et vers
le Nord à l'extrémité de l'Afrique.
* *
On a proposé depuis quelques mois beaucoup de moyens pour
diminuer les périls résultant de la dérive des icebergs qui menacent
les vaisseaux sur la route de New- York. On a préconisé l'entretien
d'une flottille qui croiserait continuellement dans les parages dange-
reux et avertirait les navires par la radiotélégraphie (l) et divers autres
procédés dont aucun n'est encore entré dans la pratique. A l'heure
actuelle un navire n'a réellement d'autres moyens d'é\dter les glaces
flottantes que ceux qu'il porte en lui-même, et par-dessus tout l'atten-
tion ininterrompue des hommes de ^Igie. Mais lorsque le brouillard,
si fréquent dans la région terreneuvienne, entoure le vaisseau d'un
mur opaque à la lumière, ne reste-t-il pas d'autres planches de salut
que de s'en remettre à la grâce de Dieu, ou de diminuer, d'annuler
presque la vitesse du navire ? Les gens qui ne sont pas fatalistes ad-
mettront difficilement la première manière ; quant à ceux qui sont
pressés d'aller à leurs affaires, — et c'est le cas de presque tous les
passagers des transatlantiques, — ils n'admettront pas du tout la
seconde.
M. Barnes, professeur à l'Université de Montréal, ^dent de donner
aux uns et aux autres un espoir, grâce aux expériences remarquables
qu'il poursuit actuellement dans l'Atlantique occidental. M. Barnes a
fixé aux flancs du navire sur lequel il opère un microthermographe,
c'est-à-dire un thermomètre enregistreur ultra-sensible qui indique
(1) En ce moment même un vaisseau frété par le Board of Trade des prmci-
pales compagnies transatlantiques, le Scotia, ancien navire de l'expédition antar-
ctique écossaise, fait une campagne dans la région de Terre-Neuve à l'effet de
recueillir le plus de renseignemens possibles sur les icebergs. Il" est muni d'une
installation de télégraphie sans fil à longue portée et compte dans son état-major
plusieurs -savans éminens. Nul doute qu'il n'apporte bientôt des résultats fort
importans.
REVUE SCIENTIFIQUE. 223
avec une grande délicatesse et instantanément comment varie la
température à la surface des couches d'eaux dans lesquelles on
navigue.
Or les premières expériences de M. Barnes faites dans le détroit
d'iiudson sur le paquebot Stanley, appartenant au gouvernement
canadien, ont établi ce résultat tout à fait inattendu et paradoxal : que
la fusion des icebergs produit une augmentation de température dans
leur voisinage.
Une seconde campagne faite l'été passé à bord du Montcalm spé-
cialement frété par le gouvernement canadien, dans le détroit de Belle-
Isle, a pleinement confirmé les résultats delà première. Les icebergs
étudiés n'ont jamais produit le moindre effet de refroidissement même
à quelques mètres seulement de distance ; ils ont au contraire mani-
festé en général une élévation de température très nettement obser-
vable sur les microthermogrammes de M. Barnes, et qui est, dans les cas
les moins favorables, de plusieurs dixièmes de degrés. En opérant
avec son na\ire tout autour et à diverses distances des icebergs les
plus remarquables rencontrés par lui, M. Barnes a pu tracer ainsi les
isothermes, c'est-à-dii-e les courbes d'égales températures, entourant
ces icebergs. Quelques-unes sont fort remarquables ; elles montrent
que, tandis qu'à environ 5 milles de l'iceberg, la température était d'en-
viron 3°6,à 3 milles de lui, elle est déjà montée à4"7,à 1 mille est de 5°,
et, tout près de l'iceberg, on trouve des isothermes correspondant à 5°1
et o'S. Ces faits bouleversent tout ce qu'on aurait pu imaginer a
priori, car on se fut attendu évidemment à observer plutôt un refroi-
dissement, au voisinage des glaces flottantes.
Voici comment M. Barnes, en se fondant sur une théorie de Petterson,
exphqua d'abord les phénomènes . remarquables qu'il a découverts.
D'après cette théorie, qu'il est aisé de vérifier par des expériences de
laboratoire, la glace-en fondant dans l'eau salée produit dans celle-ci
trois courans différens : P un courant d'eau de mer refroidie par la
glace et qui tombe au fond sous l'action de la gra-vité ; 2° un courant
d'eau de mer plus chaude qui s'avance vers la glace pour remplacer
l'eau tombée vers le fond ; 3° un courant d'eau douce légère prove-
nant de la glace fondue et qui monte et se propage à la surface de
l'eau salée.
M. Barnes avait pensé d'abord que c'est ce courant superficiel d'eau
douce qui agit sur le microthermomètre. La nappe d'eau douce est
incapable, à cause de sa légèreté, de se mélanger immédiatement à
l'eau de mer sous-jacente, se réchaufferait plus que celle-ci à cause
224
REVUE DES DEUX MONDES.
des rayons solaires et de la lumière diffuse, si forte en mer, et qu'elle
absorberait.
Les plus récentes expériences de M. Barnes lui ont montré que
cette explication n'est pas soutenable, et que l'iceberg fond trop lente-
ment pour qu'on puisse observer le moindre effort de dilution même
en son voisinage immédiat. Ayant récolté en effet un certain nombre
d'échantillons d'eau de mer à diverses distances des icebergs, et ayant
mesuré leur salinité, il l'a trouvée partout du même ordre. Il en ré-
sulte que l'eau de fusion provenant de l'iceberg se mélange si vite
à l'eau de mer environnante que la concentration reste partout la
même, et que le troisième courant de Petterson ne peut pas avoir
d'influence sensible sur les phénomènes observés.
M. Barnes a esquissé une autre explication de l'étrange réchauffe-
ment qu'on constate au voisinage des icebergs, mais elle soulève
quelques objections, aussi ne croyons-nous pas nécessaire de l'exposer.
D'ailleurs les faits seuls importent, et ils permettent d'espérer que
dans peu de temps tous les navires voguant vers New-York seront
munis de micro-thermomètres enregistreurs, grâce auquels ils seront,
quel que soit le brouillard, prévenus à plusieurs milles de distance,
par l'élévation de la température, de l'approche des icebergs. Ne
serait-ce qu'à ce titre les récens travaux de M. Barnes sont d'une im-
portance considérable.
Ils ne sont pas moins suggestifs à d'autres points de vue encore.
D'abord ils ont mis en é\idence la présence d'une grande quantité d'air
occlus et dissous dans la glace. La couleur blanche de l'iceberg est due
aux innombrables bulles d'air qu'il contient (1), et nullement à la
neige recouvrant sa surface. L'eau de glace dont M. Barnes se servait
comme boisson, moussait comme de l'eau de Seltz en dégageant l'air
qu'elle renfermait. Il est possible que les disparitions soudaines
d'icebergs ou leur rupture brusque qui sont accompagnées d'un bruit
violent, soient dues précisément, — et peut-être sous l'action dilatante
des rayons solaires, — à l'air inclus dans la glace et qui les fait éclater.
On a observé ainsi des icebergs qui projetaient sans cesse dans tous
les sens, et comme une pièce d'artifice, de petites parcelles de glace.
Enfin M. Barnes f». constaté, sur les côtes d'Amérique, d'Angleterre
et d'Ecosse, que la température s'abaisse au voisinage de la côte,
contrairement à ce qui a lieu près des icebergs. On peut supposer
(1) C'est de pareille, manière que la mousse de nos boissons gazeuses, celle
qui couronne la crête des vagues ou celle qui rejaillit des chutes d'eau, doit sa cou-
leur blanche aux bulles aériformes qu'elle contient en quantité.
REVUE SCIENTIFIQUE. 225
que cet effet est dû à l'action de la Terre qui lait monter à la 'surface
l'eau plus froide des fonds.
Lemicrolhermographe paraît donc pouvoir rendre des servicesnon
seulement pour éviter les icebergs, mais aussi pour signaler les côtes
ou les écueils.
^ M. Alphonse Berget, professeurà l'Institut océanographique, vient
d'exécuter un très intéressant travail sur la répartition géographique
des mers et des continens.
Le simple examen d'une mappemonde fait voir l'inégahté des
domaines occupés par les terres et les mers et aussi l'irrégularité de
leur répartition. Sur les 510 millions environ de kilomètres carrés qui
constituent la superficie totale de la Terre, les mers en occupent
366 millions et les terres émergées seulement Mi millions. L'eau
recouvre donc plus des 7 dixièmes de la surface terrestre. Au point de
vue de la répartition des terres et des mers, l'hémisphère Nord est
proportionnellement beaucoup plus riche en terres que l'hémisphère
austral ; le rapport de la surface aqueuse à celle des terres y est en
effet 1,57, tandis qu'il est égal à 4,80 dans l'hémisphère Sud. Les
géographes se sont demandé depuis longtemps s'il ne serait pas pos-
sible de tracer sur la Terre un grand cercle qui la partagerait en deux
hémisphères tels que l'un contint la proportion maxima de terres,
tandis que l'autre enfermerait la proportion maxima d'eau par rapport
aux terres. On diviserait ainsi la Terre en deux hémisphères; l'un con-
tinental, l'autre océanique. Les pôles de ces hémisphères seraient res-
pectivement le pôle continental et le pôle océanique du globe.
C'est au géographe français Buache, qui vécut au xviii® siècle, que
l'on doit cette idée ingénieuse. L'insuffisance des connaissances géo-
graphiques à cette époque ne permettait pas de résoudre le problème
avec précision. Au xix® siècle, quand les découvertes furent assez nom-
breuses, on plaça successivement le pôlecontinental à Londres, àParis,
à Amsterdam.
M. AlphonseBergetvient, par une méthode ingénieuse, de reprendre
ce problème et le résultat de ses déterminations l'ont conduit définiti-
vement à fixer la position du pôle continental de la Terre dans ïile
Dumet, petite île située dans les eaux françaises au large de l'embou-
chure de la Vilaine par 47°2'44'2" de latitude Nord et 2°37'i3'^ de lon-
gitude Ouest de Greenwick. Le grand cercle équatorial mené de ce
pôle laisse au-dessus de lui toute l'Europe et presque toute l'Asie, toute
TOME .wii. — 1913. 45
226 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Afrique, toute rAmérique du Nord et les trois quarts de l'Amérique
du Sud. Ce sont les terres de l'hémisphère continental. L'hémisphère
océanique comprend TAustrahe et l'Océanie, l'archipel malais et de
petites parties de l'Amérique du Sud et de l'Asie orientale, enfin l'An-
tarctide.
La subdivision de la Terre en deux hémisphères océanique et con-
tinental eût d'ailleurs été extrêmement différente lors des époques
géologiques anciennes. Alors, des régions aujourd'hui très monta-
gneuses étaient plongées au fond des océans, n'en déplaise à Voltaire
qui a dépensé des trésors d'ingéniosité et de raisonnemens aussi faux
que spirituels pour nier que les fossiles prouvassent quelque chose à
cet égard. Admettre une chose pareille n'était-ce pas en effet donner
un semblant de vraisemblance à l'histoire du Déluge, n'était-ce pas
admettre qu'il put y avoir une seule chose exacte dans la Bible ? Pour-
tant c'est Voltaire qui avait tort. En ces époques lointaines, si des terres
étaient noyées qui émergent aujourd'hui fièrement vers le ciel, en
revanche, des continens entiers existaient qui se sont depuis lors
abîmés au fond des mers, et parmi eux la mystérieuse Atlantide, dont
M.Pierre Termier, de l'Académie des sciences, ^ient de nous démontrer
Fexistence passée avec des argumens nouveaux empruntés à la géo-
logie et qui forcent la con^dction. Nous allons les passer rapidement
en revue.
La légende était très répandue dans l'antiquité chez tous les peuples
méditerranéens d'une île immense et fortunée, douée d'un cUmat déh-
cieux et qu'un cataclysme soudain engloutit un jour dans les flots.
Dans le Timée de Platon, comme dans son Critias, cette sombre aven-
ture est racontée en termes qui sont plutôt ceux de l'histoire que de
la légende. Écoutons parler Platon, ou plutôt le vieux prêtre égyptien
qu'il fait converser avec Solon :.« Les livres nous apprennent la des-
truction par Athènes d'une armée singulièrement puissante, armée
venue de la mer Atlantique et qui envahissait insolemment l'Europe
et l'Asie ; car cette mer était alors praticable aux vaisseaux et il y avait
au delà des Colonnes d'Hercule une île plus grande que la Lybie et
que l'Asie (1). De cette île on pouvait facilement passer à d'autres îles
et de celles-là à tout le continent qui entoure la mer intérieure... Plus
tard de grands tremblemens de terre et des inondations engloutirent
en un seul jour tout ce qu'il y avait là de guerriers. L'île Atlantide dis-
parut sous la mer... »
(1) Les ançieps ne connaissaient qu'une minime partie de l'Asie.
REVUE SCIENTIFIQUE. 221
Depuis quelques années, la science a recueilli des documens extrê-
memeul troublans qui rendent non seulement possible mais pro-
bable l'existence ancienne de terres atlantiques immenses qui, p^ut-
être même, réunissaient rp]urope à l'Amérique. Les grands sondages
recensent montré tout d'abord que l'Atlantique est une fosse dont les
profondeurs sont extrêmement inégales. Très près de Gibraltar le fond
descend à 4 000 mètres. Il se relève bruscpiement pour former le socle
étroit qui porte Madère, puis retombe à 5 000 mètres, remonte à moins
de i 000 mètres près des Açores, se tient longtemps peu au-dessous de
1000 à 3 000 mètres au sud et à l'ouest de celles-ci, avec de brusques
saillies dont certaines approchent très près du niveau de la mer,
plonge à nouveau profondément jusqu'au socle qui porle les Ber-
mudes et s'enfonce à nouveau jusque vers l'Amérique. L'ensemble
des sondages atlantiques montre finalement que le fond de cet océan
est formé par deux immenses vallées contigues, l'une, à l'ancien con-
tinent, l'autre, au nouveau, et que sépare une zone médiane surélevée.
Les Açores sont la partie la plus haute de cette zone médiane qui
va de l'Islande jusque bien au delà de l'équateur.
La géologie nous apporte bien d'autres faits suggestifs : d'une part,
la plupart des îles Atlantiques, Sainte-Hélène, l'Assomption, les îles du
Cap-Vert, les Canaries, Madère, les Açores sont volcaniques, beaucoup
encore en activité, et sont en majeure partie formées de lave. A plu-
sieurs reprises des navigateurs ont constaté dans ces régions l'exis-
tence de volcans sous-marins et de mouvemens ré cens du sol, tant
par des vapeurs chaudes sortant des ondes que par Texistence,
reconnue à la sonde, de bas-fonds très difiérens de ceux qu'indi-
quaient les cartes. Dans les îles que nous venons de citer les mouve-
mens sismiques sont fréquens, souvent des îlots anciens y surgissent,
d'anciens disparaissent. Tout cela tend à prouver que le fond de
l'Atlantique est encore aujourd'hui une des zones instables de la pla-
nète.
Enfin il y a quelques années (en 1898), en procédant à un relevage
du câble de Brest au Cap Cod qui s'était brisé, un navire a ramené de
3000 mètres, avec ses grappins, des esquilles fraîchement arrachées
de la roche et qui étaient formées d'une lave vitreuse que les pétro-
graphes nomment tachyhjie. Or, comme .M. Termier l'a indiqué, une
telle lave n'a pu se former dans la forme vitreuse que sous la pression
atmosphérique; sous une pression plus forte, et a fortiori sous
3000 mètres d'eau, elle aurait certainement pris la forme cristalline. Les
études les plus récentes ne laissent pas le moindre doute à ce sujet,
228 REVUE DES DEUX MONDES.
notamment celle de M. Lacroix sur les laves de la montagne Pelée : ces
laves, vitreuses quand elles se figent à l'air, se remplissent de cristaux
dès qu'elles se refroidissent sous un manteau même peu épais de
roches antérieurement solidifiées. Le fond de l'Atlantique au nord des
Açores a donc été couvert de laves alors qu'il était émergé. Il s'est donc
effondré de plus de 3000 mètres'.
Si on ajoute à ces argumens de la géologie ceux que M. Louis
Germain nous a apportés au nom de la zoologie comparée, on acquiert
la conviction que l'histoire de l'Atlantide est réellement arrivée, et à
une époque qui, géologiquement, est très près de nous, et on frémit
en songeant à ce continent immense englouti soudain avec ses habitans,
ses richesses, ses villes, ses paysages charmans dont Madère nous
donne une image, dans le sein de la mer carnassière et cruelle.
Le pôle continental de la Terre eut sans doute été alors en un
endroit bien différent de celui qu'a déterminé M. Berget. Des me-
sures de celui-ci il résulte finalement que, dans l'hémisphère conti-
nental de la Terre, le sol émergé occupe 45,5 pour 100 de la surface,
et, dans l'autre, 11,3 pour 100 seulement. Donc, en chiffres ronds, l'hé-
misphère continental contient autant de terres que d'eau alors que
l'hémisphère océanique renferme neuf fois plus d'eau que déterres.
Qu'on nous pardonne de terminer par des chiffres un peu brutaux
dans leur sécheresse, la mélancolique histoire de l'Atlantide. La
poésie est bien moins amusante quand il y faut mêler des chiffres.
Pourtant un adage grec prétend que "Aeî bzôç Y£w[X£Tpï(:, ce qu'on
peut traduire un peu librement : Pour être un dieu, il faut savoir la
géométrie.
C'est du moins une condition nécessaire, mais je ne sais si elle
est suffisante...
Cdables Nordmann.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
L'Europe est entrée en vacances : après dix mois de dur labeur,
tous les gouvernemens ont été d'accord pour prendre quelque temps
de repos et laisser les choses s'arranger conformément à leur logique
propre. Deux guerres ont été faites, deux traités ont été conclus.
Le premier.de ces traités est déjà fortement ébréché, le second a des
chances de durer davantage ; ils ne sont toutefois immuables ni l'un
ni l'autre. En réaUté rien n'est fini, mais quoiqu'il en soit de l'ave-
nir, le présent est au calme. L'Empereur de Russie est parti pour
le midi. M. Sasonof va faire une saison à Vichy. Le comte Berchtold
va à la chasse. Les ministres anglais se dispersent dans des \illégia-
tures diverses. M. Barthou est en Suisse. Tous les ambassadeurs
prennent leur congé annueL II semble que la situation soit redevenue
normale et que chacun veuille s'en donner l'impression, peut-être
rniusion.
Dans un discours qu'il a prononcé à Lons-le-Saulnier, M. Pichon
a défini en termes parfaits la poUtique de la France au cours de
l'épreuve que l'Europe a traversée et il en a constaté les heureux
résultats. Une grande puissance a des intérêts partout et nous en
avons en Orient; notre histoire les a créés, notre pohtique doit les
entretenir ; mais ces intérêts n'étaient pas aussi directs ni, si on
nous permet le mot, aussi impératifs que ceux de certaines autres
puissances et, tout en leur donnant une sauvegarde efficace, nous
pouvions et par conséquent nous devions mettre le maintien de la
paix au premier rang de nos préoccupations. Nous n'avons pas man-
qué à ce devoir. Cependant nos alliances nous créaient aussi des
©bligations qui, si elles n'étaient pas strictement écrites dans les traités,
s'imposaient à nous moralement par voie de conséquence et deman-
230
REVUE DES DEUX MONDES.
daient de notre part une vigilance très attentive . Il était facile de pré-
Toir dès le premier jour que la crise d'Orient serait l'épreuve des
alliances et nous n'en sommes que plus satisfaits d'entendre M, Pichon
affirmer que celle que nous avons avec la Russie, et qui est la pierre
angulaire de notre politique, est sortie des événemens saine et sauve,
©B, pour parler plus exactement, qu'elle en est sortie fortifiée. Si bien,
a pu dire M. Pichon, que cette alliance, qui n'avait pas été faite en vue
des événemens d'Orient, « a montré, par sa souplesse et par la façon
dont elle s'applique et s'adapte aux nécessités de la politique géné-
rale, de quel prix elle est, non seulement pour nous, mais pour tous les
peuples qui veulent sincèrement éditer les risques de la guerre. »
Rien de plus vrai : l'alliance franco-russe n'a pas été un bienfait
seulement pour nous, mais aussi pour l'Europe ; elle a été un des
principes les plus actifs qui ont aidé à la conservation de la paix.
Avec l'Angleterre, l'entente cordiale a toujours été l'entente facile:
aucune ombre ne l'a troublée. Pas plus que nous, l'Angleterre n'a
dans les Balkans de ces intérêts Aitaux qui dominent et dirigent
toute la politique d'un pays et, dans la Méditerranée, ses intérêts
étaient conformes aux nôtres. Aussi M. Pichon a-t-il pu dii-e que « pas
mi jour nous n'avons été en désaccord avec le gouvernement bri-
tannique. Que ce soit à Paris ou dans les conférences de Londres,
notre action s'est invariablement jointe à la sienne et nos vues se
sont régulièrement rencontrées pour concourir au môme but. )^
Quel était ce but ? La paix à maintenir entre les grandes puissances
et à ramener entre les États balkaniques. Et comment ramener la
paix entre les États balkaniques? En établissant entre eux un juste
équilibre de forces. Ce dernier objet de l'effort de la France et de
l'Europe a-t-il été complètement réalisé? M. Pichon reconnaît que les
solutions acquises sont « imparfaites, puisqu'elles sont le résultat de
transactions, » mais il estime qu'elles sont « suffisantes et doivent être
considérées comme heureuses, puisqu'elles se traduisent par le réta-
blissement de la paix et puisque en somme elles ne constituent, pour
aucun de ceux qui ont été mêlés à la guerre, un avantage exclusif
d'une part, ni un écrasement de l'autre. » Et il ajoute, avec quelque
optimisme peut-être : « Elles permettent d'entrevoir, lorsque les haines
encore toutes chaudes des batailles d'hier seront apaisées, une paix
durable qui est, je n'ai pas besoin de le dire, dans nos vœux les plus
fervens. » EUe est aussi dans les nôtres, et nos vœux communs seront
à coup sûr réalisés quand les haines seront apaisées : mais quand le
seront-elles? C'est une question à laquelle il est difficile ^de répondre.
REVUE. CHRONIQUE. " 231
Les solutions acquises n'ont satisfait complètement ni la Serbie, ni la
Grèce et elles ont désespéré la Bulgarie. Il ne faut sans doute pas
prendre au pied de la lettre, c'est-à-dire au tragique, les proclama-
tions que le roi Ferdinand a adressées à son armée. Elles sont d'une
belle allure romantique, expriment sans réticences l'indignation et la
colère et ne parlent que de revanche et de vengeance. Ce langage
donne satisfaction à ses sujets : aurait-il pu entenirun autre? Laissons
les mots pour nous attaclier aux choses : il est certain que les Bul-
gares, s'ils ont commis une grande faute, en ont été sévèrement punis,
est que l'idée d'une réparation ultérieure reste profondément ancrée
dans leur esprit. Il sera sage, de la part de la presse, de ne pas
pousser ce sentiment au paroxysme. Nous aimons particulièrement,
dans le discours si sensé que sir Edward Grey a prononcé à la Chambre
des Communes, le passage où, après avoir parlé des horreurs qui ont
accompagné la seconde guerre balkanique, il a dit : « Tous les Ëtats
mêlés à cette guerre semblent avoir foulé aux pieds les traités, les
accords, les alliances, et s'être efforcé de tirer parti de la situation
pour leur propre avantage. Il n'est pas de l'intérêt de la Grande Bre-
tagne, et il ne serait pas non plus équitable, de nommer un quelconque
de ces États pour le signaler à la vindicte publique. » Aujourd'hui la
paix est faite : nous ne la croyons pas éternelle, mais si on veut en
jouir quelque temps, il faut renoncer aux récriminations rétrospectives.
L'histoire se fera un jour sur tous ces faits; la politique doit en oublier
qiielques-uns.
Revenons au discours de sir Edward Grey. Au moment où le Par-
lement allait lui aussi entrer en vacances, sir Edward a tenu à faire,
et a fait effectivement, un tableau exact et à peu près complet de la
situation actuelle : il n'y manque aucun trait essentiel. Sir Edward a
parlé en toute bonne foi de l'ceuvre accomplie par la diplomatie
européenne, œuvre qu'on a beaucoup dénigrée, la critique étant
toujours aisée, mais qui a eu le grand mérite de localiser la guerre.
« Essayer davantage, a dit sir Edward Grey, eut été mettre le concert
en danger. 11 est facile de vanter les forces des grandes puissances et
de démontrer comment elles auraientpu faire respecter leurs volontés,
si elles l'avaient voulu. Naturellement, elles auraient pu avoir recours
à une démonstration navale, à supposer, toutefois, que ce genre de
démonstration puisse servir à quelque chose ; mais, pour intervenir
efficacement, elles auraient été obligées d'employer des troupes, ces
troupes auraient dû débarquer, se mettre en marche, tirer des coups
de fiisd et s'exposer à en recevoir. On fait ces choses là dans des que-
232 REVUE DES DEUX MONDES.
relies qui vous intéressent spécialement, mais il est extrêmement
difficile de décider les puissances ou quelqu'une d'entre elles à inter-
venir dans une querelle qui ne touche pas absolument ses intérêts. »
Et un peu plus loin sir Edward parle de ce qu'a de bizarre une poli-
tique qui consiste à partir en guerre pour imposer la paix. La vérité
est que, pour un motif ou pour un autre, la politique de non-inter-
vention l'a emporté partout et que l'Europe a laissé une grande
liberté aux Étals balkaniques pour la solution des questions où ils
avaient des intérêts supérieurs aux siens. La paix de Bucarest s'est
faite ainsi. On dira que ce n'est pas de la grande politique, mais pour-
quoi l'Europe aurait-elle fait de la grande politique, avec les frais
qu'elle comporte, là où elle n'avait pas de grands intérêts? « Les
ambassadeurs, a dit sir Edward Grey, n'ont pas essayé de créer du
durable, du logique. Qu'importe? Ils ont ajourné pour un temps le
conflit des ambitions en présence. C'est là le gain net. » Sir Edward, on
le voit, ne fait pas valoir son œuvre outre mesure et son apologie
consiste seulement à dire qu'on a gagné du temps ; mais n'a-t-on
pas dit que le temps était galant homme et qu'il arrangeait bien des
choses ? Après tant d'agitations, son action seule peut enfin être
apaisante : la guerre et la diplomatie ont donné pour le moment
tout ce qu'elles pouvaient donner.
On sait cependant que l'Europe, ayant pour organe la conférence
des ambassadeurs à Londres, s'est réservé la solution de deux
questions où les intérêts balkaniques n'étaient pas seuls engagés :
l'Albanie et les îles de la mer Egée occupées en ce moment par
l'Italie. Sir Edward Grey ne pouvait pas manquer d'en parler dans
son discours : il l'a fait de manière à donner satisfaction aux deux
puissances le plus particulièrement intéressées, l'Autriche et l'Italie.
Il a été bref sur l'Albanie et s'est contenté de dire qu' « une com-
mission internationale de contrôle doit être établie, en vue d'ériger
cette nation en État autonome sous l'autorité d'un prince choisi par
les grandes puissances. » Nous plaignons le prince qui sera désigné
par les puissances : il est à craindre que son indépendance ne soit
qu'une fiction et qu'il n'ait plusieurs patrons très exigeans qui ne
seront pas toujours d'accord entre eux. Ils le sont aujourd'hui, parce
qu'U s'agit seulement de faire une Albanie aussi grande que possible,
au détriment de la Serbie et de la Grèce ; mais qu'ils le soient plus
tard, c'est une autre question. On peut les nommer, leurs noms sont
sur toutes les lèvres : ce sont l'Autriche et l'ItaUe, plus alliées que
jamais, sans être pour cela plus amies. Mais n'anticipons pas sur les
REVUE. CHRONIQUE. " 233
temps futurs. Pour le moment, elles croient avoir un intérêt commun,
l'Autriche à empêcher la Serbie d'avoir accès à l'Adriatique, et
l'Italie à empêcher la Grèce d'y avoir une étendue de côtes trop
considérable et s'élevant trop haut vers le Nord. A l'appui de son veto,
sachant très bien qu'il est des circonstances où la force seule compte,
l'Autriche a mobilisé. Nous ne referons pas cette histoire : elle
est d'hier. Il n'est pas douteux que les sympathies générales étaient
pour la petite et vaillante Serbie, mais la raftson d'État a fait pencher
la balance du côté de l'Autriche. Celle-ci ne pouvait pourtant pas
occuper elle-même la partie de l'Adriatique qu'elle disputait à la
Serbie ; il fallait donc que l'Albanie subsistât pour en hériter et la
conserver. Tel a été l'intérêt, bien ou mal compris mais fermement
défendu, de l'Autriche dans cette affaire. Quant à l'Italie, ce n'est un
secret pour personne qu'elle ne voit pas d'un œil charmé le rapide
développement que la Grèce, après la guerre, a pris sur terre et sur
mer ; aussi limiter la Grèce dans son extension est-il devenu un des
principaux soucis de sa politique. La pensée que la Grèce pourrait
occuper la rive orientale de l'étroit canal qui sépare l'île de Corfou
de la péninsule balkanique, a été particulièrement désagréable au
Cabinet de Rome. Sa préoccupation s'explique en quelque mesure ;
nous croyons cependant qu'elle a été fort exagérée. Mais nous n'avons
pas à discuter ici les conceptions particulières que l'Autriche eti'itahe
se sont formées de leurs intérêts fondamentaux : elles se présentent
comme des faits, et l'Europe a cru devoir s'en accommoder dans
l'intérêt supérieur de la paix. EUe a nommé une Commission dont
l'œuvre de délimitation sera particulièrement difficile, parce que les
principes en sont restés mal définis. Quoi qu'il en soit, l'Albanie, qui
n'a jamais été une nation et qui aura beaucoup de peine à le devenir,
s'est imposée à l'Europe comme une nécessité. Il y a malheureuse-
ment des nécessités qui peuvent devenir des impossibilités : nous
souhaitons que ce ne soit pas le cas de l'Albanie et que, née ou rendue
à la vie sous les auspices de l'Autriche et de l'Itahe, elle ne devienne
pas un jour entre elles un grenier à conflits. Ce jour, s'il arrive, est
encore loin, mais la phrase de sir Ed. Grey nous re\'ient à l'esprit
comme une obsession : assurément, en ce qui concerne l'Albanie, la
Conférence des ambassadeurs n'a fait ni du logique, ni peut-être du du-
rable ; elle a seulement ajourné le heurt des ambitions en présence.
Pour ce qui est des iles, la question qu'elles soulèvent présente
des difficultés d'un autre ordre, dont nous avons déjà dit un mot
il y a quinze jours. Sir Edward Grey, qui ne pouvait pas la passer
234 REVUE DBS DEUX MONDES.
SOUS silence, l'a-t-il résolue ? En droit, oui, mais en fait? La situation
reste délicate et embarrassante. Ces iles sont en ce moment occupées
par ritalie qui doit les évacuer dès que la Turquie aura pleinement
exécuté le traité de Lausanne, en d'autres termes, lorsqu'elle aura
retiré de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque le dernier de ses soldats.
Après quoi, ces iles ne re\aendront à la Porte que pour être cédées à la
Grèce. Dès lors l'esprit, inévitablement, s'interroge et se demande,
puisque ces îles sont dans toutes les hypothèses perdues pour elle,
si la Porte a plus d'intérêt à ce qu'elles soient détenues par l'Itahe
qui ne les a qu'à titre précaire, ou par la Grèce qui les aurait à titre
définitif. Ce qui Aient de se passer à Andrinople, — nous en parlerons
dans un moment, — montre que la Porte ne renonce à rien et n'en
désespère jamais, et on ne peut pas dire que les faits lui donnent
tort. Si elle juge préférable pour elle que les iles restent à l'Itahe,
qui Tempêchera de laisser indéfiniment quatre hommes et un caporal
en Lybie ? Sera-ce l'Itahe ? Peut-on compter absolument sur l'inexo-
rable énergie avec laquelle cette dernière exigera l'évacuation complète
et rapide de la Tripohtaine et prendra des mesures en conséquence?
De parentes questions font rêver : elles sont si complexes ! En atten-
dant, ritahe est très forte sur le terrain diplomatique pour dire, et elle
ne manque pas de le faire, que les îles étant dans ses mains, le seul
gage qu'elle ait de l'exécution du traité, elle ne saurait s'en dessaisir
avant que cette exécution soit parachevée : il est bien entendu qu'à
ce moment elle ne manquera pas de restituer le gage. Cette situation
ne pouvait pas manquer d'exercer toute la souplesse d'intelhgence
et même toute la subtihté de sir Edward Grey. Il a commencé par dire
que la question intéressait l'Europe tout entière, mais il n'a pas caché
qu'elle intéressait plus spécialement l'Angleterre. « En vertu de notre
position méditerranéenne et de considérations navales, il est, a-t-H
dit, de notre intérêt particuUer qu'aucune des îles de l'Egée ne soit
réclamée et conservée par l'une des grandes puissances. Si l'une de
ces îles passait d'une manière permanente en la possession d'une
grande puissance, des questions d'une extrême importance et d'une
extrême difficulté seraient soulevées: les grandes puissances le sentent
bien. » Sans doute elle le sentent, mais elles ont senti successivement
tant de choses dont H a été tenu peu de compte depuis dix mois,
qu'on n'est pas bien sur qu'il y ait là une garantie suffisante.
Sir Edward Grey, est-il besoin de le dire? ne met pas un instant en
doute la loyauté de l'Italie et personne ne peut le faire ; mais il ne
s'agit pas de l'Italie, il s'agit de la Porte, et le ministre anglais se
REVUE. CHRONIQUE. 235
pose très nettement la question suivante : « Qu'est-ce qui arrivera si
la Turquie recule indéfiniment l'accompliss-ement des ohlig^ations que
le Traité de Lausanne lui impose et si, en conséquence, roccupation
italienne se prolonge indéfiniment ? » Quand on énonce de pareilles
questions, on devrait y répondre : sir Edward n'y a pas répondu. Ici
encore il a temporisé. « Nous n'avons pas à nous occuper ponr le
moment, a-t-il dit, de ce qui arrivera si un ajournement indéfini se
produit. La grande chose, c'est que le principe suivant est posé : ia
destination des îles de la mer Egée intéresse toutes les grandes
puissances ; aucune des grandes puissances ne peut s'en réserver
une seule ; la question des îles est d'un caractère européen et sera
réglée par toutes les puissances. » Soit, mais si toutes les puissances
ne jugent pas avoir le même intérêt dans rafraire,des différences d'atti-
tude ne se manifesteront-elles pas entre elles? Comment ne pas se
rappeler ici tel autre passage du même discours que nous avons cité
et d'où il résulte que, si toutes les puissances sont facilement d'accord
pour ne rien faire, chacune, quand il faut agir, ne le fuit que dans la
mesure de son intérêt particuher.
Ici, une remarque. Il y a quelques jours, toute la presse italienne
est partie en guerre contre la presse française parce que celle-ci, après
aA'oir i)ris acte des assurances positives données par l'Itahe à ce
sujet, avait conclu que les îles seraient un jour évacuées. Aujour-
d'hui la p'resse italienne se montre pleinement satisfaite des décla-
rations de sir Edward Grey et nous reconnaissons nous-mêmes, avec
une non moindre satisfaction, qu'elle est revenue par contre coup à
notre égard à des sentimens meilleurs, à ceux qu'elle aurait toujours
dû avoir, parce que nous les avons toujours mérités. La presse fran-
çaise n'a parlé à aucun moment avec passion delà question des îles et
elle n'en a jamais dit autre chose que ce qu'en a répété le ministre
anglais. Pourquoi donc cette différence de traitement à notre désavan-
tage? Mais tout cela appartient au passé. Le ciel s'est rasséréné sur
l'Italie et nous profitons de cette faveur du temps. Jouissons-en sans
essayer de tout prévoir. Notre esprit trop logique nous emporte de
déduction en déduction à des conséquences qui ne se produiront peut-
être pas et qui, en tout cas, sont lointaines. Qui sait si les Anglais ne
suivent pas une règle plus sage en ne s'imposant pas la tâche de
résoudre des questions qui ne sont pas encore posées? Sir Edward
Grey se contente de jalonner des principes et il attend les événemens.
Il est probable que c'est ce quU fera aussi et ce que, finalement,
nous ferons tous au sujet d'Andrinople. Les Turcs y sont : on ne voit
236 REVUE DES DEUX MOINDES.
pas qui les en délogera. Beaii possidentes, disait autrefois Bismarck.
Cette affaire d'Andrinople est assurément une des plus extraordinaires
dans une époque où il y en a eu tant, et par extraordinaire nous
voulons dire imprévue car, au fond, il n'en est pas de plus naturelle,
ni de plus logique. La tragédie et la comédie s'y sont étroitement
mêlées. Il est fâcheux que l'événement pèse sur nous comme il le
fait encore : l'histoire, qui en parlera d'une manière plus dégagée,
pourra y prendre quelque divertissement. Les Bulgares ont fait un
immense effort pour s'emparer d'Andrinople; encore n'en sont-ils
venusàhout qu'avec les concours des Serbes. La vUle une fois prise,
les Serbes sont retournés chez eux et, au lieu de garder la place, les
Bulgares ont suivi les Serbes pour leur tomber dessus. Ils ont impru-
demment oubhé la présence de la Turquie qu'ils croyaient épuisée parce
qu'ils l'avaient battue et qui l'était moins qu'eux. Il est arrivé ce qui
devait arriver. Les peuples armés sont comme les liquides qui pèsent
sur leur bords et se répandent aussi loin qu'ils ne trouvent pas d'ob-
stacle. Or les Turcs n'en ont trouvé aucun: les Bulgares étaient partis
pour se battre et se faire battre ailleurs. Enverbey est redevenu assez
facilement un héros : entré à Andrinople sans coup férir, U peut croire
que la terreur de ses armes a tout fait fuir devant lui. Et ce n'est pas
la seule conquête que les Turcs ont faite ou refaite : ils ont recom-
mencé en sens inverse, c'est-à-dire en allant en avant, la campagne
qu'ils avaient faite à reculon; ils ont repris Kirk-Kilissé et LouUé-
Bourgas : les mêmes noms peuvent servir désormais pour leurs
défaites et pour leurs victoires. Ils ont même passé la Maritza et me-
nacé Dedeagatch, le principal et presque le seul port qui reste aux
Bulgares sur la mer Egée, et ils s'en seraient emparés comme du reste,
s'ils n'avaient pas eu la sagesse de s'arrêter devant le grondement de
l'Europe. Leurs victoires mihtaires ne méritent pas grande admi-
ration, ils se sont contentés de profiter des circonstances : leur poh-
tique a eu des quahtés plus sérieuses. Au premier moment, l'Europe
leur a adressé les sommations les plus menaçantes ; les puissances ont
déclaré qu'elles ne laisseraient pas déchirer le traité de Londres qui
était quelque peu leur œuvre ; elles ont sommé la Porte d'évacuer
Andrinople et de se cantonner derrière la hgne d'Énos-Midia. Après
ce bruit de tonnerre, on a usé de quelque douceur; on a fait entendre
à la Porte que, si elle était bien sage, bien docile, bien obéissante,,
on rectifierait et on améUorerait cette frontière. Dans le cas contraire, [
elle n'avait à compter sur aucune indulgence. A la vérité, on ne savait
pas encore trop ce qu'on ferait contre elle, mais pour le moins on lui
REVUE. CHRONIQUE. 237
couperait les vivres. La Porte ne s'est pas laissé étonner. Elle a regardé
autour d'elle et elle a vu qu'aucune puissance n'était disposée à passer
de la menace à l'acte : quant à l'infortunée Bulgarie, elle était provi-
soirement sans force, elle s'apprêtait à désarmer, elle désarmait.
D'autre part, l'opinion était très exaltée dans le monde musulman
et tout gouvernement qui aurait reculé après avoir miraculeusement
obtenu de si précieux avantages, aurait été certainement renversé.
Pour ce qui est de l'armée, elle n'obéirait pas. La Porte a calculé
adroitement ses chances ; elle a compris ce qu'elle pouvait faire, sans
soulever autre chose que des protestations, et ce qu'elle ne pouvait
pas faire sans s'exposer à des mesures plus graves. Après un moment
d'hésitation, elle a déclaré formellement qu'elle n'abandonnerait pas
Andrinople, mais qu'elle ne dépasserait pas la Maritza et qu'elle
n'avait jamais eu l'intention d'occuper Dedeagath, bien que la popu-
lation de la ville et même de toute la région l'y appelât pour la
garantir des Bulgares. Ceux-ci ne sont d'ailleurs pas en mesure d'y
entrer tout de suite : ils ont fait une démarche auprès des puissances
pour qu'elles demandassent aux Grecs d'y rester quelques jours encore,
et ce n'est pas là un des traits les moins singuliers de cette situation
paradoxale. Quelle sera la suite des événemens, nul ne peut le dii'e?
De toutes les puissances, celle qui a pris le plus à cœur de sauver
tout ce qui peut encore être sauvé de la cause bulgare, est naturelle-
ment la Russie. La Russie n'oublie pas tout ce qu'elle afait pour la Bul-
garie et, comme les bienfaits obUgent infiniment plus ceux qui les
font que ceux qui les reçoivent, elle se tient pour engagée à aider les
Bulgares de toute la force de la politique. En cela elle peut compter
sur le concours de la France. Si nous avons incliné à ce que Cavalla
appartint à la Grèce, nous n'avons aucune raison du même ordre pour
nous faire désirer qu'An drinople reste à la Porte. A vrai dire, la
question ne nous touche pas directement, mais puisqu'elle touche la
Russie, nous n'avons aucune raison de ne pas conformer notre poU-
tique à celle de notre alUée. Seulement que pouvons-nous faire et que
peut faire la Russie elle-même, décidée comme elle paraît l'être et
comme nous le sommes nous-mêmes, à ne pas intervenir militaire-
ment? On a parlé de boycotter la Turquie, de lui refuser tout secours
financier, de la réduire par l'inanition. De pareils moyens de coer-
cition ne peuvent réussir que s'ils sont adoptés et pratiqués par toutes
les puissances des deux mondes, et c'est une unanimité sur lacjuelle
il serait téméraire de trop compter. La Russie peut employer ce moyen
par amour de la Bulgarie et nous pouvons l'employer nous-mêmes
238 REVUE DES DEUX MONDES.
par amour de la Russie ; mais les autres ? Le moyen risque de faire
presque autant de mal à ceux qui l'emploieront qu'à ceux contre qui
on le tournera : il faut donc avoir, pour en user, des motifs très
sérieux que tous n'ont pas. Gela étant, la seule solution pratique serait
une entente directe entre la Bulgarie et la Porte. On comprend qu'elle
coûte à la Bulgarie. — Ce n'est pas à nous, dit-elle, qu'il appartient
d'agir auprès de la Porte; c'est à l'Europe qui a fait le traité de
Londres et qui doit tenir à honneur de ne pas le laisser mettre en
pièces. — Mais, d'abord, ce n'est pas l'Europe qui a fait le traité de
Londres ; elle a aidé seulement à sa préparation et il s'est conclu
sous ses auspices ; il n'en résulte pour elle aucune obligation stricte.
Enfin, tous les traités sont l'expression des circonstances à un moment
donné. Le moment passe, les circonstances changent, et il faut bien
dire que, dans le cas actuel, si les circonstances ont changé, la res-
ponsabilité en est à la seule Bulgarie. L'avenir reste ouvert devant elle
et nous sommes convaincu qu'elle se relèvera de sa chute ; le sort
qui l'accable aujourd'hui ne l'accablera pas toujours ; U y a en elle
des ressources d'énergie qui ne sont pas épuisées ou qui se renou-
velleront. Mais il faut prendre le moment présent tel qu'il est et en
tirer le parti le moins mauvais possible. Le roi Ferdinand a un
esprit pohtique trop déUé, trop développé, trop exercé pour ne pas
manœuvrer dans la tourmente et rendre un nouveau service à son
peuple auquel il en a déjà tant rendu : ce ser\ice est d'accepter
l'inévitable et de préparer les réparations.
M. Pichon, dans son discours de Lons-le-Saulnier, s'est défendu
d'avoir fait une politique de sentiment : il a reconnu toutefois que le
sentiment se mêlait à tout et que le plus froid réalisme ne pouvait pas
en faire complètement abstraction. Les grandes nations comme la
Russie, la France. l'Angleterre, ont des traditions qui sont aussi des
forces et on ne doit pas s'attendre à ce qu'elles y renoncent à moins d'y
être forcées par une obligation impérieuse et un devoir absolu . L'in-
térêt de l'État est d'ailleurs la première règle de la politique interna-
tionale. Ni M. Pichon, ni M. Sasonof, ni Sir Edward Grey ne l'ont
méconnue, et c'est pourquoi leur pohtique, constamment orientée dans
le sens de la paix, a si efficacement contribué à en assurer le bienfait
à l'Europe. Il serait très injuste de dire que d'autres nations et d'autres
gouvernemens n'y ont pas contribué, eux aussi, d'une manière très
efficace ; mais la Triple Entente ne s'est laissée dépasser par per-
sonne dans cette œuvre, dont le succès importait si fort au progrès de
la civiUsation, à la reprise des affaires qui ont beaucoup souffert des
REVUE. CHRONIQUE. • 239
contre-coups de la guerre et à la marche normale de l'humanité vers
un avenir meilleur.
Nos lecteurs savent déjà la perte qu'ils ont faite dans la personne
de M. Emile Ollivier, qui était un des plus anciens collaborateurs de
cette Revue et un de ceux qui l'honoraient davantage par l'éclat de
son talent, la générosité de son caractère et la dignité de sa vie.
M. Emile OlUvier a joué un rôle trop important et qui a été l'objet de
trop ardentes controverses pour que nous puissions, en quelques
lignes et à la fin d'une chronique, parler de lui comme il conviendrait.
Tout ce que nous pouvons dire aujourd'hui de l'homme politique est
qu'aucun n'a eu de meilleures intentions, n'a mis à leur service une
persévérance plus grande, une parole plus entraînante, un désintéres-
sement personnel plus absolu — et n'a été plus malheureux.
Un monde s'est écroulé sur lui pour l'écraser. On l'a rendu respon-
sable d'une guerre que rien ne pouvait empêcher parce qu'on la vou-
lait ailleurs, et qu'on nous y a délibérément provoqués. M. Emile
Ollivier a fait ce qu'il a pu pour ré\'iter, il n'y a pas réussi ; s'il y avait
réugsi un jour, le danger se serait présenté sous une autre forme le
lendemain ; le seul tort de M. Emile Ollivier, qui jugeait des autres
d'après lui-même, est de n'y avoir cru qu'à la dernière extrémité.
Le sort des armes s'étant prononcé contre nous, on a cherché un
homme sur qui rejeter tout le poids de l'événement ; il n'a pas été
diflicile de le trouver, il s'était offert lui-môme ; on la dénoncé à la
postérité en prenant soin par avance de dicter à celle-ci son jugement.
Mais M. OlUvier a vécu assez longtemps pour faire appel à son tour au
tribunal devant lequel il avait été cité ; il a introduit lui-même sa
cause devant l'histoire, et nos lecteurs ont connu au fur et à mesure
qu'il les produisait les explications qu'il lui a apportées. On peut
sans doute ne pas tout admettre de ce long et puissant plaidoyer, mais
comment n'être pas frappé de l'accent de probité morale qui lui
donne un caractère si saisissant ? L'homme apparaîtà traversées pages
éloquentes: comment ne pas reconnaître le souci de la vérité qui l'anime,
la droiture de ses sentimens, la haute portée d'un témoignage qui,
sur tant île points, éclaire l'histoire et qu'elle ne saurait plus néghger?
Quant au talent d'écrivain de M. Ollivier, succédant ou plutôt s'al-
liant à son talent oratoire, il allait grandissant d'année en année, de
volume en volume, d'épisode en épisode, presque de page en page, et
nous ne sachons rien déplus émouvant que ce dernier article, que nous
avons publié il y a quinze jours, où il parle des angoisses du maréchal
240 REVUE DES DEUX MONDES.
Mac Mahon, obligé, malgré lui, d'aller s'engloutir avec la dernière
armée de la France dans le gouffre de Sedan. Les fautes militaires qui
ont alors été commises, multipliées, accumulées, on a reproché quel-
quefois à M. Emile Ollivier de les avoir mises trop en relief : nous y trou-
vons au contraire , à travers la tristesse qui s'en dégage pour nous , quelque
chose de réconfortant, puisqu'il en ressort que nous n'étions pas vain-
cus d'avance, que, malgré tant d'erreurs, nous avons failli à diverses
reprises ramener la victoire à nos drapeaux et qu'il aurait fallu, tel ou
tel jour, peu de chose pour que les destins fussent changés. Et cela
n'est pas fait pour encourager nos adversaires d'alors à recommencer.
<}uantànous, nous avions une admirable armée en 1870 : ce qui lui
a manqué, à un degré à peine vraisemblable, c'est le commande-
ment. La leçon a été trop sévère pour que nous n'en profitions pas.
Mais nous nous laissons entraîner à parler de l'homme politique
dans M. Ollivier, alors que nous aurions voulu parler de l'homme seul.
Il était impossible de le connaître sans éprouver pour lui une sympa-
thie profonde. Il était simple et bon. Indifférent à beaucoup de choses
contingentes qui en retiennent tant d'autres dans des régions mé-
diocres, sa pensée s'élevait toujours très haut comme par son jet
naturel, celui de l'orateur peut-être, car personne ne l'a été plus que
lui. Son instruction était immense et portait sur les sujets les plus
divers. Les choses de l'art le passionnaient. Aucune conversation
n'était plus nourrie que la sienne. Quant à sa puissance de travail, on
a pu en mesurer ici lintensité : cependant on ne la connaîtrait pas
tout entière si on ne savait pas qu'il était devenu presque aveugle et
que, depuis plusieurs années, il en était réduit à dicter. Il a trouvé
heureusement dans son entourage immédiat des dévouemens incom-
parables et inlassables, qui lui ont permis d'aller jusqu'au bout sans
défaillance. Les mains pieuses qui lui ont fermé les yeux ont tenu
pour lui la plume tombée des siennes. Grâce à elles, il a échappé
aiïx prises les plus cruelles de la vieillesse et de l'infirmité. La mort
seule a pu l'abattre et elle l'a emporté d'un seul coup tout entier.
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.
(I ^
LA FAMILLE CORYSTON
(1)
TROISIEME PARTIE (2)
Vil
C'était une radieuse après-midi de juin; une légère brise
tempérait l'ardeur de la nouvelle saison.
Lord et lady Newbury se promenaient lentement dans le
jardin d'Hoddon Grey. La longue ligne de la maison basse
s'étendait derrière eux. L'habitation était attrayante et ancienne.
Son architecture n'avait rien de remarquable, à part son toit
élevé et pointu, couvert de mousse, orné d'une série de lucarnes
originales, son haut pignon, et sa coupole ajourée, qui, à l'autre
extrémité du bâtiment, signalait la chapelle. Evidemment, cette
vaste demeure avait été bâtie pour le confort, et non pour l'ap-
parat. Avec ses amples pelouses ondulées et son aspect vieillot,
le parc était le cadre le mieux approprié pour les deux prome-
neurs qui allaient et venaient, le long du boulingrin, devant la
façade.
Lord William Newbury, grand, mince, avait soixante-cinq
ans. Les yeux brun clair, rêveurs et [^bons, étaient ce qu'on
remarquait surtout dans son visage ; ses joues étaient plates et
m aigres: ses cheveux blancs, rejetés en arrière par le vent, —
car il se promenait tête nue, — dégageaient un front qui,
comme sa bouche fine, avait gardé une apparence de jeunesse
presque enfantine. De la douceur, ou plutôt une délicatesse
(1) Copyright by Mrs Humphry Ward, 1913.
(2.) Voyez la Revue des 13 août et 1" septembre.
TOME XVII. — 1913. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES .
maladive, telle était l'impression que l'aspect de lord William
eût donnée à tout étranger qui l'eût jugé à première vue ; mais
ce jugement eût été fort éloigné de la vérité. A côté de lui,
lady Newbury paraissait encore plus frêle et plus mince. C'était
une petite femme vive comme une souris. Habillée de vêtemens
gris de la forme la plus simple et la plus sobre, un grand cha-
peau de jardin protégeait son visage ratatiné, et le regard per-
çant de ses yeux noirs décelait cette force de caractère qui, tout
d'abord, semblait manquer à son mari. Mais lady William savait
se tenir à sa place. Elle était la plus docile et la plus soumise
des épouses. Au reste, s'il en eût été autrement, la vie n'eût
été ni heureuse ni même possible avec son mari.
Ils discutaient, non sans quelque animation, de la pro-
chaine arrivée des hôtes qu'ils attendaient pour le Week end:
— lady Coryston et Marcia, le nouveau doyen d'une cathédrale
voisine, un ancien ministre, et un professeur d'Oxford. Mais la
conversation, quelque tour qu'elle prit, revenait à Marcia; il
était évident qu'elle tenait le champ.
— N'est-il pas bien étrange que je la connaisse si peu ? disait
plaintivement lady William. J'espère que notre cher Edward ne
se sera pas trop hâté dans son choix. Quant à vous, William,
je ne crois pas que vous pourriez la reconnaître, si vous la
voyiez sans sa mère.
— Oh ! si; sa mère me l'a présentée à la réunion de l'arche-
vêque, et j'ai un peu causé avec elle. C'est une fort belle per-
sonne. Je me souviens qu'elle ne m'a entretenu que d'art dra-
matique.
— Elle parlait trop de théâtre, voulez-vous dire, et lady
William soupira. — C'est la mode parmi les jeunes gens. Le
bruit qu'on fait maintenant autour des acteurs et des actrices est
parfaitement ridicule.
— Elle était enthousiasmée de M'"^ Froment, si je me rap-
pelle bien, continua lord William en précisant ses souvenirs. Je
lui demandai si elle savait que cette M"'* Froment avait une his-
toire scandaleuse, et n'était pas une connaissance convenable
pour une jeune fille. A quoi elle ouvrit de grands yeux, comme
si j'avais énoncé quelque absurdité : u On ne s'occupe pas de
cela, — je vous assure, — mais de ce qu'elle peut /o^er, » me
répliqua-t-elle, indignée. Et c'était curieux, et même inquiétant,
de voir tant d'aplomb chez une si jeune fille.
LA FAMILLE CORYSTONv 243
— Eli bien! Edward changera tout cela! — La voix de lady
William respirait la confiance. — Il m'a assure qu'elle a
d'excellens principes... et une nature élevée,... quoiqu'elle n'ait
pas été cultivée. Il pense qu'elle se laissera volontiers guider
par celui qu'elle aimera.
— Je l'espère, pour le bonheur d'Edward, car il est fort
épris. Je veux croire qu'il ne s'est pas laissé entraîner par son
inclination. Tant de choses... dépendent de son mariage,... pour
nous tous!
Le front de lord William se contracta ; il s'arrêta un moment,
et considéra la maison. Hoddon Grey ne lui appartenait en
propre que depuis trois ans; mais, depuis son enfance, elle était
associée à toutes les images vénérées de ses souvenirs. Elle avait
été le douaire de sa mère devenue veuve; son frère, veuf aussi,
n'ayant qu'un enfant infirme, en avait hérité après la mort de
leur mère, et en avait été propriétaire près d'un quart de siècle.
Le père et le fils appartenaient tous deux à la secte la plus
sévère des anglo-catholiques ; mais leur tendre affection mutuelle
avait embelli l'austérité de leur vie retirée. Hoddon Grey avait
vu d'importantes assemblées d'affiliés laïques ou religieux du
parti puséyiste de l'Eglise anglaise. Pusey même avait prêché
dans la chapelle, et l'on eût pu voir, autrefois, se promener
sous les grands arbres, comme le faisaient lord et lady William
aujourd'hui, Liddon, — l'orateur et l'ascète, — au profil italien.
Manning, ombrageux et cérémonieux, n'y avait fait que de ra-
pides apparitions; le grand Newman lui-même, dans son
extrême vieillesse, s'y était arrêté, au cours d'un voyage, et avait
donné sa bénédiction cardinalice aux fils d'un de ses premiers
associés dans le iMouvement d'Oxford.
Chaque pierre de la maison, chaque allée du parc, étaient
sacrées aux yeux de lord William. Pour la plupart des hommes,
la maison qu'ils aiment est une représentation, de la dignité
ou de l'orgueil familial, ou le résultat d'aflaires fructueuses, et
le lieu où l'on a le plaisir de satisfaire des goûts personnels.
Mais, pour lord William, la maison d'Hoddon Grey restait
comme le symbole de la campagne spirituelle à laquelle ses
ancêtres, lui-même, et son fils, avaient pris part,... de la cam-
pagne éternelle et sans trêve, de l'Église contre le Monde, —
du Chrétien contre l'Incroyant..?;
... Sa femme interrompit sa rêverie.
244 REVUE DES DEUX MONDES.
— Avez-vous l'intention de parler de la lettre de lord
Coryston, William ?
— Gomment! A sa mère! s'écria lord William, étonné. Cer-
tainement non, Albinial
Et, se redressant, il ajouta :
— J'ai l'intention de n'en tenir aucun compte, en tout cas.
— Vous ne lui en avez pas même accusé réception? de-
manda-t-elle timidement.
— Si, par une seule ligne... à la troisième personne.
— Edward estime que lady Coryston agit de la façon la plus
insensée...
— Il a raison..., elle est insensée, s'écria vivement lord
William. Coryston a toutes les raisons de se plaindre d'elle .
— Elle a tort, à vos yeux ?
— Sans nul doute. Une femme n'a aucun droit d'agir ainsi ! . . .
quel que puisse être son fils. Car, une femme qui assume à elle
seule la gérance de propriétés, telles que celles des Coryston,
dépasse les limites des droits accordés à son sexe, réclame des
choses qu'une femme n'a pas le droit de réclamer, et, par là ,
commet un acte monstrueux et en dehors des lois naturelles !
Les maigres traits de lord William étaient animés par la
véhémence de ses sentimens. Sa femme ne pouvait s'empêcher
de penser : « Qu'eût-ce été si notre fils avait été infidèle, ou
agnostique ? »
Puis elle dit tout haut :
— N'êtes-vous pas d'avis qu'en poussant les choses si loin,
en agissant comme un radical et un révolutionnaire, il justifie
la conduite de sa mère?
— Pas du tout! Telle était la volonté de Dieu,... la croix
qu'elle avait à porter. Elle a la présomption d'intervenir dans
les desseins de la Providence... et fait le mal pour faire
triompher ce qu'elle croit bien. Une femme doit prendre les
hommes par la douceur,... non les meifer par la force. Si elle
a recours à la force, elle s'empare de ce qui ne lui appartient
pas,... de ce qui ne peut jamais lui appartenir.
L'homme religieux avait momentanément disparu, pour
faire place au champion indigné de la prérogative masculine et
des lois de l'héritage en Angleterre, consacrées par le temps.
Lady William acquiesçait en silence.
Elle aussi désapprouvait absolument la manière d'agir de
LA FAMILLE CORYSTON. " ^45
lady Goryston envers son fils aîné, quelque abominables que
fussent les opinions de celui-ci. Les femmes, comme les
minorite's, doivent tout endurer; et elle e'tait contente de
s'en rapporter sur ce point à l'opinion de son mari, qui trouvait
que ce n'était pas l'affaire des femmes de redresser ou de
contraindre leurs fils aines, dans leurs opinions politiques,
même si ces opinions sont des plus affligeantes pour elles.
— J'espère que lady Goryston ne m'en parlera pas, ajouta
lord ^^'illiam. Je ne suis pas habile à cacher mes opinions,
même par amour de la politesse. Je crois, du reste, que Goryston
a autant de torts qu'elle. Il est, de plus, fqu à lier! Un homme
sain d'esprit n'aurait jamais écrit la lettre que j'ai reçue la
semaine dernière.
— Croyez-vous qu'il mettra ses menaces à exécution ?
— Quoi?... de faire une souscription pour Mr et Mrs Betts,
et de les installer près d'ici? C'est possible. Nous n'y pouvons
rien. Nous ne devons agir que selon notre conscience.
A ce moment, nul n'aurait vu trace de douceur dans
l'expression du visage pâle et délicat de lord William. Chaque
mot coupait comme l'acier, dénotant une volonté indomptable.
Ils se promenèrent encore quelque temps, puis lady William
rentra, afin de s'assurer que les derniers préparatifs pour rece-
voir leurs hôtes étaient terminés. Dans un massif près de la
maison, elle cueillit un bouquet de roses hâtives. Elle visita les
chambres des invités qui donnaient sur le jardin, veillant à tout
d'un œil exercé. L'ameublement des pièces était désuet et simple.
On n'y avait presque rien changé, depuis que la mère de lord
William, en 1832, après son veuvage, était venue vivre à Hoddon
Grey. Tout embaumait la lavande et était d'une propreté méti-
culeuse. Les fenêtres 'grandes ouvertes laissaient pénétrer ;la
bri.se de juin, et la maison semblait remplie du roucoulement
des pigeons perchés dans les tilleuls; ce bruit même en faisait
mieux ressortir le calme et celui du jardin. A l'extrémité de la
façade sur le parc, lady William entra dans une pièce d'appa-
rence plus fraîche et plus nouvelle que le reste. Les murs étaient
blancs, des rideaux de cretonne claire, à boutons de roses,
garnissaient le lit et les fenêtres. Des tapis également clairs
devant la cheminée et la table de toilette donnaient une note
gaie, comme aussi le couvre-lit de mousseline blanche, doublé
de rose et garni de nœuds de rubans roses.
246 REVUE DES DEUX MONDES.
Lady William s'arrêta dans celte chambre et la contempla
avec un intense et secret plaisir. Elle avait été autorisée à la
remettre à neuf, l'été précédent, sur sa fortune personnelle,
sur laquelle elle n'avait jusqu'alors jamais signé un chèque;
et elle avait donné l'ordre d'y installer miss Coryston. Allant à
la coiffeuse, elle y prit un vase où la femme de chambre avait
mis trois branches d'azalées et les remplaça par les roses
qu'elle avait cueillies, et qu'elle arrangea avec soin de ses petites
mains ridées. C'était pour la jeune fille qu'Edward aimait... et
qui deviendrait probablement sa femme I... Et son cœur se
remplit de tendresse^
En quittant cette chambre, elle descendit rapidement un
escalier tout proche, et se trouva dans le vestibule de la cha-
pelle. Elle poussa la porte et entra. Elle fut comme enveloppée
par la richesse, les senteurs parfumées, et le recueillement du
lieu. S'agenouillant devant l'autel encore orné des fleurs de la
Pentecôte, et que surmontait un grand crucifix, elle pria pour
que son fils fût digne de recueillir un jour l'héritage de son
père, qu'il fût heureux par sa femme, et béni dans ^es
enfans...
*
* *
Une heure plus tard, — c'était l'heure du thé, — le salon et
les pelouses d'Hoddon Grey étaient animés par le bruit des
conversations. Lady Coryston, superbe dans sa haute taille et sa
robe noire à traîne, se promenait avec lordW illiam. Sir Wilfrid,
l'ancien ministre, sir Louis Ford, le doyen, et le chapelain de
la maison, causaient, en fumant autour de la table à thé aban-
donnée, tandis que lady William et le professeur d'Oxford, exa-
minant les plates-bandes, échangeaient des propos confidentiels
sur les Phloxs et les Delphiniums.
Et là-bas, sous l'avenue de tilleuls, à l'ombre de leurs pre-
mières feuilles pâles, deux jeunes gens allaient et venaient;
c'étaient Newbury et Marcia.
Sir Wilfrid s'abandonnait dans son fauteuil et regardait
autour de lui avec satisfaction.
— Hoddon Grey me rend vertueux ! Ce qui n'est pas
l'habituel effet des maisons de campagne.
— Jouissez-en, pendant qu'il en est encore temps ! dit, en
riant, sir Louis Ford, ■ — Glenwilliam les menace.-^
LA FAMILLE CORYSTOIS. 247
— Glen William! s'écria le doyen. Je viens de le rencontrer à
la gare, accompagné de sa belle et étrange fille. Que vient-il
donc faire ici ?
— Tramer quelque machination avec un de ses amis, son
<( fidèle Achate » qui habite près d'ici, répondit mélancolique-
ment M. Perry, le chapelain.
— Par des affiches que j'ai vues en traversant Martover
pour venir ici, dit sir Louis Ford, en baissant aussi la voix,
j'ai appris ce fait stupéfiant que Goryston — Cor ys ton! en per-
sonne, — allait présider un meeting où Glenwilliam parlera la
semaine prochaine.
Sir Wilfrid haussa les épaules et des yeux désignant la
majestueuse silhouette de lady Goryston, qui était à quelque
distance :
— Il vaut mieux n'en pas parler.
Un léger sourire s'esquissa sur les lèvres expressives du
doyen. G'était un nouveau venu et beaucoup plus Erastian (1)
que lord William ne l'eût souhaité. Il n'avait pas été invité
pour le plaisir qu'on attendait de sa visite, mais par tactique,
afin de tâcher de découvrir quel parti il suivrait dans la politique
du diocèse.
— On ne nous a jamais dit que les ennemis d'une femme
dussent être ceux de toute sa maisonnée, dit le doyen.
Le chapelain parut soucieux :
— Lord Goryston se fait des ennemis partout. On m'a parlé
dune lettre que lord William a reçue de lui, l'autre semaine,
et qui constitue un véritable outrage !
— Mais à quel propos? demanda sir Louis.
— Au sujet d'un divorce,... une affaire très pénible,... où
nous avons cru nécessaire de nous prononcer très nettement,
répondit le chapelain.
G'était un homme fortement taillé, maigre, aux cheveux
grisonnans et qui portait des lunettes. Il parla avec une énergie
qui parut étonner le doyen.
— En quoi cela regardait-il lord Goryston ?
— Je vous le demande?.. s Si ce n'est qu'il se fait un jeu
d'exciter les revendications de tous les mécontens.
— De qui s' agit-il?
(1) Erastian: qui veut souuiettre l'Église à l'État, ou en fair* un simple rouage
de l'État. Disciple de Thomas Erastus, physicien allemand.
248 REVUE DES DEUX MONDES.
Le chapelain conta toute l'histoire et le doyen questionna :
— Ils n'ont demandé à personne de les marier à l'église?
— Non, pas que je sache!
Le doyen n'ajouta pas un mot ; mais, renversé sur le dos de
son fauteuil, les mains derrière la tète, sa physionomie semblait
plutôt hostile que bienveillante.
*
Sous les tilleuls, la lumière dorée du soir augmentait
insensiblement le plaisir qu'avaient Marcia et Newbury à être
ensemble, car les rayons ensoleillés inondaient de leur gloire,
non seulement la terre et les cieux, les champs et les bois, mais
aussi les êtres humains. La nature semblait répondre à leurs
sentimens en répandant une bénédiction mystique sur leur
passage. Tous deux sentaient en eux une étrange émotion,
comme si toute cette splendeur dénotait l'approche d'un grand
événement. Pour la première fois, la volonté de Marcia était
indéterminée. Elle ne goûtait qu'à peine ce bonheur extatique :
il semblait qu'elle se rendît compte des orages latens et de
toutes les choses inconnues et menaçantes que le cours de la
vie pouvait lui réserver. Et, cependant, elle aimait; morale-
ment et physiquement, elle était émue par celui qui était auprès
d'elle, et, avec un certain abandon, elle reconnaissait en lui un
être infiniment plus fort et plus noble qu'elle; l'humilité et le
renoncement de la passion grandissaient en elle, comme monte
au printemps la sève dans de jeunes arbres, et ces sensations la
faisaient trembler.
Newbury aussi était pâle et silencieux; mais, lorsque ses
yeux rencontraient ceux de la jeune fille, ce qu'elle y découvrait
lui faisait détourner les siens.
— Venez voir les fleurs des bois, lui proposa-t-il doucement
et, lui montrant le chemin, ils furent bientôt hors de la vue des
observateurs du jardin; ils s'enfoncèrent dans le bois, qui le
continuait, grimpant, au milieu d'une mer d'hyacinthes sau-
vages, vers le sommet d'une colline.
Ils s'engagèrent dans un sentier moussu, qui montait vers le
ciei bleu. Ils étaient entourés de hêtres, dans une merveille de
verdure printanière, étincelante sous les rayons de soleil glis-
sant au travers du bois. L'air était embaumé. Le doux roucou-
LA FAMILLE CORYSTON. 249
lement des pigeons semblait être pour eux seuls un chœur
do créatures de la terre les conviant à la joie terrestre.
Inconsciemment, en arrivant au plus épais du bois, leurs pas
se ralentirent. Elle entendit murmurer son nom :
— Marcia!
Elle se retourna, subjuguée, et vit un regard de tendresse
passionnée.
— Ouil
Elle leva les yeux vers lui, dans tout l'éclat et l'épanouis-
sement de .sa beauté. Il l'entoura de ses bras, en disant très
bas :
— iMarcial Voulez-vous être à moi?... Voulez-vous devenir
ma femme?
Elle se pencha vers lui avec bonheur en cachant son visage,
non pas assez cependant pour ne pas sentir les lèvres qui se po-
saient sur les siennes. C'était donc cela l'amour?... la félicité
suprême de la vie?...
Ils demeurèrent ainsi quelque temps en silence. Puis, la
tenant toujours serrée contre lui, il l'entraîna à l'ombre des
branches, sous la voûte d'un hêtre géant, et tous deux s'assirent
sur un tronc d'arbre.
— Comment se peut-il que vous m'aimiez?... Et que vous
me laissiez vous aimer? dit-il avec une émotion passionnée...
Oh! Marcia, en sui.s-je digne et saurai-je faire votre bonheur?
— A moi de vous le demander ! — Les lèvres de Marcia trem-
blaientetses yeux étaient remplis de larmes : — Je suis loin d'être
aussi bonne que vous, Edward. Je crains de vous contrarier
bien souvent.
— Me contrarier! Et il rit à celte pensée. Qui donc pour-
rait jamais se fâcher contre vous, Marcia!... Chérie, moi aussi
j'ai besoin d'être aidé. Nous nous soutiendrons mutuellement...
afin de vivre comme nous le devons. Ne trouvez-vous pas que
Dieu est bon?... que la vie est belle?
Pour toute réponse, elle lui pressa la main. Elle vit pas-
ser une ombre de tristesse dans les yeux si expressifs et si
tendres qui la fixaient,... comme s'ils attendaient quelque chose
qu'elle ne pouvait leur donner pleinement. Une force intime la
poussait k s'expliquer, mais cette ombre légère se dissipa aussi-
tôt. EUeôta son chapeau et releva vers lui son beau front, en sou-
riant. Il l'attira de nouveau à lui, et, sous l'étreinte de son bras,
250 REVUE DES DEUX MONDES.
elle lui donna son cœur et son âme. Elle était maintenant la
jeune fille aimante et aimée.
— Votre père et votre mère approuvent-ils vraiment?
demanda-t-elle en se dégageant, et en portant les mains à ses
joues brûlantes, puis en essayant de remettre un peu d'ordre
dans sa coiffure.
— Allons le leur demander I s'écria-t-il joyeusement en se
levant.
Elle le regarda, et, pensive :
— Ils m'eff'raient un peu, Edward. Il faut leur dire de ne
pas trop attendre de moi,... et que je ne pourrai pas changer.
— Chérie! que pourraient-ils désirer d'autre pour vous,..^
ou pour moi
Il avait paru surpris, — peut-être même un peu blessé, —
par ces mots; et il ajouta, rougissant soudain :
— Naturellement, je me doute de ce que Goryston vous dira
de nous. Il nous considère tous comme des hypocrites ou des
tyrans. Eh bien! vous jugerez. Je n'ai pas à défendre mon père
et ma mère. Vous les connaîtrez bientôt. Vous verrez ce qu'est
leur vie!
Il parlait avec émotion et dignité. Elle mit la main dans la
sienne, en répondant :
— Vous écrirez à Corry,... n'est-ce pas? Il nous tourmente
de toutes les manières!... et, cependant...
Ses yeux se remplirent de larmes.
— Vous l'aimez! dit-il avec douceur. C'en est assez pour
moi!
— Même s'il est désagréable et violent? implora-t-elle.
— Croyez-vous que je ne puisse pas me dominer, lorsqu'il
s'agit de votre frère? Fiez-vous à moi.
Il enveloppa étroitement ses mains dans ses doigts robustes.
Et, tandis qu'elle avançait dans la verdure nouvelle, elle lui parut,
dans sa robe blanche, une vision délicieuse, avec la sombre
masse de ses cheveux et toute sa grâce élégante éclairée par ce
soleil du soir. Ces momens-là, il le savait, sont uniques dans la
vie d'un homme; aussi essayait-il de les prolonger et d'en jouir,
souffrant cependant, comme tous ceux qui aiment, de l'imper-
fection, en de tels instans, et du peu de profondeur des senti-
mens humains. .-;;;
Ils prirent pour revenir un chemin détourné et plus long que
LA FAMILLE CORYSTON. 251
celui qui les avait conduits dans le bois. A un certain endroit,
ils traversèrent une clairière d'oii la vue s'étendait au loin sur le
terrain onduleux, parsemé çà et là de collages. On apercevait
une maison d'aspect riant, aux murs très blancs, se dressant en
évidence parmi des taillis, au delà de deux champs. Le jardin
était clos d'une palissade basse, et l'on distinguait une femme
qui s'y promenait. Marcia s'arrêta pour regarder.
— Quel charmant endroit 1 Qui donc y habite?
Les yeux de Newbury suivirent les siens. Il hésita un mo-
ment et dit :
— C'est la Ferme modèle,
— Celle de Mr Betts?
— Oui... Pouvez -vous passer cette barrière?
Marcia la franchit, dédaignant son aide. Mais ses pensées
étaient encore tout occupées de la personne qu'elle avait aper-
çue : Mrs Betts sans doute, l'objet de tous les ennuis et les ba-
vardages du voisinage, comme aussi de la lettre insolente écrite
par Corry à lord William ?
— Je crois devoir vous avertir, — dit-elle, assez perplexe en
s'arrètant, — que Corry viendra sûrement me parler de cette
affaire. Je ne saurais l'en empêcher.
— Ne pourriez-vous le décider à venir me trouver ? C'est une
histoire que vous n'avez pas besoin d'entendre.
Il parlait avec gravité.
— J'ai peur que Corry n'y voie qu'une défaite... Il me
semble... qu'il vaudrait mieux que je m'en explique moi-même
avec lui. Je me souviens de tout ce que vous m'avez dit!
— J'aurais désiré vous l'épargner, répondit-il troublé, mais
non sans une certaine rudesse qui la frappa. Il changea immé-
diatement la conversation et ils traversèrent rapidement le
jardin.
Lady William s'aperçut, la première, de leur retour, la main
dans la main. Elle quitta sir Wilfrid Bury avec lequel elle causait
sous les tilleuls, et, soudain, très agitée, elle se hâta de rejoindre
son mari sur la pelouse.
Le doyen et sir Louis Ford avaient discuté, tout en fumant,
l'opportunité du suffrage pour les femmes, et sir Louis, qui en
était un rigoureux adversaire, venait de répondre par ces mots
au doyen, qui plaidait en faveur des femmes et exprimait l'espér
rance qu'il avait de voir accorder plus de pouvoir au sexe faible l
252
REVUE DES DEUX MONDES.
— Oh! sans doute, entre le liarem et le Woolsack (1) il sera
nécessaire de leur tracer la voie à suivre, — lorsque tous deux
aperçurent les jeunes gens qui s'avançaient.
Le doyen parut étonné. Un gai et bienveillant sourire se
dessina sur ses joues rondes et sa bouche en forme de bouton.
— En ont-ils trouvé une?... On le croirait? dit-il tout bas.
— Hein!... Quoi? Et sir Louis, le plus curieux des vieux
bavards, ajiista vivement son monocle. — Est-ce qu'il y a quel-
que chose?
• *•
Cinq personnes étaient réunies dans la Bibliothèque, où
Marcia était assise auprès de lady William, qui tenait sa main
dans les siennes. Chacun, sauf lady Coryston, éprouvait une
impression de joie.
Lord William lui-même, qui n'était pas sans avoir quelques
doutes et quelques scrupules, était profondément remué et sen-
tait les larmes lui venir aux yeux, en teî'minant, selon la vieille
coutume, son discours de bienvenue et de bénédiction à la
fiancée de son fils. Lady" Coryston gardait la plus ferme conte-
nance. Elle avait embrassé sa fille et accordé son consentement,
sans la plus légère hésitation, et laissé entendre à Newbury et
à son père que la dot de Marcia serait digne de leurs deux
familles. Mais l'événement du jour avait déjà fait place au brû-
lant désir qu'elle avait d'entretenir sir Louis Ford avant le
diner, et d'apprendre de lui les dernières et les plus confiden-
tielles informations qu'un membre de l'opposition peut fournir
sur la date probable des prochaines élections générales. Les
fiançailles de Marcia étaient absolument délicieuses, et tout
marchait à souhait;... exactement comme elle s'y attendait...
On aurait bien le temps d'y penser au retour d'Hoddon Grey,
tandis que sir Louis était un oiseau rare, difficile à attraper.
— Ma chère, dit lord William à l'oreille de sa femme, il
faut prévenir Perry de tout cela, afin qu'il en dise quelques
mots, ce soir, au Service.
Elle fit un signe d'assentiment, mais Newbury, qui était de-
bout près d'eux et avait saisi le bref dialogue, regarda son père
d'un air de doute en disant :
(1) << Sac de laine, » appellation familière du fauteuil présidentiel à la Chambre
ES Lords.
LA FAMILLE CORYSTON. 253
— Y tenez-vous, mon père ?
— Certainement, mon cher fils... certainement !
Ni Marcia ni sa mère n'avaient entendu, au milieu du bruit
des rires et des congratulations qui remplissait la pièce à l'an*-
nonce de la grande nouvelle. Newbury, qui s'était approché de sa
fiancée, ne trouva pas le moyen d'échanger avec elle quelques
mots en particulier.
Le doyen, qui avait félicité la jeune fille, tout en regardant
des livres, l'examinait attentivement de temps en temps, et
pensait: « Elle semble avoir du caractère. S'accoutumera-t-elle
à cette vie moyen-àgeuse ? Que feront-ils d'elle ? »
Sir Louis, à peine ses complimens et ses vœux exprimés aux
fiancés, avait été accaparé par lady Coryston. Lord William
avait disparu.
Soudain, au milieu des rires et des conversations, un son
de cloche retentit. Lady William se leva vivement. Est-il pos-
sible? c'est déjà l'heure d'aller à la chapelle. Lady Coryston, vou-
lez-vous venir?
La mère de Marcia se leva de mauvaise grâce.
— Qu'allons-nous donc faire ? demanda le doyen àNewbury.
— Nous avons les chants du soir... à sept heures à la cha-
pelle. Mon père a établi cette coutume, il y a quelques années.
C'est plus commode pour réunir tout le monde que la prière
après le diner, répondit Newbury d'un ton simple et assuré,
l'uis il se tourna d'un air radieux vers Marcia, qui le suivait,
fort étonnée, et, lui prenant la main, il la mena par le grand
corridor à la chapelle.
— C'est plutôt bizarre, n'est-ce pas? confia sir Louis Ford à
lady Coryston, en suivant. Une gaité contenue se lisait sur sa
jihysionomie, car, s'il y avait un agnostique dans le royaume,
c'était bien lui ; mais, contrairement à la femme à côté de la-
quelle il se trouvait, il prenait toujours un intérêt de philo-
sophe aux coutumes religieuses de ses voisins.
— Tout ce qu'il y a de plus bizarre ! fut l'énergique ré-
ponse. Mais il n'y avait rien a faire, et lady Coryston suivit
bon gré mal gré.
Marcia n'était occupée que de Newbury... Au moment où il
passait le seuil de la chapelle, elle vit son visage se transfigurer.
Une « pensée » mystique l'enleva complètement à la terre,
l'enveloppa tout entier comme un nuage ensoleillé interposé
254 REVUE DES DEUX MONDES.
entre elle et lui. Et, soudain, elle se sentit oubliée... presque
éloignée de lui.
Mais elle continua de le suivre, et, maintenant, ils étaient
agenouillés tous deux aux pieds d'un grand crucifix de l'art pri-
mitif italien. Dans ce crépuscule de juin, les lampes de la chapell e
étincelaient et, de toutes parts, s'élevait le murmure des voix
répétant le Confiteor. Marcia se rendait compte qu'il y avait
beaucoup de domestiques et de nombreux assistans dans la cha-
pelle, elle apercevait la silhouette militaire de lord William
agenouillé, lady William auprès de lui. La chapelle couverte
de peintures et de mosaïques lui parut grande et splendide.Elle
fut frappée du contraste de cette magnificence avec la simplicité
de la maison.
« Qu'est-ce que tout cela signifie ? semblait-elle se de-
mander. Qu'est-ce que ce sera pour moz ? Pourrai-je y prendre
part ? »
Qu'étaient devenus son antagonisme et ces révoltes qu'elle
avait exprimés à « Waggin ? » Ils ne l'avaient nullement
protégée contre l'ascendant croissant de Newbury! Elle était
étonnée de s'être ainsi laissé fléchir I En si peu de temps, elle
avait laissé Newbury prendre une telle influence sur sa vo-
lonté, que les premières terreurs éveillées en elle par l'entou-
rage et les traditions du jeune homme s'étaient évanouies I
Mais, maintenant, voici que, de nouveau, elle ressentait cette
crainte plus fortement que jamais, — cette sorte de terreur gla-
ciale, indéfinissable, — envahissant sa joie et son amour.
Pour chercher quelque réconfort, elle leva les yeux vers
Newbury; mais il lui parut qu'elle était oubliée. Le regard fixé
sur l'autel, il était tout absorbé.
Soudain,... dans son trouble,... elle entendit son nom! Au
milieu des actions de grâces, au moment où ont lieu les re-
commandations particulières, le chapelain s'arrêta un instant,
puis, d'une voix désagréablement hésitante, il rendit grâces,
« pour les heureuses fiançailles d'Edward Newbury et de Marcia
Goryston. »
Un frémissement de surprise parcourut la chapelle ; mais,
bientôt, tout rentra dans le silence le plus impressionnant.
Marcia courba la tête, comme les autres. Elle sentait ses joues
en feu, mais son émotion n'était pas due tout entière à la timi-
dité naturelle à une jeune fille ; les yeux de toutes ces figures
LA FAMILLE GORYSTON. 25î)
agcncHiillëes lui semblaient fixés sur elle, et la gênaient. « On
aurait ilù me prévenir, » pensait-elle, mécontente, « on aurait
dû me consulter ! »
Aussi, lorsque, quittant la chapelle, Newbury, pâle et sou-
riant, se pencha tendrement vers elle, en lui disant:
— Chérie ! Vous n'êtes pas contrariée ?...-
Elle retira vivement samain-^^des siennes.
— On dine à huit heures, n'est-ce pas? Je;jn'ai que le temps
d'aller m'habiller.
Et elle s'éloigna promptement, sans attendre qu'il la guidât
dans cette maison qu'elle ne connaissait pas. En toute hâte,
elle se précipita dans l'escalier et trouva sa chambre. La vue de
sa femme de chambre qui allait et venait, des lumières sur la
coiiïeuse, des roses, et de sa robe étendue sur le lit, calma son
énervement. Les couleurs lui revinrent aux joues, et elle se mit
à bavarder sur tout et rien, riant à la moindre plaisanterie, en
même temps qu'elle avait envie de pleurer. Sa femme de
chambre l'habilla d'une robe rose pâle, et, quand la dernière
agrafe fut attachée, le dernier ruban posé, elle ne lui cacha pas
qu'elle n'avait jamais été plus jolie.
— Mademoiselle ne met-elle pas ses roses ?
Et elle désignait les fleurs que lady William avait cueillies.
Marcia les épingla à sa ceinture et s'arrêta un moment
devant la glace. Un sentiment plus profond que la vanité de la
jeune fille l'agitait en cet instant ! Elle semblait passer en revue
les armes dont elle disposait contre une force hostile et se
demander :
« Qui de nous l'emportera? Peut-être pas moi ! »
***
Dès son entrée dans le salon, assez tard pour y trouver tous
les hùtes réunis, l'accès d'humeur de Marcia tomba, tant on lui
montra de réelle bonté, d'amabilité et de bienveillance. Lord
\\ illiam en habit, une fleur à la boutonnière, était res-plendis-
sant. Lady William avait revêtu sa plus belle robe et s'était
parée de quelques bijoux de famille qu'elle ne portait jamais
que dans les grandes occasions. Les regards aiïectueux qui
accueillirent Marcia, lorsqu'elle parut, la firent rougir de nou-
veau, chassèrent les chimères qui l'avaient hantée; elle eut
256 REVUE DES DEUX MONDES.
honte de son effroi. Lord William lui offrit le bras , et on la
traita comme une reine.
La table dressée dans la longue salle à manger basse était
ornée de fleurs et de vieilles pièces d'argenterie de famille, que
le maître d'hôtel à cheveux blancs avait sorties en hâte pour la
circonstance. A côté de l'assiette de Marcia, l'ancien jardinier-
chef, aussi âgé, avait placé un bouquet de muguet, noué d'un
nœud d'amour, q.u'il avait été cueillir entre la sortie de la cha-
pelle et l'heure du diner. En face d'elle l'homme qu'elle allait
épouser s'efforçait de dissimuler sa joie et l'embarras que lui
donnait son rôle de fiancé, en parlant politique à sir Louis Ford,
ou musique d'église au doyen. Cependant, quoi qu'il fit, son
bonheur était si visible que l'émotion gagnait son père et sa
mère lorsqu'ils le regardaient... Elle leur faisait revivre leur
propre jeunesse, et la conversation, parfois, s'en trouvait ralentie.
Après le diner, sir Wilfrid Bury découvrit, dans un coin
sombre, lady Goryston, plongée dans la lecture des journaux
du soir qu'on venait d'apporter. Il s'assit à côté d'elle.
. — Eh bien!... Qu'en pensez-vous?
— Quel dommage que le duel n'existe plus ! dit-elle, en levant
sur lui un regard enflammé.
— Grand Dieu! Pourquoi, et contre qui? Est-ce que vous
voulez tuer votre futur gendre, parce qu'il vous enlève votre
fille?
— Qui?... Marcia?... Quelle absurdité! s'écria lady Goryston,
impatientée... Je vous parle du dernier discours de Glenwil-
liam contre nous, les landlords. Si le duel existait encore, il ne
l'eût jamais fait, ou, dans les vingt-quatre heures, il eût cessé de
vivre !
— Au diable Glenwilliam !... Et le ton de sir Wilfrid était
très brusque. Je veux vous parler de Marcia !...
— Qu'est-ce qui ne va pas pour Marcia? Je ne vois pas,
vraiment, de quoi nous pourrions parler !
— Ge qui ne va pas !... 0 femme dénaturée !... Mais, je vou-
drais simplement savoir quels sont vos sentimensl Le jeune
homme vous plait-il ? Vous paraît-il digne d'elle ?
— Gertainement, il me plaît. Il a beaucoup de choses pour
lui. J'espère qu'il saura bien la diriger... Mais, si vous tenez à
savoir ce que je pense de la famille, — ajouta-t-elle en baissant
la voix, — leurs vertus, sans doute, sont légion ; mais l'atmo-
LA FAMILLE CORYSTON. ' 257
sphère de cette maison m'étouffe positivement. On le sent dès le
seuil de la porte. C'est une atmosphère de pure tyrannie! Quelle
idée de nous traîner tous comme cela à la chapelle ?
— Tyrannie! Vous, vous appelez cela de la tyrannie! répéta
sir Wilfrid prodigieusement amusé.
— Certainement I s'écria lady Coryston sèchement. De quel
autre nom le qualifier? On ne s'appartient plus, ma parole !
Sir Wilfrid s'assit sur un sofa à côté d'elle et s'ingénia à la
faire parler. Satan réprouvant le péché était un spectacle dont
il n'était jamais las, et la situation lui paraissait d'autant plus
comique, qu'il avait passé sa matinée, — sans aucun résultat du
reste, — à discuter avec elle sur la façon dont elle traitait son
fils aine.
VIII
Tandis qu'Hoddon Grey était témoin de ces événemens,
Reginald Lester passa son dimanche dans la solitude, jusqu'à
l'arrivée des visiteurs dans l'après-midi. Les domestiques
exceptés, il restait le seul habitant du classique édifice. Il pouvait
y errer à son gré, libre d'examiner à loisir les peintures et les
gravures, et l'immense collection d'anciennes porcelaines de
Chine, dans les salies du rez-de-chaussée où personne autre
que lui n'entrait jamais ; de fouiller dans les archives, de
contempler l'étrange et horrible collection de masques de
morts, faite par le grand-père de Coryston, exposée dans une
annexe de la Bibliothèque; tout ceci lui était une source iné-
puisable de distraction. Il était né studieux. Chez lui, les
instincts de l'archéologue devaient bientôt l'emporter sur son
goût, alors dominant, pour la littérature et la poésie ; et, ce
dimanche-là, mettant de côté son Catalogue, il prenait pos-
session, sans partage, d'un château historique qui représentait
à ses yeux un terrain de ^^ chasse propice à ses infatigables
explorations.
Mais, le dimanche aussi, il consacrait quelques instans à
rédiger le Journal de la semaine écoulée. Il avait commencé à
l'écrire avec l'idée de s'y exercer à un style plus littéraire que
celui qui suffisait à ses recherches quotidiennes, avec l'ambition
d'être un autre Stevenson. Pourquoi ne deviendrait-il pas un
écrivain comme les autres?
TOME XVII. — 1913. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais la critique des livres, les souvenirs de conversations
politiques ou littéraires dont le lourd cahier avait d'abord été
rempli, avaient, peu à peu, fait place à quelque chose de très
différent, qu'il était plus que jamais nécessaire de mettre sous
clé. Ceci, par exemple :
(( Que va-t-il arriver, ou [plutôt que s'est-il déjà passé, hier
ou aujourd'hui à Hoddon Grey ? C'est bien facile à deviner.
Newbury a dû gagner du terrain, surtout depuis qu'il peut la
voir loin des distractions de Londres. Il a pu faire montre de
ce qu'il a d'original dans son caractère sans avoir à lutter contre
d'autres influences. Et pourtant... je me demande s'il gagnera
à ce qu'elle connaisse de très près son foyer. Elle ne supportera
jamais de telles habitudes pour elle-même, car, au fond, elle
est païenne, — avec les splendides vertus païennes d'honneur,
de grandeur, de loyauté, de pitié, — mais elle est incapable, par
tempérament, d'éprouver ce genre d'émotions spéciales qui
sont la vie même de Hoddon Grey. L'humilité est un mot ou une
vertu dont elle ne fait pas usage, et je suis certain qu'elle n'a
jamais ressenti de contrition pour a ses péchés, » dans le sens
religieux du mot, quoique souvent il me semble que sa chère
âme flotte d'heure en heure entre les deux pôles de l'impulsion
et du remords. Elle souhaite passionnément une chose, et fait
tout pour l'obtenir, et, quand elle l'a obtenue, elle se consume
d ans la crainte d'avoir froissé quelqu'un ou de lui avoir fait
tort.
... (( Depuis quelque temps, elle vient ici, dans la Bibliothèque,
— beaucoup plus fréquemment. — Je suis certain qu'elle sait
combien je prends part à ce qui la touche. Quelquefois même,
est-il trop présomptueux de croire qu'elle désire que je la com-
prenne et que je l'approuve?
... « Gela n'a fait qu'augmenter... N... ne paraît pas se douter
des périls de la situation. Jusqu'à un certain point, le côté
ascétique de son caractère et de sa philosophie sera la flamme
qui attire le papillon. Les femmes qui ont une inflexible volonté
sont captivées par l'austérité et la force de l'ascétisme chez les
hommes. L'histoire de toutes les crises religieuses le prouve.
Dans les temps modernes, on voit les torrens de l'opinion se
soulever de façon inquiétante contre des hommes tels que
Newbury, ses traditions et son idéal. Il semble que Marcia soit
entraînée dans un courant semblable ; elle ne s'aperçoit peut-
LA FAMILLE CORYSTON. 259
être même pas de ce mouvement qui l'agite, mais les « bruit^
et les senteurs de la mer infinie (1) » de la libre pensée, de la
philosophie expérimentale, exercent sur elle leur action, et
jamais ces influences n'auront de prise sur Newbury.
... (( Coryston fera de grands efforts pour rompre les fian-
çailles,... si fiançailles il y a; cela, j'en suis sûr. Il s'y croit auto-
risé, parce qu'il pense qu'elle s'engage dans un genre de vie
anti-naturel et anti-social; et il se servira du pénible incident
de Betts pour peser sur sa pensée. Y réussira-t-il ? Est-il plus
tolérant que sa mère? Et la tolérance, en pratique, peut-elle
être autre qu'approximative? « Quand je parle de tolérance, je
n'entends pas dire que j'admets la religion romaine (2), » dit
Milton. Lady Coryston ne peut tolérer son fils, qui ne peut tolé-
rer Newbury. Cependant, tous trois sont appelés à vivre ensemble
et font partie du même monde.
... (( Est-ce que cela ne jette pas quelque lumière sur le
rôle idéal qui doit être celui des femmes? Pas de vote, pour
elles, pas de participation immédiate à la lutte,... mais à elles
de créer l'atmosphère spirituelle, dans laquelle la nation pourra
accomplir au mieux sa destinée, et s'y trouvera amenée simple-
ment, par des moyens naturels, comme une plante fleurit dans
un climat favorable;... n'est-ce pas là ce qu'elles doivent faire
pour nous? — au lieu d'exhumer tous ces moyens désuets
et décevans de la machinerie politique abandonnés par les
hommes? Lady Coryston réclame pour toutes les femmes de
sa sorte le droit de voter, mais elle cherche le moyen de
l'obtenir pour elle-même, sans l'accorder à ses adversaires.
... « J'ai fait à peu près la moitié de mon Catalogue, et, ce
malin, j'ai écrit quelques lettres en Allemagne au sujet de
travaux à entreprendre, l'hiver prochain, dans une Université;
un important ouvrage sur la Grandeur et la décadence du Duché
de Bourgogne m'en donne l'idée, et, déjà, je caresse ce projet.
Lady Coryston m'a bien payé cette besogne ; et me voilà pendant
un an à même de faire ce qui me plaira, et de donner à mère et
à Janie un peu de plaisir et de superflu. Et, qui sait si je n'arri-
verai pas à faire ma carrière de ce que j'aime le plus ? Si je
pouvais seulement ecr/re/ On attend encore un historien sachant
écrire.
(1 ■< Murinurs and scenls » from « infinité sea. »
(2) « When 1 speak of loleration, I mean nol (o tolerate Popery. >/
260 REVUE DES DEUX MONDES.
... « Mais je puis toujours me féliciter de cette anne'e passe'e
chez les Coryston. Combien de temps cette riche et oisive aris-
tocratie subsistera-t-elle parmi nous avec son pouvoir et ses
privilèges? Elle entre visiblement dans une période de transfor-
mation et de déclin, quoique, dans un pays comme l'Angleterre,
cette transformation doive être très lente. Personnellement, je
préfère de beaucoup l'ancienne caste aristocratique à l'élite
même du monde du commerce et de l'industrie. L'aristocratie
recèle en elle-même des élémens généreux et rares qu'une crise
fait surgir,... comme dans la guerre des Boers; et le simple culte
de la famille et de l'hérédité est de grande importance dans un
monde qui renonce à toutes ses croyances.
... «La mère et la fille, ici, sont un frappant exemple de ce
que nous promet l'avenir. Lady Coryston est l'incarnation
même du tyrannus. Elle n'a aucun doute sur son droit d'im-
poser sa loi; et elle l'impose de tout son pouvoir. En même
temps, elle reconnaît que le peuple a le dernier mot et elle a
recours, pour gouverner, au vieux jeu de bascule, qui va de la
menace à la flatterie. Le vieux pasteur, ici, m'a conté sur elle
d'étonnantes histoires, — comment elle mit sa propre sœur à la
porte et ne lui parla plus jamais, parce que celle-ci avait épousé
un homme qui avait (( retourné sa veste «du côté libéral et que
sa femme l'a approuvé; quel était l'effroi de feu lord Coryston
lorsqu'il arrivait, par hasard, qu'il osât, en politique, différer
d'opinion avec elle, et comment une sorte de neutralité armée
était tout ce qu'on avait pu espérer entre elle et son fils aine,
dans les temps les meilleurs.
... « Les pauvres gens ici, — ou la plupart d'entre eux, — la
considèrent avec une sorte de respect. Ils l'acceptent comme
l'inévitable..., comme l'impôt,... comme la violence du vent
d'Est. Et, quand elle leur fait don de charbon et de couver-
tures et bâtit des salles d'asile, ils pensent que ça pourrait
aller moins bien. Je ne sache pas que Coryston soit plus appré-
cié parmi eux. Ils jugent sa conduite envers sa mère inconve-
nante; et, s'ils étaient à sa place, ils dépouilleraient lady Corys-
ton sans sourciller. En même temps, la nouvelle génération qui
pousse dans les villages et dans les fermes, — pas en assez
grand nombre encore, — se prépare h donner du souci à lady
Coryston. Coryston les intrigue et les excite; mais, eux aussi, ils
se défient de lui, ne pouvant comprendre quel intérêt le fait agir.
LA FAMILLE CORYSTON. 2GI
...<( Et... Marcia? — car, dans ce cahier, ce livre à serrure,
ne pui.s-je pas l'appeler par son nom? — eh bien ! elle n'est cer-
tainement pas prophète en ce pays. Elle ne s'astreint pas à des
devoirs réguliers envers les pauvres, comme l'ont probable-
ment toujours fait les femmes de sa famille. Elle n'est pas à
l'aise avec eux, et ne les met pas à l'aise. Quand elle veut se
montrer aimable pour eux, elle est comme un navire en butte à
des vents contraires, et elle est contente de rentrer au port. Et,
pourtant, lorsqu'elle est touchée... quand elle éprouve une
émotion, l'étrange indécision de sa nature se transforme en un
irrésistible élan... Il y avait, dans ce village, une fille à demi
idiote, séquestrée par une misérable vieille tante qui la maltrai-
tait. Miss Goryston en fut informée par sa femme de chambre.
Elle se rendit à la chaumière pour sermonner la tante, et
ramena elle-même la nièce dans son poney-cart. Il eût été inté-
ressant d'assister à la scène qui se déroula, dans le jardin de la
chaumière ; d'une part, Marcia, très émue, mais gardant tout son
sang-froid,... entraînant la malheureuse créature, hébétée... ; de
l'autre, la vieille mégère..., la suivant en l'accablant d'injures...
Il y a aussi un vieillard, un vieillard tout décrépit, un ancien
cantonnier, qui perdit la vue dans un accident de chasse. Elle a
plaisir à entendre ses histoires sentant le terroir. Elle n'oublie
jamais son cadeau de Ghristmas, ni son jour de naissance, et
descend souvent de voiture pour prendre le thé avec lui et sa
vieille femme. Mais, simplement, parce que ça l'amuse, comme
elle ferait une visite dans le monde élégant, et ils le com-
prennent et en sont ilattés. Il est aisé de voir combien elle
approuve peu les principes qui dirigent la vie de sa mère; elle
se refuse à les adopter..., mais elle ne sait que mettre à leur
place. Goryston n'est-il pas de même?
... « Mais, actuellement, le personnage tragique..., ou celui
qui menace de devenir tragique dans cette galère familiale, c'est
certainement A... Je connais, à cause de notre vieille camaraderie
de Cambridge, et sans l'avoir souhaité le moins du monde, une
bonne partie de l'aventure où il s'est empêtré, et il est bien cer-
tain que l'orage menace chaque jour d'éclater. Sa lettre d'hier
établit qu'il se montre pressant et que la dame le fait languir et
qu'elle attend, pour prendre elle-même une décision, de savoir
ce que fera lady Goryston, quand elle sera mise au courant. Je
ne puis croire un instant qu'elle épousera un A... sans le sou.
262 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle est fort recherchée e^j m'a-t-on dit,... plusieurs proposi-
tions... »
Ah!...
Le Journal fut brusquement interrompu et mis à l'abri. Son
auteur, assis près d'une fenêtre de la Bibliothèque, avait entendu
le bruit d'un automobile dans la première cour du château.
C'était Arthur Goryston, qui arrivait. En apercevant Lester à la
fenêtre, il lui fit un signe de main, et se dirigea vers la Biblio-
thèque.
Lorsqu'il entra, Lester fut désagréablement frappé de son
aspect. C'était celui d'un homme qui n'a pas dormi et a bu sans
modération. Ses vêtemens étaient en désordre. Ses yeux hagards
et tous les défauts de son visage étaient rendus plus apparens
par ce manque de tenue et de dignité. Il se laissa tomber d'un
air maussade dans un fauteuil, près de Lester.
— On me dit que mère et Marciasont absentes?
— Elles sont allées à Hoddon Grey passer le dimanche, ne
le saviez-vous pas ?
— Oh si ! Je crois que mère m'a écrit quelque chose comme
çia, répondit Arthur avec impatience; mais j'avais bien d'autres
choses en tête I
Lester l'examinait en silence. Arthur se leva brusquement
et, les mains dans les poches, se mit à arpenter la pièce avec
fureur.
La décoration fleurie des murs et du plafond qui datait de
l'époque des George, et les bustes des placides ge7itlemen, aux
perruques bouclées, qui étaient placés entre les glaces, avaient
un air de repos fastueux à côté de ce jeune homme hors de
lui. Enfin la promenade cessa brusquement.
— Voilà le dernier coup, Lester I Savez-vousce que ma mère
veut m'obliger à faire? 11 y aura un meeting tory, ici, dans
quinze jours... elle a tout arrangé... sans me demander si ça
me convient! sans m'en dire un mot! Et je dois parler et vili-
pender Glenwilliam 1 J'ai reçu sa lettre ce matin, elle ne me
permet pas de donner mon avis ! Elle ne me consulte en rien !
Je parie qu'elle a déjà fait imprimer les affiches.
— C'est certainement pour répondre au meeting de Martover ?
— Au diable Martover et son meeting ! Et quel bon goût!...
Deux frères <( s'engueulant, » presque dans la même paroisse.
Je déclare que les femmes manquent de tact,... elles n'en ont
LA FAMILLE CORYSTON. 263
pas pour un sou! Mais je n'en ferai rien, et, pour une fois, mère
devra céder.
Il s'assit de nouveau, accepta distraitement la cigarette que
lui oflrait Lester dans l'espoir de le calmer, car son état d'agi-
talion faisait pitié à l'ami qui se rappelait, en avril précédent,
le jeune orateur satisfait.de lui-même, le législateur « en herbe»
de la Chambre des Communes.
— Vous craignez de ne pas réussir?
Si j'attaque son père, comme mère l'entend, dit le jeune
homme avec emphase en relevant la tète, Enid Glenwilliam ne
m'adressera plus la parole de sa vie, j'en suis bien sur I
— Elle doit être trop intelligente, dit Lester, pour ne pas
faire une distinction entre l'homme politique et l'ami intime.
Arthur reprit, découragé :
— Les autres gens le peuvent, mais elle ne le fait pas. Si je
vais de l'avant en public, et que je traite Glenwilliam de voleur,
de bandit, — et qu'est-ce que je pourrais dire d'autre ? — avec
mère derrière mon dos? — c'est fini de tous mes projets pour
tout de bon. Elle est fanatique de son père. Elle m'a déjà secoué
une ou deux fois à propos de lui. Et je trouve cela très beau,
Lester! Ma parole !.. . C'est très beau !
La physionomie d'Arthur exprimait une réelle admiration.
— Je le crois; elles sont toutes deux très intéressantes...
Mais je vous avoue que je pense surtout à lady Coryston. Quelle
explication allez-vous lui donner? Allez-vous lui faire votre
confidence?
— Je ne sais si je la ferai ou non. Quoi qu'il arrive, je suis
entre le diable et l'abime. Si je le lui dis, elle va tout casser;
et, si je ne le lui dis pas, elle le devinera bien toute seule!
11 y eut une pause. Après réfiexion. Lester reprit :
— Croyez-moi, Arthur!... Faites un dernier eiïbrt; reprenez
votre liberté.
Malgré l'air furibond d'Arthur, Lester persista.
— Vous savez ce que je pense : vous ne serez heureux ni
l'un ni l'autre. Vous appartenez à deux mondes, qui ne veulent
pas, qui ne peuvent pas s'entendre. Ses amis ne seront jamais
vos amis, et les vôtres ne seront pas les siens. Vous croyez,
maintenant, que ça n'a pas d'importance, parce que vous êtes
amoureux. Mais c'est très important et ira toujours en augmen-
tant.
264 REVUE DES DEUX MONDES.
— Croyez-vous que je ne le sais pas? cria Arthur. Elle nous
méprise tous. Elle nous considère à peu près, nous autres qui
avons delà fortune, des terres, et des châteaux, comme le grain
qu'il faut au moulin de son père et le bétail pour sa boucherie,
— Et pourtant vous l'aimez!
— Certainement, je l'aime. Vous ne pouvez pas savoir à quel
point !... Elle ne parle pas de tout cela, elle ne pérore jamais,...
avec moi du moins. Elle se moque de son parti;... autant que
du nôtre. Mais elle vénère son père;... et tout ce qu'il dit et
pense. Elle l'adore... et irait au supplice pour lui. Et si vous
avez envie d'être de ses amis, touchez-le du bout du doigt, vous
m'en direz des nouvelles! C'est insensé, je le sais,... mais j'aime
mieux épouser cette insensée que toute autre femme de bon
sens.
— Tout de même, vous pourriez rompre, persistait Lester.
— Je pourrais aussi me pendre,... m'empoisonner,... ou me
faire sauter la cervelle, à ce compte ! Si elle m'échappe, je
lâcherai le Parlement,... les domaines... et tout!
Et il reprit son va-et-vient frénétique. Lorsqu'il sembla plus
calme, Lester demanda :
— Quelles chances avez-vous ?
— Avec elle? Je ne sais pas. Un jour, elle m'encourage; le
lendemain, elle me rembarre. Je ne sais qu'une chose. Si j'as-
siste au meeting, il faut que je sois violent et que je fasse l'es-
pèce de speech que j'aurais fait il y a trois mois, sans bron-
cher... Et, si je ne le fais pas, mère en saura la raison. N'importe
comment... je ne' m'en tirerai pas.
— Adressez-vous à Goryston.
— Pour quoi faire ?... Pour qu'il abandonne l'autre meeting ?
C'est bien à lui qu'il faut demander d'apaiser les choses, n'est-ce
pas?... avec ses maudites stupidités révolutionnaires. Il nous a
avertis qu'il n'est venu ici que pour mettre tout sens dessus
dessous,... et, by Jove! il le fait.
— Qui prononce mon nom en vain? cria une voix stridente.
C'était Coryston, plein d'entrain et de gaité.
— Arthur, mon garçon, de quoi s'agit-il?
Boudeur, celui-ci ne répondit pas. Lester intervint, et résuma
la situation. Coryston écoutait, tout en sifflotant, et, posant dans
un coin un lilet à papillons et un herbier de fer-blanc, il alluma
une cigarette, se percha sur un bahut de bois sculpté, passa
LA FAMILLE CORYSTOX. " 265
alTectueusement son bras autour du buste du xvni^ siècle d'un
ancêtre en perruque auquel il s'appuya pour réfléchir.
— Supprimons le meeting, dit-il enfin à son frère. Mais,
meeting ou non, je ne sais pas comment lu t'y prendras pour te
tirer d'afïaire,... du diable, si je le saisi
— Personne n'a jamais pensé que tu le saurais! cria Ar-
thur.
— Voilà le dilemme, poursuivit Coryston, railleur. Si vous
vous fiancez, mère coupera les vivres, et si mère coupe les
vivres, miss Glenwilliam ne t'épousera pas.
— Tu crois, que, toi excepté, il n'y a en ce monde que des
c (1) à vendre 1
— Et toi, qu'est-ce que tu crois? Que miss Glenwilliam met-
tra l'amour en cage dans une mansarde, une élégante mansarde...
avec vingt-cinq mille francs par an? Elle le ferait pour son père,
peut-être!... mais pas pour d'autres! Elle en dépenserait au
moins le tiers pour sa toilette seulement.
Arthur continuait sa course furieuse sans répondre. Coryston
s'émut. Il descendit de son perchoir et vint amicalement prendre
le bras de son jeune frère, qui s'arrêta en rechignant.
— Ecoute-moi, mon vieux. Est-ce que je me comporte
comme une brute?... Es-tu sûr d'elle? Est-ce sérieux?
— Sur d'elle?... Dieu bon... si je l'étais!
Et Arthur, s'éloignant vivement, se rapprocha d'une fenêtre
afin qu'on ne vit pas son visage.
Coryston le contemplait avec une affectueuse compassion.
Refusant de Lester une autre cigarette, il alluma sa pipe et se
plongea dans une sombre rêverie. Arthur restait immobile.
Lester, jugeant la situation trop délicate pour qu'un étranger
intervînt, feignit de se remettre au travail. Enfin Coryston
sembla prendre une détermination.
— Eh bien!... dit-il lentement,... ça ira. Je me débarrasse
de mon meeting, je demanderai à Atherston de présider à
ma place et de trouver quelque explication. Mais, réellement,
je ne peux pas croire que cela t'aidera beaucoup. Déjà, hier, il
y avait une annonce de votre meeting dans le journal de Mar-
tover...
— Non!... dit Arthur en se retournant, le visage en feu.
U) P'his.
266 REVUE DES DEUX MONDES.
— Parfaitement. Mère a pris les devans. Je ne doute pas
qu'elle n'ait déjà écrit ton speech.
— Alors, que faire? dit Arthur désespéré.
— Fais du chahut! dit Goryston gaiment. Un bon chahut, ne
sors pas de là! Dis à mère que tu ne veux pas être traité ainsi,
que tu n'es pas un collégien, mais un homme;... que tu la re-
mercies, mais que tu préfères écrire tout seul ta harangue,... etc.,
joue la carte de l'indépendance, tant que tu pourras. Ça te tirera
peut-être du pétrin.
— Je pourrais présenter les choses comme un marché entre
toi et moi. Je t'aurais demandé de me sacrifier ta présidence et
toi...
— Oh! fais tous les mensonges que tu voudras, répondit
Goryston sans s'émouvoir; mais je t'ai déjà prévenu que ça ne
te mènera pas loin.
— G'est toujours du temps de gagné, dit en soupirant le
jeune amoureux.
— Quel avantage y vois-tu? Dans un an, Glenwilliam sera
toujours le même,... et mère n'aura pas changé. Tu sais que tu
vas lui crever le cœur ou à peu près. Marcia m'a fait promettre
de te le rappeler. Je tiens parole, quoique je n'aie peut-être pas
qualité pour appuyer sur ce point. Mais nous n'avons jamais
été d'accord, mère et moi, tandis que toi, tu as toujours été le
fils modèle.
Le ressentiment et l'inquiétude reprirent possession d'Ar-
thur.
— Pourquoi, diable! les femmes s'occupent-elles de poli-
tique? Pourquoi ne nous laissent-elles pas cette pourriture? La
vie ne vaut plus d'être vécue si elles continuent ainsi!
— <( La vie, » répéta Goryston amusé. Ta vie? Essaie d'offrir
ta place, avec tous ses petits inconvéniens, à la première per-
sonne que tu rencontreras,... et vois ce qu'elle répondra!
— Si tu crois que je ne donnerais pas tout ce que nous
voyons là, — demain^ — et il désignait de la main la cour de
marbre, brillant au soleil, — pour... pour Enid... tu ne t'es
jamais plus trompé-, Gorry!
Goryston devint sérieux en remarquant le ton convaincu et
passionné de son frère.
— Malheureusement, cela ne t'avancerait pas beaucoup
auprès d'Enid. Miss Glenwilliam, autant que je la connais, et
LA FAMILLE GORYSTOiN. . 267
je ne l'en blâme pas le moins du monde, a une idée très juste et
très précise de la valeur de l'argent.
Arthur ne répondit que par un sourd grognement.
Mais Lester, interrompant sa lecture, demanda :
— Pourquoi ne priez-vous pas miss Goryston d'intervenir?
— Marcia? s'écria Goryston. A propos, que font-elles aujour-
d'hui, dimanche, ma mère et Marcia? Groyez-vous qu'Arthur et
Marcia soient fiancés, maintenant?
Il désignait vaguement la direction de Hoddon (jrcy, et sa
physionomie, pleine de bienveillance jusqu'alors, devint dure et
hostile.
— Je n'ai pas à m'occuper de cela, dit vivement Lester. Gela
déplairait à votre sœur. Si j'ai prononcé son nom, c'est unique-
ment à cause de l'intluence qu'elle peut avoir sur votre mère en
faveur d'Arthur. — Tout en parlant, il mettait ses papiers en
ordre pour se retirer.
— Je le sais bien! Mais pourquoi ne pas nous occuper d'elle?
N'êtes-vous pas un ami,... son ami,... notre ami,... l'ami de
tous? dit Goryston avec autorité. Que va-t-il arriver... si Marcia
épouse Newbury! — et il tapait violemment sur la table, —
une nouvelle querelle de famille. Rien au monde ne m'empê-
chera de la faire juge de l'affaire des Betts. Je l'en ai avertie ; et
j'ai conseillé à Mrs Betts de lui écrire. Si elle peut faire entendre
raison à Newbury,... tout va bien; si elle ne peut pas, ou si elle
ne comprend pas la chose comme elle le doit,... nous savons ce
qu'il nous reste à faire !
— Voyons, Gorry, dit Arthur d'un air de reproche, Edward
Newbury est un chic type. Ne va pas encore faire du grabuge
par là!
— G'est bien dur pour votre sœur, ne le pensez-vous pas ?
que de s'occuper d'une telle histoire dans les circonstances
actuelles.
— Si elle est heureuse, ce seront ses actions de grâces,
repartit Goryston inexorable. La vie ne lui épargnera pas les
épreuves; pourquoi, nous, le ferions-nous?... Viens me recon-
duire, Arthur!
Arthur hésita, alléguant qu'il n'avait guère envie de faire des
politesses aux hôtes socialistes de son frère... mais, finalement,
il se décida à l'accompagner, et Lester fut laissé une fois de plus
au calme de la Bibliothèque.
268 REVUE DES DEUX MONDES.
— J'ai conseillé à Mrs Betts de lui écrire !
« Quelle honte ! Pourquoi troubler le premier rêve d'amour
d'une jeune fille par un pareil problème? l'obliger à envisager
les vieilles, désolantes et insolubles questions? » Il était indigné
contre Goryston, et, de nouveau, sa pensée suivit son regard et
il se mita imaginer ce qui se passait à Hoddon Grey. Il connais-
sait la maison, — ayant été courtoisement invité par lord Wil-
liam à visiter les collections, — et se figurait voir Marcia dans
ces chambres aux antiques boiseries ou sur ces pelouses d'au-
trefois,... Marcia et Newbury.
Sa tête se pencha de plus en plus sur ses mains; le soleil au
travers des vieux vitraux inondait la Bibliothèque de lueurs
oranges et pourpres. Aucun bruit, sauf le roucoulement des
tourterelles, et le cri lointain d'un coucou sur les bords de la
rivière.
Il s'efforça de se croire indifférent. Il se persuada que ces
douloureuses aspirations ou ces révoltes jalouses dont il souf-
frait sont inévitables dans le cours de la vie, et qu'elles s'ou-
blient comme elles sont venues. Il avait à se faire une carrière,
et à s'occuper d'une mère et d'une sœur tendrement aimées.
Lui aussi, quelque jour, se marierait, fonderait un foyer et
aurait des enfans, enfermant sa vie dans les bornes étroites
imposées par les malheurs de la famille. C'eût été plus facile
peut-être de mépriser la richesse, si lui et les siens n'en eussent
jamais joui, et si la pauvreté n'eût été la première et infran-
chissable barrière qui le séparait de Marcia Goryston. Mais il
avait une nature sensée et saine, il envisageait la vie, ses bien-
faits et ses déceptions et les joies sévères que procure l'activité
intellectuelle. Il eut bientôt reconquis sa liberté d'esprit, et
lorsque Arthur revint et l'entretint, pendant des heures, de ses
affaires embrouillées, Lester sut l'encourager en des termes
sympathiques, voilés d'ironie, qui cachaient la sensibilité de son
cœur.
**•
De bonne heure, le lendemain matin, Marcia et sa mère
revinrent de Hoddon Grey. Lady Goryston ne prolongeait jamais
ces séjours de Week end. Elle prenait généralement le premier
train du lundi. Mais, ce jour-là, elle fut obligée de consacrer une
LA FAMILLE CORTSTOX. 269
heure à des conversations d'alîaires et de discuter avec sir
William tout ce qui avait rapport aux questions de fortune, de
dot et d'établissement. Quand elle eut fini, elle gagna son auto-
mobile avec tout l'empressement possible.
— Quel dimanche ! murmura-t-elle en s'étendant mollement,
les yeux mi-clos, au sortir du parc ; puis, se souvenant : —
Mais vous, ma chère, vous êtes heureuse, et, certainement, ce
sont gens excellens,... tout à fait excellens.
Marcia, assise auprès d'elle, rougit, un peu contrainte. Elle
n'avait jamais compté que sa mère se comporterait comme les
autres mères lors des fiançailles de sa fille. Elle ne s'étonna
donc pas de cette absence de tendresse ou d'émotion; mais elle
ne put retenir son mécontentement :
— Au moins, si Edward, vous... et tout le monde, ne vous
étiez pas décidés avec cette hâte effrayante !
— Six semaines, ma chère enfant, c'est assez pour n'importe
quel trousseau. Et pourquoi voudriez-vous retarder? Gela m'ar-
range aussi beaucoup mieux. Si nous remettions jusqu'à l'au-
tomne, je serais alors terriblement occupée; complètement
absorbée par l'élection d'Arthur... Sir Louis Ford m'a dit qu'ils
ne peuvent différer pour la province plus tard que novembre.
Et je n'aurai pas seulement la bande habituelle des libéraux à
combattre, mais aussi Coryston !
— Je le sais, c'est désolant I dit Marcia. Ne pouvez-vous
obtenir qu'il s'éloigne? Et elle ajouta, timide en regardant sa
mère : J'aurais voulu que vous n'eussiez pas mis cette note sur
le meeting d'Arthur dans le « Witness » sans l'en avertir.
Pourquoi ne lui avez-vous même pas demandé son avis avant
de tout décider? Ne craignez-vous pas qu'il ne se fâche?
— Pas du tout, Arthur sait que j'organise toujours ces
choses pour lui. Du moment que Coryston prend cette attitude
injurieuse, il devient indispensable qu'Arthur parle dans son
village. Il ne faut pas que l'on garde l'ombre d'un doute sur ce
qu'27 pense de Glenwilliam à l'approche des nouvelles élections,
dans cinq mois. Je lui ai longuement écrit, naturellement,...
mais je n'ai pas reçu un mot de réponse. Je ne puis comprendre
ce qu'il a pu faire en ces dernières semaines !
Marcia, soucieuse, garda le silence. Elle ne savait que trop,
hélas! ce qui occupait Arthur! Elle conservait l'espoir que
Corvston avait su l'influencer... le convaincre. Edward aussi
270 REVUE DES DEUX MONDES.
avait promis de le voir;... avant peu, sûrement on le mettrait
à la raison, sans que leur mère soupçonnât rien.
* »
Avant de prendre la pile habituelle de lettres qui l'atten-
daient, lady Coryston demanda au maître d'hôtel :
— Mr Arthur est-il arrivé?
— Oui, milady. Il est sorti en ce moment, mais il rentrera
pour le déjeuner.
Une vive satisfaction éclaira la figure de lady Coryston.
Marcia n'entendit ni la question, ni la réponse. Elle était
occupée à lire, avec un étonnement manifeste, une lettre qui
venait de lui être remise, et se dirigeait vers ses appartemens
quand le domestique, l'arrêtant, lui annonça qu'une personne
envoyée par la couturière l'attendait dans son boudoir. Elle
disait venir par ordre de miss Coryston.
« Je n'ai pas donné d'ordres, je n'y comprends rien, » pen-
sait Marcia en montant l'escalier. La teneur de la lettre qu'elle
venait d'ouvrir lui revint à l'esprit^
— Je ne puis la voir, sans en demander la permission à
Edward. C'est à lui de me dire ce que je dois faire^ Ce n'est pas
la même chose avec Coryston,... il peut discuter avec moi,... et
avec Edward,... si ça lui plait. Mais Mrs Betts elle-même !.vr
Non... c'est un peu fort !j
La porte de son petit salon était ouverte. Quelqu'un se leva
à son approche. A sa grande stupéfaction, Marcia vit une per-
sonne qu'elle ne connaissait pas. Une femme frêle, mise avec
mauvais goût, les mains jointes, les joues inondées de larmes.
— Qui êtes-vous? dit Marcia, interdite.
IX
— Miss Coryston, j'ai fait quelque chose d'affreux... J'ai
trompé vos domestiques... J'ai menti pour vous voir. Mais, je
vous en conjure, laissez-moi vous parler.v^ ne me chassez pasi
Surprise, Marcia répéta :
— Je ne sais pas qui vous êtes ; veuillez me dire votre nomr
— Mon nom... Alice Betts... répondit l'étrangère, après une
courte hésitation. Vous ne me connaissez pas; mais on a tant
parlé...:
\
LA FAMILLE GORYSTON. " 271
— Mrs Betts ? reprit Marcia en examinant l'intruse, qui
rougit violemment.
La jeune fille semblait une émanation du printemps dans
sa simple toilette rose, dont la coupe et la couleur faisaient
valoir sa jeunesse et sa beauté, tandis que l'infortunée
Mrs Betts, fripée, poudrée, malgré son cou et ses bras nus et
sa jupe trop courte, était l'image de l'arrière-saison.
— Est-ce qu'on ne vous a rien dit? demanda-t-elle, lar-
moyante. Je croyais que... lord Goryston. ..
— Ah ! oui, répondit Marcia machinalement. Vous avez vu
mon frère ? Asseyez-vous !
Mrs Betts prit un siège en soupirant, sans oser la regarder.
Elle essuya ses yeux, et commença son récit, entrecoupé de san-
glots :
— Si vous ne venez pas à notre secours, miss Goryston...
je... je ne sais pas ce que nous allons devenir, mon pauvre
mari et moi. On nous a dit, qu'hier soir, à la chapelle,... ohl...
pendant des années et des années, c'était mon mari qui lisait
toujours les Evangiles... et maintenant il n'y va plus jamais,...
mais nous avons su par un de ses hommes qui y était... vos
liançailles avec Mr Newbury... comme Mr Peary l'a annoncé. Je
suis si houleuse, miss Goryston, de vous parler de vos affaires
privées! si honteuse... que je ne sais comment m'excuser.
Elle leva humblement ses yeux bleus aux paupières trem-
blotantes.
— Veuillez continuer, dit froidement Marcia, s'efforçant de
dissimuler son énervement et son ennui.
— Et alors... alors, — et Mrs Betts se couvrit le visage de
ses mains et soupira tristement et longuement, — mon mari
et moi, nous nous sommes consultés, et nous avons pensé qu'il
fallait que je vienne... vous supplier, miss Goryston, de parler
pour nous à Mr Newbury et à lord William 1 Vous allez être si
heureuse, miss Goryston... et nous,... nous sommes si malheu-
reux !
Mrs Betts, cette fois, laissa couler ses larmes, qui lentement
tombèrent sur ses joues et sur sa robe de soie bleue. Non loin
d'elle, assise sur une chaise, Marcia, désagréablement impres-
sionnée, dit avec embarras :
— Je suis sûre que personne ne veut vous rendre malheu-
reux.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
Mrs Betts se rapprocha brusquement.
— Alors, vous savez que John doit être chassé de sa ferme,
s'il ne m'abandonne pas?
Plus de douceur l'eût mieux servie, car Marcia répondit avec
raideur :
— Je n'ai pas à discuter les affaires de lord William !
— Hélas!... mon Dieu!... que vais-je devenir? cria Mrs Betts
à mi-voix, tournant ses regards de tous côtés comme une bête
traquée, mettant en lambeaux, à force de le tordre, le mouchoir
qu'elle tenait dans sa main. Puis, soudain, elle s'écria avec
violence :
— Mais il faut que vous m'écoutiez !... C'est cruel... c'est
trop sans cœur de ne pas m'écouter ! Vous allez être heureuse,...
riche,... vous posséderez tout ce qu'on peut désirer sur cette
terre. Et vous refusez... vous pouvez refuser... d'aider une femme
aussi misérable que moi !
La chétive créature au visage enfantin avait trouvé des
accens tragiques. Elle paraissait aux abois, à bout de forces, ne
se souciant plus de ce qu'on pouvait pen&er d'elle ; et, pourtant,
il y avait encore un peu d'affectation théâtrale dans ses gestes,
dans sa violence même.
Marcia, troublée, intimidée, la contempla en silence un
moment, puis dit enfin :
— Gomment me serait-il possible de vous aider, Mrs Betts?
Vous n'auriez pas dû venir ici... vous n'auriez pas dû. Je ne
connais pas votre histoire, et, si je la connaissais, je ne la com-
prendrais pas. Pourquoi n'avez-vous pas demandé à voir ma
mère ?
— Lady Coryston ne s'occupe pas de mes pareils, s'écria
Mrs Betts. Non, miss Coryston,... je reconnais que c'est égoïste,
peut-être,... mais c'est justement parce que vous êtes si jeune,...
et si heureuse,... que je me suis adressée à vous. Vous ne con-
naissez pas mon histoire... et je ne peux pas vous la raconter!...
Elle se cachait le visage.
— Je n'étais pas une honnête femme, miss Coryston, je ne
prétends pas l'être; mais j'ai eu une vie si dure, si dure.
Elle poursuivit hâtivement, comme si Marcia voulait l'in-
terrompre :
— J'étais mariée, à dix-sept ans, avec un vieux mari.
Ma mère était mourante... elle me maria pour me mettre à
LA FAMILLE CORYSTON. ■ 273
l'abri. Au Ixtut de quelques mois, il devint mauvais pour moi,
et ce fut une horrible existence... Je ne peux pas vous dire tout
ce que j'ai enduré... Je ne le voudrais pas,... pour rien au
monde. Il m'enfermait... Il me faisait à moitié mourir de faim ;
il me battait et m'injuriait...
Alors elle détourna la tête, et sa voix devint saccadée.
— Il y avait un autre homme qui m'apprenait la musique et...
j'étais encore si jeune, miss Goryston,... j'avais dix-huit ans... Il
me fit croire qu'il m'aimait... et personne ne m'avait jamais parlé
doucement. C'était comme le ciel... et... un jour,... je partis
avec lui,... dans un endroit au bord de la mer;... et nous y
sommes restés. C'était mal... Peut-être que j'aurais dû sup-
porter tout, mais je ne pouvais pas,... je ne pouvais pas...
Alors... mon mari a divorcé ; et, pendant dix ans, j'ai vécu avec
mon vieux père. L'autre homme m'avait quittée... J'ai décou-
vert la vérité. Il ne voulait pas être mauvais pour moi. Mais sa
famille n'a pas voulu le laisser m'épouser. Alors je fus aban-
donnée, avec mon enfant... Et Mrs Betts jeta un regard craintif
sur Marcia...
La jeune fille rougit violemment, mais ne dit rien.
— Et je vivais... avec mon père, je ne sais pas comment...
Il était bien dur. Il me détestait à cause de ce que j'avais fait.
Il m'en parlait tout le temps en me faisant des reproches ; mais
je ne pouvais pas gagner ma vie... Pourtant, j'ai essayé une fois
ou deux... Je ne suis pas forte... et je ne suis pas intelligente...
Et puis, il y avait l'enfant. Aussi mon père était obligé de me
garder. Et c'était aussi pénible pour lui que pour moi... Et puis,
au mois d'août, il était si malade, nous sommes allés à Cohvyn
Bay pour lui, il a pris un petit logement... Et, un jour, sur la
plage, j'ai vu John Betts, — après quinze ans. — Quand j'avais
vingt ans, il avait voulu m'épouser, — mais je ne l'avais pas
revu depuis. Il m'a reconnue... Oh! que j'étais contente de le
voir ! Nou.s nous sommes promenés sur la grève, et je lui ai tout
raconté... Eh bien I il m'a bien plainte... et père est mort... et
je n'avais pas un sou. Car ce que père a laissé a payé juste ses
dettes, et je n'avais aucun espoir sur la terre, personne pour
m'aider... moi... ou mon petit garçon. Alors Mr Betts m'a
ofïert de m'épouser. Il savait tout sur mon divorce, — il
l'avait vu dans les journaux autrefois. Je ne lui ai rien caché,
— rien de rien : mais il savait bien ce que lord >\"illiam pen-
TOME xvn. — 1913. 18
214 REVUE DES DEUX MONDES.
serait. Seulement, il croyait que ça ne regardait vraiment que
lui... et moi. J'étais libre... et je ne faisais de tort à personne !
Elle se tut, désespérée. L'éclatante lumière de juin tombait
sur elle et faisait crûment ressortir la vulgarité du visage, les
rides prématurées, les traces de la poudre et du rouge, et les
ondulations exagérées des cheveux, de même que ses gants
blancs sales et troués et quelques déchirures dans sa robe trop
garnie et fripée. Marcia ne pouvait s'empêcher de le remar-
quer, surprise que la femme de John Betts parût pauvre à ce
point.
Enfin la visiteuse inattendue releva la tête :
— Miss Goryston!... si, à cause de moi, ils renvoient John
de sa ferme,... loin de tout ce qu'il a fait... de tout ce qu'il a
aimé... je me tuerai I Vous direz ça à Mr Newbury !
Le mauvais goût de la parure disparaissait, et Marcia fut
troublée par l'expression menaçante des regards qui la fixaient.
Elle ne put que répondre d'une voix mal assurée :
— Je suis sûre que personne ne veut nuire à Mr Betts ! Mais
vraiment, vous n'auriez pas dû me dire tout cela, Mrs Betts. Je
vous plains... mais je ne peux rien faire. Ce serait tout à fait
inconvenant que j'essaye d'intervenir.
— Pourquoi ? criait Mrs Betts, indignée. Est-ce que les
femmes ne doivent pas dans le monde s'aider entre elles? Je
sais que lord Goryston vous a déjà parlé et qu'il vous parlera
encore. Sûrement, sûrement, Mr Newbury vous écoutera... et
lord William écoutera Mr Edward. Vous savez ce qu'ils veulent?
Oh! c'est trop cruel! — Elle se tordait les mains de désespoir.
— Ils disent que, si nous nous séparons, si Joiin promet que
je ne serai plus sa femme,... mais seulement une amie... à
partir d'aujourd'hui,... si nous nous voyons seulement de temps
en temps, comme des amis ordinaires,... alors, il pourra garder
sa ferme... et ils m'oiïrent d'aller vivre près d'une maison de
religieuses qui me feront travailler, et d'envoyer mon petit
garçon à l'école. Vous pensez si cela me convient? Gomment
accepter ça? John et moi, nous nous sommes retrouvés après
tant d'années ! J'ai enfin quelqu'un qui me soutient, qui me
rend honnête femme, — et les sanglots l'étranglaient, — quel-
qu'un qui m'aime, et il faut que je le quitte, ou il est ruiné !
Vous savez bien, miss Goryston, qu'il n'y a pas dans toute
l'Angleterre un autre endroit comme la ferme de John. Il a fait
LA FAMILLE GORYSTON. .. 275
des essais, depuis des anne'cs, avec de nouvelles graines et des
engrais et toutes sortes de cultures de fruits, oh! je ne com-
prends pas bien, je ne suis pas intelligente, mais je sais qu'il
ne pourrait pas refaire la même chose n'importe où, ailleurs, à
moins que vous ne lui donniez une autre vie. A cause de moi,
il s'en ira. Il le fera, mais il aura le cœur brisé. Et pourquoi
faut-il qu'il parte? Y a-t-il une raison? Est-ce juste?...
Se levant avec emportement, elle se rapprocha de Marcia,
les joues couvertes de larmes, haletante, à moitié folle. Son
chagrin n'était plus simulé.
La jeune fille était profondément, douloureusement émue;
elle fit asseoir Mrs Betts sur le sofa à coté d'elle, et lui dit avec
douceur :
— Je vous plains énormément! Je souhaite de pouvoir vous
venir en aide. Mais vous savez ce que lord et lady William
pensent,... ce que Mr Newbury aussi pense des gens divorces
qui se remarient... Vous savez... quelles sont les règles de
conduite auxquelles ils se sont soumis toute leur vie,... ainsi
que leurs gens. Gomment peuvent-ils faire le contraire de ce
qu'ils ont toujours exigé? Il faut comprendre leur manière de
voir, et leurs sentimens. Ils sont désolés de rendre quelqu'un
malheureux; mais, si un des principaux fermiers des domaines
fait ce qu'ils jugent blâmable... comment...
Mrs lietts l'interrompit avec violence :
— Eh bien ! je vous en supplie... écoutez... voilà ce que je
demande,... ce que je vous prie de dire à Mr Newbury. Je ne
peux pas quitter John, et il ne voudra jamais m'abandonner.
Mais je peux m'éloigner;... j'irai dans un petit cottage qui était
à la mère de John, dans Charmvood Forest... loin de tout le
monde. Personne ne le saurai Et John viendra me voir, quand
il pourra,... quand son travail le lui permettra... Il viendra
avec l'automobile. Il court partout dans le pays... personne ne
s'en apercevra... on pourra dire que nous sommes séparés,...
puisque nous ne vivrons plus ensemble. Mais je pourrai quel-
quefois avoir mon John... pour moi toute seule, et il pourra
m'avoir !
Elle se cacha la tète sur le gofa, .secouée de la tète aux pieds
par les sanglots.
Marcia demeura silencieuse, étonnée de la force de senti-
mens si nouveaux pour elle. C'était la première fois qu'elle
276 REVUE DES DEUX MONDES.
entendait ces accens passionnés, ailleurs que sur la scène. La
jeune fille de nos jours n'est pas tenue, comme au temps de la
reine Victoria, dans une innocence de convention, — cette
génération fut aussi dilïérente de celle qui la précédait que de la
génération actuelle, — les mœurs, le théâtre, les conversations
assiègent incessamment une telle innocence. Toutefois, qu'était
ce savoir incertain auprès de cet exemple lamentable du péché,
réel, vivant?
Pourquoi sa mémoire lui rappela-t-ellc au même instant la
soirée à l'Opéra?... Iphigénie au désespoir, implorant vaine-
ment son père, puis sa résignation et son héroïque dévoue-
ment... Et les commentaires de Newbury, lui démontrant la
beauté de l'abnégation et du sacrifice, avec ce calme souriant et
cet enthousiasme qui l'avaient séduite autant qu'effrayée. Lui
aussi, pensait-elle, il accepterait le martyre pour ce qu'il croit
et ce qu'il aime, comment ne serait-il pas inexorable?
Mais c'est justement là le point discutable. Pour soi-même,
rien de mieux, mais peut-on l'imposer à ceux qui souffrent sans
croire, qui souffrent horriblement?
Elle se décida. Elle essaya de relever Mrs Betts :
— Je vous en prie, ne pleurez pas ainsi, dit-elle, peinée. Je
comprends ce que vous demandez. J'essayerai de l'expliquer à
Mr Newbury. Personne... croyez-vous, ne saura oii vous êtes?
On supposera que vous êtes séparés? Mr Betts habitera ici,... et
vous ailleurs. C'est bien cela,... n'est-ce pas? Personne ne le
saura?
Mrs Betts se releva.
— Oui, c'est cela. Naturellement... Vous voyez... nous au-
rions pu faire semblant d'accepter les conditions de lord Wil-
liam et le tromper, mais mon mari ne voulait pas faire ça. Il
n'admet pas que personne se mêle de nos affaires intimes;
mais il ne consentira pas à faire des mensonges à lord William
et à Mr Edward, s'ils ne veulent pas,... ils ne le feront pas...
Elle se raidit, se mit debout, fit bouffer ses cheveux, re-
dressa son chapeau, puis elle s'arrêta tout à coup, et, saisissant
la main de la jeune fille, elle reprit :
— Miss Goryston !... Vous allez vous marier avec Mr New-
bury... parce que vous l'aimez. Si je perds John,... personne ne
me dira jamais plus une bonne parole... ne me jettera un regard
de pitié. Je croyais enfin que j'avais trouvé... un peu d'amour.
i
LA FAMILLE CORYSTOX. 277
Mémo les pécheurs, — sa voix faiblit, — ont droit à cette joie,
n'est-ce pas vrai? Christ ne le leur a pas défendu.
Son attitude pitoyable eut raison de Marcia, dont les yeux se
remplirent de larmes, quoique son tempérament ne fût pas aisé
à émouvoir. A ce moment même, sa pitié était mélangée de
répulsion et de méfiance. Mais le séjour à Hoddon Grey l'avait
transformée profondément; elle était devenue un être plus
sensible et plus réfléchi.
le ferai ce que je pourrai, dit-elle lentement. Je vous
promets de parler h Mr Newbury.
Mrs Betts se prodigua en remorcîmens, qui agacèrent
Marcia. Elle fut contente d'en voir la fin. Afin de cacher aux
domestiques les larmes et l'a.spect échevelé de la visiteuse,
Marcia prit avec elle un escalier dérobé et la guida dans les
allées du jardin. En revenant, la jeune fille ouvrit la barrière du
bois sous un buisson d'églantines en fleurs. Et, suivant un sen-
tier moussu, elle fut bientôt hors de vue, loin du bruit de la
maison.
Une étrange confusion régnait dans ses pensées. Elle voyait
sans cesse la petite figure baignée de larmes, la robe sale et
fanée, les cheveux trop frisés. Le récit qu'elle venait d'entendre
lui revenait comme une obsession, avec cette pensée qui domi-
nait toutes les autres en elle :
— Pourrai-je convaincre Edward? Que me dira-t-il?
Dans le calme des bois, tous les incidens du dimanche
qu'ils avaient passé ensemble lui revinrent à l'esprit, et elle
s'arrêta, oppressée et effrayée du changement survenu dans sa
vie. Etait-ce bien elle, Marcia Coryston, qui avait été entraînée
dans celte atmosphère de religion, satisfaite et intolérante?...
entraînée par une main si douce et si ferme?... Elle avait été
traitée avec tendresse par tous, même par cet austère et dévot
lord William. Et, cependant,... comment se faisait-il qu'elle eût
l'impression très nette que, pour la première fois de sa vie,
elle avait « subi une direction... » été disciplinée... enrôlée
par ceux qui mieux qu'elle savaient ce qu'elle devait faire et où
elle devait aller? Sauf par sa mère, jusque-là, elle avait été
accoutumée à voir ses désirs, ses opinions, ses préjugés copiés
et suivis avec déférence ; elle se connaissait naturellement
volontaire, vaniteuse, impatiente d'imposer et de suivre ses
idées.
278 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais, à Hoddon Grey, même dans les plus intimes et les
plus beaux momens des scènes de son premier amour entre elle
et Newbury, elle avait pénétré dans un monde où rien n'était
laissé à son libre jugement, où ce qu'elle pensait comptait peu,
puisqu'on était assuré que par la suite elle serait amenée à
penser à l'unisson d'Hoddon Grey; elle allait devenir, en
vérité, la captive la plus récente et la plus aimée du système et
des croyancee de Hoddon Grey.
Et elle avait déjà ressenti l'exquise joie de l'abnégation.
Chaque heure lui avait révélé quelque chose du noble et sin-
gulier caractère de New^bury. Les livres et les occupations de
sa vie de famille, sa correspondance avec ses camarades
d'Oxford, une lettre surtout, — de son plus cher et meilleur
ami, arrivée le matin même et le félicitant de ses fiançailles :
— tout ceci l'avait fait entrer dans une voie nouvelle, sous un
ciel nouveau. Mais elle se rendait compte de la nature complexe
de son fiancé. Comment allier cette joyeuse exubérance allant
parfois jusqu'à des gaités d'enfant,... à cette sévérité mystique? m
Comment son amour de l'art et de la littérature pouvait-il
s'unir à cette ardeur à imposer l'autorité et les lois de l'Eglise
sur les consciences, sans aucune concession à aucun moder-
nisme, capable d'entacher la foi et les pratiques de la Hante
Eglise anglaise ? Et ces questions la laissaient toujours dans
l'effroi, demi-convaincue, demi-hostile. Elle était aimée, elle le
savait; elle était comme enveloppée, exaltée, par l'adoration
dont elle était l'objet. Comment avait-elle pu inspirer et mériter
un pareil amour?
Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de revenir à cette certi-
tude que, dans l'àme de Newbury, ce n'était pas elle, ni aucune
affection humaine qui dominait, mais l'extase mystique,... cette
extase que jamais elle ne pourrait partager... Elle aurait tout
d'abord pleuré de se sentir inférieure à lui... puis elle se sentit
dévorée de jalousie.
Jalouse !... elle l'était comme les femmes l'ont toujours été,
de la foi, de l'art, de l'amitié, qui peuvent ébranler leur
pouvoir... balancer jusqu'à l'amour qu'elles inspirent. Et la ten-
tation de Psyché, — l'éternelle tentation d'user de ce pouvoir
de mettre à l'épreuve celui à qui elle devait être enchaînée,
avant que ses chaînes fussent à jamais rivées, — s'empara d'elle.
Elle avait été sincèrement émue par l'histoire de Mrs Betts. Elle
LA FAMILLE CORYSTON. 279
jugeait dur et odieux, dans l'ivresse de son premier amour, que
deux êtres humains qui s'aimaient dussent se séparer, non pas
pour obéir à la loi, mais seulement pour répondre à un scru-
pule (!(! l'K^lise. Elle se persuada qu'Edward accepterait et
ferait accepter à son père le compromis proposé par lietts et sa
femme. Celle-ci éloignée des domaines, le scandale n'existait
plus. Dans le cours de ses pensées, les argumens se pressaient
en foule. Mais ce n'était pas tant la sympathie qui la poussait
qu'une sorte de curiosité inquiète de savoir ce qui en advien-
drait... Elle se voyait plaidant auprès d'Edward, brisant sa résis-
tance, gagnant sa cause, et alors, au lieu de s'enorgueillir de
son triomphe, se jetant tout en larmes dans ses bras pour lui
demander pardon d'avoir osé le combattre.
En sortant du bois, elle fut éblouie par l'éclat du soleil, qui
illuminait de ses rayons le lac et ses cygnes, ses îles bordées
de pierre, la grande allée avec ses statues de dieux et de
déesses que quelque élève de Bernin avait fabriquées à Rome pour
un Coryston du xviii* siècle, et la façade corinthienne et pré-
tentieuse, avec ses colonnes et ses portiques qui s'étendaient
interminablement. Elle détestait cette nature artificielle, mais,
ce jour-là, tout lui parut beau, délicieux... comme ses rêves
d'amour et de bonheur...
Par les fenêtres ouvertes, elle aperçut plusieurs personnes
causant dans le boudoir de sa mère; sir Wilfrid, Arthur et
Coryston. A la vue d'Arthur, elle s'assombrit soudain, et le
cours de ses pensées changea. Car, si Newbury régnait en
maître dans son esprit, sa mère y tenait encore une grande
place. Et elle, Marcia... devait veiller et protéger sa mère!...
au cas où sa protection serait nécessaire, si Coryston et sir
VN'ilfrid n'avaient pas réussi à remettre ce. fou dans son bon
sens. -Mais on aurait maintenant avec Edward un nouvel appui
et un conseiller. Que Coryston osât l'attaquer, elle saurait le
défendre.
Elle se mit à courir.
Au même moment, par la porte de la Bibliothèque ouvrant
sur le jardin, Lester .s'avançait, quelques livres sous le bras.
Elle le reconnut et .se .sentit partagée entre un sentiment de
réserve et une délicieuse fierté. Elle ralentit sa course, ils se
rejoignirent. Sous la grande colonnade qui ornait la façade de
la maison. Lester vint à elle, et lui dit en souriant :
280 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je viens d'apprendre la bonne nouvelle, je vous présente
mes félicitations.
Lester pensa que le bonheur l'avait transformée et encore
embellie ; tout ce qui semblait défectueux dans son visage dis-
paraissait, et jamais son éclat de brune n'avait été aussi attirant.
Elle lui tendit la main et répondit gaiement :
— Oui, je suis très heureuse. Il me guidera du bon côté. Du
moins, il l'essayera.
— Tout le monde parait enchanté, reprit Lester, en marchant
près d'elle, et ne trouvant rien à dire.
— Excepté Coryston, repartit Marcia tranquillement. Nous
allons nous disputer.
— Bah! tenez ferme, dit-il en riant... Il aboie plus fort qu'il
ne mord...
De violens éclats de voix l'interrompirent. Ils s'arrêtèrent
brusquement et reconnurent celles de lady Coryston et d'Arthur.
— Il faut que j'y aille! s'écria Marcia, toute pâle d'inquié-
tude... Oh! merci, merci beaucoup... Au revoir!
Et elle entra en courant dans la maison. Lester, resté seul,
la suivit des yeux quelques instans, songeur, mais, rappelé à
la réalité par le tumulte des voix, discrètement il s'éloigna.
X
Le bruit était étourdissant dans le salon. James n'y prenait
pas part; il surveillait de loin une violente discussion entre
sa mère et Arthur, sans s'occuper de la conversation de sir
Wilfrid Buryavec Cory.ston. Lorsque Marcia entra, elle entendit
Arthur dire h lady Coryston :
-- Votre attitude, mère, est absolument déraisonnable, et je
ne me laisserai pas mener de cette façon !
La jeune fille s'arrêta, interdite du ton et de l'attitude de
son plus jeune frère. Ce brutal, à la voix rauque, était-ce bien
Arthur, le fils doux, bien stylé, et si docile ? Mais qu'avaient-
ils donc tous?
Lady Coryston éclatait :
— Je vous le répète, Arthur... Vous me proposez un marché
qui n'est pas un marché !
— Un marché sans marchandise, interrompit Coryston, qui
avait terminé sa discussion avec sir Wilfrid.
LA FAMILLE CORYSTON. '" 281
Ladv Coryston ne prit pas garde à la remarque, et continua,
s'adressant à son plus jeune fils :
— Ce que Coryston peut faire maintenant,... après tout ce
qui s'est passé, n'a plus aucune importance pour moi. La pre-
mière annonce du meeting de Martover m'a surprise pénible-
ment,... j'en conviens. Mais, depuis lors, il en a tant fait... il
m'a blessée si souvent; à maintes reprises, il a publiquement et
scandaleusement outragé les sentimens de famille et de décence
politique... à tel point que...
— Mais je ne l'ai pas fait... mais je n'ai rien fait de sem-
blable, dit doucement Coryston,... si nous sommes dans un
pays de liberté.
Ladv Coryston le foudroya d'un regard majestueux et pré-
cisa :
— Je ne m'occupe plus de lui. Il a fait ce qu'il pouvait faire
de pire. Je ne pourrais subir de plus sanglant affront que celui
qu'il m'iiitlige.
(Coryston se contentait de protester par signes. Puis il se mit
à mouiller uncrayon, sans prêter attention au restedu discours.
— Mais vous! Arthur 1 — et sa mère poursuivit avec une
colère croissante, — vous avez encore une réputation à perdre
ou à gagner. Je n'attache aucune importance à ce que Coryston
préside ou non... Il ne fait que tirer les marrons du feu pour
(ilenw illiam... Mais vous, si vous ne répondez pas au meeting
de Martover, vous alfaiblirez votre position dans la circonscrip-
tion,... vous découragerez vos partisans,... vous agirez en
lâche... et vous vous déshonorerez en abandonnant votre mère
ilans la lutte,... quoique ce dernier point, je le vois, ne vous
louche guère!
James et sir Wilfrid, inquiets de cette violence, s'appro-
chèrent. Sir Wilfrid prit alïectueusement le bras de Marcia, qui
restait comme pétrifiée :
— Nous n'avons pu convaincre votre mère, ma chère enfant;
vous y réussirez peut-être?
— N ous ne devriez pas insister pour qu'Arthur aille à ce
meetiwj. S'il ne le veut pas, mère, laissez-le faire ! C'est si
facile de l'ajourner! dit vivement Marcia.
Lady Coryston la prit à partie :
— Tout est facile à vos yeux, sans doute, Marcia, sauf de faire
son devoir et de compter avec moi! Tout le monde sait parfai-
282 REVUE DES DEUX MONDES.
tement que j'ai toujours tout arrangé au mieux pour Arthur.
— Ce n'est pas une raison, mère, pour que vous continuitiz,
dit résolument Arthur, en affrontant sa mère,... Vous devrez
désormais me laisser diriger ma vie et mes affaires comme je
l'entends.
Lady Coryston changea de visage. Elle s'assit dans un grand
fauteuil, près de la fenêtre, en pleine lumière. Elle portait une
robe de velours noir à taille longue avec une sorte de fraise
très raide autour du cou, et sa ressemblance avec la reine Elisa-
beth, dont James avait toujours été frappé, était étonnante. Il
n'eût pas été surpris de la voir se lever et prononcer ces fameux
mots de la Reine à Cecil : « Petit homme, petit homme, votre
père n'aurait pas osé me dire : Vous devez. »
Mais, au lieu de cela, furieuse et méprisante, elle dit :
— Vous avez été heureux de trouver mon aide, Arthur;
vous étiez incapable de rien faire sans moi. Je ne me fais du
reste aucune illusion, sur vos capacités parlementaires... si vous
êtes livré à vos seules forces!...
— Oh ! mère... s'écrièrent ensemble James et Marcia.
Coryston haussa les épaules. Arthur s'avança, rouge de colère
en repoussant sir Wilfrid, qui cherchait à le retenir.
— Vous aimez la cruauté, mère. Mais nous l'avons subie assez
longtemps. Mon père l'a endurée suffisamment aussi. Je ne pense
pas comme vous au sujet de Glenwilliam. Je le connais,... et je
connais aussi sa fille...
Et il insista avec énergie sur ces derniers mots. Tous ceux
qui assistaient au débat eurent une chaude alarme... Marcia
était terrifiée, sir Wilfrid prit le bras d'Arthur, qui se dégagea
violemment.
La même fureur agitait lady Coryston, qui repartit, cinglant
les mots :
— Une intrigante,... une intrigante sans scrupules... comme
son père !
De rouge, Arthur devint d'une pâleur livide.
— Calme-toi, mon vieux! dit Coryston, en s'approchant de
lui avec Marcia et James. Mais Arthur les écarta tous.
— Mère et moi, nous allons régler cette affaire, déclara-t-il.
Et, se croisant les bras et la regardant fixement, il ajouta : Je
vous engage à mesurer vos paroles, mère. J'aime la jeune fille
que vous venez de traiter si injustement. Je veux l'épouser, et
LA FAMILLE CORYSTON. 283
je lais de mon mieux pour la décider à m'épouser. Maintenant ,
vous comprendrez peut-être pourquoi je ne me soucie pas
d'attaquer son père en ces circonstances particulières !
— Arthur !
Et Marcia s'elîorçait d'emmener son frère.
Gorvston, sou<'ieux, observait sa mère avec une sollicitude
inquiète.
Il y eut quelques instans de silence pénible. 11 ne serait pas
e.xact, pour expliquer le changement d'attitude de lady Coryston,
de dire qu'elle devint pâle. L'altération de ses traits était due,
non pas à une défaillance, mais à l'effort qu'elle faisait pour
concentrer toutes ses forces pour le combat. Elle sourit dédai-
gneusement et passa légèrement son mouchoir sur ses lèvres,
afin qu'on ne vit pas qu'elles tremblaient, supposa Marcia, et
elle dit :
— Je vous sais gré de votre franchise, Arthur. Il serait dif-
ficile de croire que vous vous attendiez à ce que je vous souhaite
le succès dans cette histoire d'amour,... ou que j'appuie votre
demande. iMais votre confession, — votre étonnante confession,
— explique quelque peu votre étrange conduite. Pour le mo-
ment... pour le moment, — répéta-t-elle lentement, — je n'exige
pas que vous preniez la parole au meeting annoncé, ^qu'il est
impo-ssible d'ajourner. Et quant à l'autre sujet, beaucoup plus
grave, dont nous nous sommes entretenus, nous en discuterons
plus tard entre nous. J'ai besoin d'y réfléchir.
Elle se leva pour sortir. James fit mine de l'accompagner.
Elle en parut contrariée :
— Pas maintenant, James, pas maintenant. J'ai quelques
lettres urgentes à écrire, à propos de ce meeting.
Et, sans regarder personne, ni écouter sir Wilfrid, elle tra-
versa fièrement le salon et disparut.
Arthur arpentait la pièce à grands pas. Coryston, couché
sur un sofa, iixait le plafond. Marcia, James et sir Wilfrid liury,
gênés, se regardaient dans une commune détresse.
Sir Wilfrid rompit le silence :
— Voyons, Arthur, devons-nous prendre au sérieux la
déolaration que vous venez de faire ?
— Ai-je l'air de plaisanter? répondit l'interpellé.
— Plût au ciel 1 Ce serait un soulagement pour nous, pro-
nonça sir Wilfrid sèchement.
284 REVUE DES DEUX MONDES.
— Heureusement, mère n'en croit pas un mot, ajouta
Coryston sans cesser de contempler les de'corations du plafond
dues au pinceau d'Adam.
Arthur s'arrêta de nouveau :
— Que veux-tu dire?
— Rien d'offensant ! Elle est persuadée que tu dis ce que tu
penses, mais la chose lui semble trop grotesque pour qu'elle
s'en préoccupe sérieusement.
— Là-dessus, elle n'a pas tort,... dit Arthur tristement, en
reprenant sa marche.
— Qu'elle ait tort ou raison, mon garçon, elle aura soin
d'y mettre bon ordre, — murmura Coryston entre ses dents.
Et ses regards tombèrent sur James, qui, près d'une fenêtre,
le dos tourné, s'absorbait dans la contemplation du jardin.
L'immobilité de ce dos lui déplut, il chiffonna une lettre qu'il
tenait dans sa main, visa, et l'envoya droit au but. James sur-
sauta.
— Tu sais,... James, il ne s'agit ni de Hegel, ni de Lotze,
ni de Bergson ;... c'est de la vie. Ne nous feras-tu pas part de tes
réflexions?
— Je suis très chagrin, pour vous tous, de ce qui arrive, dit
James tranquillement, mais surtout pour mère.
— Pourquoi ?
— Parce qu'elle est âgée. Nous, nous avons l'avenir; elle
ne l'a pas.
Marcia regarda son frère avec reconnaissance. Sir Wilfrid
fit un signe d'approbation.
— Huml... On n'en sait rien... pourtant c'est assez pro-
bable. Mais ce n'est pas une raison pour traiter avec tendresse
la vieille génération. Par le fait, — la famille et la compagnie
présente exceptées, — nous sommes ruinés, ruinés de fond en
comble par ceux qui nous ont précédés. Hs nous barrent le
chemin, partout... Qu'ils prennent leur retraite, et ;ïo^/^ cèdent
la place ! Nous sommes plus instruits, mieux informés qu'eux
Ils ne savent opposer à nos argumens que le poids de leurs
années. Le monde ne peut pas marcher ainsi. Il y a quelque
chose à faire. Nous sommes écrasés par nos aînés.
— Oui, il en est ainsi pour ceux qui ne connaissent ni
respect, ni tendresse, ni pitié, s'écria Marcia d'un accent si
convaincu que ses trois frères en furent stupéfaits. Aucun d'eux
à
LA FAMILLE CORYSÏON. 265
n'avait coutume d'attacher la moindre valeur à ce qu'elle
pensait.
(loryston rougit :
— Je suis de force à supporter le coup (1), dit-il, non sans
bravade. Vous ne pouvez me comprendre, ma chère ! Je ne veux
l'aire aucun mal aux anciens ! Mais il est temps qu'ils gardent le
coin du feu et nous rendent nos droits. Vous trouvez que
c'est... un manque de respect,... de l'ingratitude? Grands dieux!
Est-ce par amour que nous luttons avec nos contemporains?
Ceux que nous aimons sont ceux qui nous aident à supporter la
vie, qui nous réconfortent et pansent nos blessures. Au lieu
d'une femme, discutant et guerroyant sans trêve, si j'avais
trouvé ici une mère qui n'aurait eu pour armes de combat que
les aiguilles de son tricot, qui se serait donné le temps de
sourire,... de penser,... d'être charmante,... j'aurais été à ses
genoux, son esclave et son adorateur. Les anciennes générations
ont parcouru leur cycle... Elles nous ont assez longtemps imposé
leurs opinions,., voilà trente ans que cela dure! A nous d'être
les danseurs, maintenant. A eux de faire tapisserie. Ils sont hors
de jeu r
— Avez-vous la prétention, Corry, d'avoir jamais <( joué »
avec votre mère? dit sir Wilfrid vivement.
Coryston le regarda d'une manière étrange de fort bonne
humeur.
— J'avoue qu'on pourrait discuter jusqu'au Jugement der-
nier pour savoir lequel de nous a dit le premier : « Je ne joue
plus; » mais le fait est là. C'est notre tour. Et vous, les aînés,
vous ne voulez pas en convenir. IVIaintenant, mère essaie de
tyranniser Arthur... après avoir tout gâché avec moi. Qu'est-ce
que cela signifie? C'est «oî/s qui avons la jeunesse,... «o?/5 qui
avons le pouvoir,... nous qui savons plus que nos aînés, sim-
plement parce que nous .sommes nés trente ans plus tard! Que
les vieux abdiquent! Nous leur rembourrerons leurs fauteuils,
nous leur ferons la vie douce, et, quand ils sortiront de la
vie, nous leur jouerons des marches funèbres. Mais ils veulent
combattre;... et ils ne sont pas de force !
Et, les mains sur les hanches, Coryston s'arrêta, les fixant
d'un regard étincelanl.j
,1) Let tlie Qalled, jade wince, our witUers are umrruHg : « Que la i'osse écotxhée
!((('. nos fjarrots sont sains. » H.vmlet, acte III. scène ii.
286 REVUE DES DEUX MONDES.
— Quelles sottises tu nous dis! s'écria Arthur, dédaigneux.
Qu'est-ce que tu veux que ça nous fasse ?
— C'est trop avancé pour un homme de paix comme moi,
dit en souriant le vieil ami aux cheveux blancs ; la lutte entre
deux générations prend toutes les formes ; mais la situation est
trop poignante pour philosopher. Arthur, êtes-vous capable
d'écouter les conseils d'un ami?
— Oui,... dit Arthur de mauvaise grâce,... si je n'étais pas
tellement sûr de ce qu'ils vont être.
— Ne soyez pas si sûr,... et venez faire, avec moi, un tour
dans l'allée des tilleuls avant le déjeuner.
Tous deux Sf'éloignèrent. James les suivit. Marcia, très
inquiète, allait rejoindre sa mère lorsque Goryston l'arrêta.
— Voyons, Marcia. Oui ou non, es-tu fiancée à Newbury?
Elle lui fît face fièrement :
— Oui !
— Je ne t'en félicite pas, reprit-il violemment. J'ai beau-
coup de choses à te dire. Veux-tu m'écouter ?
— Gomme il te plaira ! répondit Marcia, indifférente.
Goryston s'assit sur le bord d'une table, la dominant du
regard, les mains enfoncées dans ses poches.
— Qu'est-ce que tu sais de l'aiïaire des Betts ? questionna-t-il
à brûle-pourpoint.
— Beaucoup de choses, puisque tu m'as envoyé Mrs Betts ce
matin.
— Ah! vraiment, elle est venue?... Eh bien! trouves-tu
quelque justice, quelque sentiment chrétien à forcer cette
femme à quitter son mari... la livrant de nouveau aux loups,...
alors qu'elle venait de trouver un refuge ?
— Pour Edward, Mr Betts n'est pas son mari, dit Marcia
défiante. Tu parais oublier ce détail.
— « Pour Edward! » répéta Goryston impatienté. Mais, ma
chère, qu'a-t-il à voir là dedans? Il ne fait pas la loi en ce pays.
Qu'il suive les préceptes qui lui plaisent pour lui-même ; mais
bouleverser la vie d'autrui, au nom de principes particuliers
auxquels les autres n'ajoutent pas foi, c'est vraiment trop
fort!... à notre époque! Tu peux t'y opposer, Marcia!... et tu
le dois.
— De quel côté est le tyran, maintenant? dit Marcia. Ghacun
n'a-t-il pas le droit, comme toi, de vivre selon ses idées?
LA FAMILLE CORYSTON. 287
— Oui, aussi longtemps qu'il ne nuit pas aux autres. Et,
même, je ne suis pas assez anarchiste en cela.
— Eh hien!... poursuivit Marcia froidement... Les Newhury
causent ce désagrément à JMr et Mrs Betls, parce qu'ils désap-
prouvent leur conduite. Et, toi-même, que fais-tu avec maman ?
Et elle lui jeta un regard triomphant.
— Sornettes et bêtises! s'écria violemment Coryston. C'est
la })lus mauvaise raison que j'aie jamais entendue. Ne com-
prends-tu pas la diiïérence entre les questions essentielles et les
questions secondaires? Entre combattre des opinions, et miner
une existence... entre la boxe, — si rude même que puisse être
l'assaut, — et le meurtre?
A son tour, il la regarda fièrement.
— Oui parle de meurtre! dit-elle d'un ton de dédain.
— iMoi ! Car si les Newbury séparent ces deux êtres, ils
auront le meurtre de deux âmes sur la conscience. Et, puisque
tu as causé avec cette femme, ce matin, tu le sais aussi bien que
moi.
Marcia faiblit un peu :
— Ils pourraient encore se voir en amis.
— Oui... sous les yeux de saintes femmes épiant |leurs
moindres gestes. C'est ce qu'on leur propose. Je sais. On n'a
jamais rien imaginé de plus inepte et de plus impitoyable !...
Et, se maîtrisant avec peine, il fit quelques tours dans la
pièce avant de reprendre avec calme :
— L'aimes-tu vraiment, Marcia ?
Elle ne répondit que par un regard, mais un regard si
expressif que Coryston comprit :
— Eh bien ! dit-il lentement, si tu l'aimes, puisque tu es
aimée, obtiens qu'il soit miséricordieux... Eux aussi s'aiment:.
Cette femme est une malheureuse et vulgaire créature. Elle
n'était qu'une pauvre actrice sans talent, avant que son premier
mari l'épousât. Elle n'est encore qu'une pauvre comédienne,
même lorsque ses sentimens sont le plus profonds, tu as dû
t'en apercevoir. On peut la rendre meilleure; mais, si on la
sépare de cet homme, on tue tout ce qui reste de bon en elle,
on détruit toutes ses chances de relèvement. Cet homme l'élevait
jusqu'il lui. Peu à peu, il l'influençait parce qu'elle l'aimait. Ce
rude Betls, ce taciturne, a fait une fois dans sa vie cette chose
magnifique!... en s'oubliant entièrement pour autrui,... oubliant
288 REVUE DES DEUX MONDES.
tout pour la sauver. Et vous, chrétiens, vous le récompensez en
lui brisant le cœur, en lui ôtantson gagne-pain... Grand Dieu!...
Je voudrais que votre Maitre fût là pour qu'il vous di.se ce qu'il
en pense !
— Tu n'es pas seul à le comprendre! s'écria Marcia, trem-
blante d'émotion. C'est en son nom aussi qu'Edward et son
père dirigent leur conduite. Mais tu n'oses pas dire, ni même
penser, qu'ils agissent par despotisme.
Corvston la regarda un moment en silence:
— Laissons cela, dit-il brièvement. ïu ne peux pas dis-
cuter sur ce sujet, tu n'en sais pas assez... Et Newbury et moi
n'avons pas une seule idée commune. Mais je t'avertis, et lui
aussi, qu'il est dangereux de jouer avec deux vies humaines
pour enjeu... Ce sont des gens excités, et exaltés. Je ne menace
pas... Je vous dis seulement... prenez garde!
— <( Jouer! » « enjeu ! » — quels mots peu convenables
lorsqu'il s'agit d'hommes comme Xewbury et son père! dit
Marcia, dédaigneuse. Je parlerai à Edward. Je l'ai promis à
Mrs Betts. Mais écoute, Coryston, ça ne te va pas de parler de
tyrannie; pour moi, tu es le plus despote de tous !
Coryston hocha la tête.
— Quelle bêtise! Je suis acharné comme un taon contre
tous les despotes.
— Un tyran, répétait sa sœur avec conviction... Et sans
cœur, par-dessus le marché! Je suis fiancée... depuis hier,... et
tu ne m'as pas dit un mot affectueux !
Ses lèvres tremblaient. Coryston s'écarta un peu.
— Tu te jettes à corps perdu dans la réaction, dit-il entre
ses dents,... tu te livres au pouvoir de ceux qui combattent par-
tout la liberté, aussi bien dans les individus que dans l'Elat! Et, ^
par malheur, ajouta-t-il en riant,... en fait de mariage... je crois
que je suis en train de faire exactement la même chose que toi.
— Corry! Qu'est-ce que tu veux dire? demanda Marcia,
étonnée de son air joyeux.
— Ah! cela t'intéresse? Peut-être le saura.s-tu quelque jour,
ajouta-t-ii en lui lançant un regard provocant. Mais où donc est
mon chapeau? Et il chercha cette chose innommable qui lui
servait de couvre-chef.
— ...Allons! au revoir, Marcia. Si tu peux débrouiller l'af-
faire avec ton jeune homme, je suis ton serviteur et le sien. Je
LA FAMILLE CORYSTON. 289
ramperai même devant lord William. La lettre que je lui ai
écrite était un peu trop carabinée, j'en conviens. Sinon...
— Eh bien!
C'est la guerre! fut la brève réponse du frère près de la
porte.
Puis il rentra soudain, ajoutant :
— Aie l'œil sur mère. Du côté d'Arthur... c'est dangereux.
Elle n'a pas la moindre intention de le laisser épouser cette jeune
fille. Et, Ih aussi, il y aura une mêlée plus sérieuse qu'on ne
croit. Tiens-moi au courant.
— Oui... si tu promets... d'aider Arthur et maman à sortir
de là.
Corvston eut un geste de dénégation et sortit.
*
Lady Coryslon s'étant débarrassée de toute société pour plus
de tranquillité, faisait une promenade solitaire. Elle ne voulait
voir ni enfans, ni amis, ni domestiques, personne, avant d'avoir
décidé ce qu'elle ferait. Comme chaque fois qu'un danger lui
était révélé, elle se raidissait en une extraordinaire tension ner-
veuse. Elle avait changé sa pompeuse robe d'intérieur, contre un
costume court de tweed, ses cheveux blancs étaient emprisonnés
dans une sorte de capuchon de soie noire, qu'elle portait habi-
tuellement dans ses courses à la campagne; elle marchait vite et
avait encore l'allure étonnamment jeune. Jamais elle ne s'était
sentie plus alerte ou plus vigoureuse. Et cependant, elle avait
parfois le pres.sentiment d'un péril qui la menaçait, mais elle ne
s'arrêtait pas à l'analyse de ce sentiment. Elle était comme le
joueur qui a été heureux trop longtemps, qui prévoit que le
prochain coup sera sans doute cause de sa ruine. Mais elle ne
s'attardait pas à cette impression. Elle n'en poursuivait pas
moins l'élaboration graduelle de son plan, et sa résolution n'en
était nullement ébranlée.
Elle comprenait maintenant ce qui, depuis deux mois,
l'avait rendue si perplexe. Arthur s'était déjà abandonné
entre les mains de la tentatrice avant son premier discours
au Parlement. Aussi, depuis lors, n'avait-il rien fait de bon.
Et. au moment même où sa mère avait infligé aussi publique-
ment que possible un affront au ministre, — qui, à ses yeux,
méritait une mise en accusation, — en refusant, malgré les
TOME wu. — 1013. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
usages, qu'il lui donnât le bras et s'assît auprès d'elle à un grand
dîner à Londres, Arthur courtisait la fille de ce criminel; et la
jeune fille, sans doute, prévoyait déjà avec joie le moment d'un
triomphe personnel, non moins public. Lady Goryston se rappe-
lait les grands yeux moqueurs, qu'Enid Glenwilliam avait fixés
sur elle, quinze jours après le fameux dîner, lorsque, avec une
persistance qui lui sembla toute naturelle et aussi avec le désir
de ménager les sentimens de la jeune fille, elle avait refusé la
malencontreuse proposition d'une autre maladroite maîtresse de
maison, qui voulait lui présenter la fille de Glenwilliam. Et,
pendant tout ce temps-là... tout ce temps-là, cette belle et
déplaisante créature tenait la vie d'Arthur et son avenir dans le
creux de sa main!
Cela ne durerait plus longtemps ! Lady Goryston était per-
suadée qu'elle voyait clair dans le jeu de miss Glenwilliam.
Bien des gens savaient Goryston déshérité, et l'on pouvait con-
naître les espérances du second frère. Les Glenwilliam étaient
pauvres, les chances de succès de leur parti douteuses ; la jeune
fille ambitieuse; mettre la main sur les domaines de Goryston et
la position qu'un tel -mariage procurerait à la fille du Check
weigher (1) du Yorkshire, était une tentation digne d'être réali-
sée. Nul doute, avec des gens comme les Glenwilliam, que la
douceur de la revanche n'entrât aussi en ligne de compte.
Si leur plan était simple, la manière de le faire échouer ne
l'était pas moins. Il n'y avait plus que onze jours avant le
meeting de Martover. Mais elle avait appris, de Page, qu'ensuite
le Ghancelier et sa fille devaient rester, du samedi au lundi,
chez cet odieux docteur Atherstone, dans son cottage de la col-
line. Un mot qu'ils trouveraient à leur arrivée leur demanderait
une interview qu'ils ne pourraient refuser. Il n'y avait pas de
temps à perdre ; sans quoi, la situation politique d'Arthur serait
complètement et' irrémédiablement perdue. Le moindre soupçon
des assiduités d'Arthur, dans l'état d'efi^ervescence politique où
l'on se trouvait maintenant, serait suffisant pour lui faire perdre
son siège, et détruire l'équilibre des voix de droite fournies par
la campagne et qui neutralisaient le radicalisme croissant des
petites villes de la circonscription.
Elle monta jusqu'à une éminence du parc où l'on avait mis
(1) Contrôleur des poids.
LA FAMILLE CORYSTON. 291
un banc à l'ombre d'un beau chêne pour y jouir de la vue. Les
vertes pelouses se perdaient dans l'immensité de l'horizon,
avec, ici et là, dans l'azur du ciel, des nuages sombres, signes
précurseurs de l'orage. Et elle regardait ses domaines, où, peu
de temps auparavant, ses ordonnances, — si l'on peut ainsi
dire, — étaient obéies comme celles d'un roi. Maintenant, toute
confiance, toute sécurité l'avaient abandonnée. Là, du côté de
la colline, où l'on accédait parce sentier blanc, c'était Knatchett...
l'ancienne ferme où Coryston s'était installé, pareil à la parcelle
de levain qu'on mêle à la pâte, à peine visible au commence-
ment, et qui se développe et grossit jusqu'à ce que « la pâte
entière entre en fermentation. » C'était un levain de lutte et de
révolte, et, pour combattre le fléau, elle n'avait que ses seules
forces !
Soudain... elle se sentit défaillir. Arthur, son préféré! Il lui
avait été relativement facile de lutter contre Coryston. Quand
n'avait-elle pas lutté contre lui? Mais Arthur!... Et elle son-
geait à toutes les joies qu'elle lui avait dues... en préparant
son élection, ses discours, guettant ses premiers débuts à la
Chambre des Communes. Les années à venir et la vieillesse qui
s'approchait lui apparurent tout à coup sous de sombres cou-
leurs, et quelques larmes coulèrent de ses paupières. Se serait-
elle trompée? Les prédictions, qu'il lui semblait entendre encore
énoncées par la voix défaillante de son mari!... et qu'elle
avait toujours refusé d'écouter,... étaient-elles à la veille de se
réaliser?...
Et, dans sa solitude, elle souffrit d'une profonde angoisse,
tandis que la lumière du soleil couchant dorait les broderies
blanches des aubépines qui jonchaient les pelouses et le cours
sinueux du petit ruisseau, aux flots pressés, qui serpentait si
joyeusement à travers le parc.
Mais elle ne changea rien à sa résolution de voir Enid
Glen William dans la quinzaine suivante, de même que le bon-
heur d'Arthur ne vint pas un instant effleurer sa pensée.
Mary A. Ward.
(La quatrième partie au prochain numéro.)
LES BATAILLES SOUS METZ
ET LE GÉNÉRAL DE LÀDMIRÂULT
A PROPOS DES ARTICLES DE M. EMILE OLLIVIER
A la suite du dernier article de M. Emile Ollivier sur les batailles
autour de Metz, qui a paru dans notre numéro du 15 août, nous avons
annoncé que, dès le premier de ces articles, le colonel de La Tour du
Pin nous avait adressé des observations relatives au rôle militaire du
général de Ladmirault, dont il était l'aide de camp en 1870. D'accord
avec M. de La Tour du Pin, il avait été convenu que ses observations
paraîtraient seulement lorsque la série de M. Ollivier serait terminée
et nous les aidons communiquées à ce dernier, qui nous avait fait part
de sa ferme intention d'y répondre. Nous aurions voulu reproduire les
deux textes en même temps, afin que nos lecteurs fussent mieux à
même, en les comparant, de se faire une opinion personnelle sur les
faits allégués de part et d'autre. La mort n'ayant pas permis à M. Emile
OlliA'ier de réaliser son projet, nous avons le regret de ne pouvoir
publier aujourd'hui que le témoignage de M. de La Tour du Pin.
A l'histoire des batailles sous Metz, sur laquelle on a tant
écrit, M. Emile Ollivier croit pouvoir donner un nouveau tour:
il n'en laisse pas porter les responsabilités uniquement sur la
tête du commandant en chef, le maréchal Bazaine ; il prétend
l'en décharger largement sur la tête de ses lieutenans, et notam-
ment sur celle du commandant du 4'' corps de son armée, le
général de Ladmirault.
Après avoir donné le plan adopté par Bazaine pour ramener
l'armée, dans la journée du 13 août, de Metz vers la Meuse,
M. Ollivier ne craint pas d'attribuer son inexécution à ce que
LES BATAILLES SOUS METZ. 293
(( de toutes parts vont éclater la désobéissance, la négligence,
ou l'inintelligenco. » Puis, dans la suite du récit, nul n'en est
montré plus coupable que le général de Ladmirault; cela, depuis
u l'incroyable anarchie dont l'état-major du 4^ corps présentait
le spectacle (1), » jusqu'au u motif inouï que donne son oflicier
d'ordonnance de la négligence de son chef (2). » Cet c officier
d'ordonnance » est constamment en jeu, parce que c'est à ses
dépositions au procès Bazaine que M. Ollivier emprunte le plus
des reproches dont il charge le général. Or, à une autre occasion,
cet « officier d'ordonnance )>, ou plutôt cet aide de camp, —
c'était moi, — a précisément reçu de son chef mission de parler
pour lui.
Voici mes pouvoirs :
(( Mon cher La Tour du Pin, je vous serai bien reconnais-
sant d'une réplique que vous pourriez faire à l'ouvrage du
général Jarras sur les ^actions qu'il peut attribuer au 4® corps de
l'armée de Metz... Vous avez bien connu tous ces faits; vous y
avez pris une grande part...
(( Le général de Ladmirault. »
14 juillet 1892.
J'ai été sept ans aide de camp du général de Ladmirault,
avant, pendant et après la guerre, dans toutes les fortunes.
C'est là ce qui caractérise la fonction, que M. Ollivier paraît
ignorer avoir été la mienne, comme d'ailleurs il ne tient pas un
compte suffisant de la constitution des états-majors de l'époque.
Les états-majors n'existaient pas en temps de paix et devaient
être créés de toutes pièces, à tous les degrés de l'organisation,
pour l'entrée en campagne. Autrement, les officiers généraux
n'avaient à leur disposition que des officiers d'ordonnance déta-
chés temporairement de la troupe et des aides de camp recrutés
dans un corps spécial, le corps d'état-major, par un libre choix
réciproque. C'était entre leur chef et eux une sorte d'association
à long terme, naissant delà confiance et reposant sur le dévoue-
ment. On conçoit qu'au fort de l'action le général se servit
plutôt, pour la soutenir, des officiers qui étaient ainsi à sa main,
(1) Voyez la Revue du 1" juin, p. 511.
(2) Voyez la Revue du 15 juin, p. "ST.
294 REVUE DES DEUX MONDES.
que de ceux d'un état-major constitué de la veille, et dont la
besogne essentielle était d'ailleurs distincte et toute tracée.
C'est donc en la qualité susdite, dans laquelle je désire être
reconnu, qae je vais apporter ici quelques témoignages. Mieux
que des définitions, ils feront toucher à M. OUivier ce qu'est un
aide de camp. Je les classe sous les chefs d'accusation qui se
dégagent de son œuvre.
I
Le général de Ladmirault a-t-il contrevenu aux ordres du
maréchal Bazaine en prenant part le 14 août à la bataille de
Borny? — Pouvait-il faire autrement? — Etait-il en présence
d'une disposition qui devait le lui interdire ou l'en dispenser?
Voilà les points qu'il faut élucider.
Un ordre aussi insolite que celui de ne pas se défendre
contre une attaque ne se comprendrait que si une autre troupe
eût été chargée de couvrir la retraite : une arrière-garde en po-
sition, sous la protection de laquelle les chefs des autres unités
savent qu'ils peuvent continuer le mouvement en retraite sans
être inquiétés, et finalement, en la circonstance, jetés à la
Moselle, qu'ils ont à franchir sur des ponts volans, — opération
toujours délicate.
Si cette disposition normale n'a pas été prise et notifiée par
le commandant en chef, ni ordonnée aux chefs des diverses
colonnes, c'est à chacun d'eux d'y pourvoir par ses moyens :
non pas en laissant ce soin à une arrière-garde, — ce serait
contrevenir à l'ordre de mouvement général, — mais par une
contre-atlaque. Celle-ci peut sans doute retarder la marche, mais
beaucoup moins que ne le ferait la constitution d'une arrière-
garde qu'il faudrait attendre, sa mission terminée. C'est aussi
l'avis du maréchal Bazaine lorsqu'il dit : » L'ennemi était sur
nos baïonnettes ; je ne pouvais pas effectuer un passage dans de
bonnes conditions. C'est ce qui a amené la bataille de Borny. »
(Procès Bazaine, p. 211.) Ailleurs, il dit aussi : «... Oui, mais
que serait-il arrivé si j'avais laissé un échelon derrière et si cet
échelon avait été attaqué? J'aurais été obligé de revenir, parce
que je n'aurais pas pu l'abandonner à lui-même. » (Procès
Bazaine, p. 164.)
¥
LES BATAILLES SOUS METZ. " 295
Aussi le maréchal Bazaine ne me temoigna-l-il pas le moindre
mécontentement de ce contretemps, quand au lendemain je
lui en apportai et remis le rapport.
Enfin j'apporterai ici un autre témoignage personnel : c'est
que la retraite du corps d'armée, retardée par sa participation
à la rescousse de Borny, le fut encore davantage par la négli-
gence du commandement à la faire reprendre par ce corps
aussitôt la fin de la lutte. 11 s'écoula en etlet trois heures entre
ce moment-là et celui où je revins de reconnaissance annoncer
à mon chef que les corps voisins avaient repris le mouvement
et étaient guidés vers Metz par l'Etat-major général. Celui-ci
paraissait nous avoir ignorés ou oubliés.
II
Le général de Ladmirault a-t-il contrevenu aux ordres de
mouvement donnés par le maréchal Bazaine pour la journée du
15 août? Le retard dans l'exécution de ce mouvement lui est-il
imputable ?
Ce qu'il en fut est facile à déduire de ma déposition au
procès du maréchal, pourvu qu'elle ne soit pas l'objet d'un com-
mentaire inexact. La voici rétablie. (V. Procès, p. 283) : 1° je
n'étais pas chargé de demander un changement d'itinéraire à
l'ordre de mouvement, mais un répit dans son exécution ; 2° le
maréchal ne m'indiqua pas une route nouvelle, mais unique-
ment celle qui nous avait été assignée en même temps qu'au
^^ corps ; 3" quand j'eus dit que cet itinéraire était imprati-
cable et que je n'en voyais pas l'aboutissement, il se contenta
de me tracer sur la carte une direction ; 4** cette direction
n'était pas l'indication du chemin de Lorry, qui n'existait pas
sur sa carte. (V, Procès, p. 163.)
C'est à ne pas se reconnaître dans cette manière de repro-
duire une déposition.
J'ai dit aussi avoir redressé une fois la direction de la colonne
qui suivait cette route, puis l'avoir vue perdue une seconde fois
et ne l'avoir pas rétablie alors. Ce point est omis dans la suite
du récit. Enfin j'y suis représenté comme porteur de l'ordre de
mouvement : ce n'était pas; je ne connaissais que l'ordre verbal
que je venais de recevoir ; je n'y avais pas obtenu d'autre clian-
/
296 REVUE DES DEUX MONDES.
gement qu'une interversion dans la succession des corps d'armée
que cet ordre concernait.
Au résumé, il restait ferme que l'ordre général mettait deux
corps en marche sur la route de Metz à Verdun par Mars-la-
Tour, et les deux autres sur la route de Metz à Verdun par Don -
court, qu'il fallait gagner par un chemin de traverse encaissé,
un col, celui de Lessy, et un ravin, celui de Ghatel. — Quel'état-
major eût reconnu d'autres voies, qu'importe? Il ne les a pas
indiquées au commandement. M. de Ladmirault mit sa division
de tête sur la voie qui lui était tracée, à l'heure dite, sans
attendre la réponse à la demande de sursis qu'il m'avait confiée;
cette troupe ne put déboucher, comme je l'avais dit. Ce que
voyant, il prit avec le reste du corps la route excentrique, mais
libre, de Metz à Montmédy, par Woippy. Est-ce là qu'il déso-
béit ? Le maréchal ne l'estima pas, car il dit: « ... Le général de
Ladmirault l'a prise, il a bien fait. » (V. Procès, p. 163.)
III
Passant à la troisième de ces journées, celle du 16 août, dite
journée de Rezonville, la critique pose le dilemme suivant :
(( La faute capitale de la journée, l'inertie de notre droite,
ne peut être imputée à la fois à Ladmirault et à Bazaine.
Bazaine n'a-t-il pas ordonné, Ladmirault ne mérite aucun
blâme; Ladmirault a-t-il désobéi à un ordre donnée Bazaine
échappe à tout reproche. »
De même que tout à l'heure j'avais peine à reconnaître ma
déposition sur la journée du 15 dans la manière dont elle était
reproduite, j'en ai davantage encore à raccorder mes souvenirs
de celle du 16 avec cette double indication d'inertie d'une part
et de manque à l'obéissance de l'autre : d'une part, je ne me
rappelle pas y avoir entendu parler d'un ordre quelconque du
maréchal; d'autre part, je crois y avoir eu pas mal à travailler
de mon état. Gela si bien qu'au soir nous en fûmes pour trois
généraux et deux mille hommes de perte, — de ceux que M. Olli-
vier dit être demeurés « les bras croisés (1)! »
Il y avait un ordre de marche, celui que j'avais rapporté la
veille : il consistait uniquement à s'établir, s'éclairer et se gar-
(1) Voyez la Revue du 1" juillet, p. 24.
LES BATAILLES SOUS METZ. 297
der à Doncourt, village sur la loute septentrionale de Metz à
Verdun par Gontlans, Étain, etc. Je l'appelle septentrionale par
rapport à l'autre route, qui, partant également de Gravelotte où
bifurque celle de Metz à Verdun, se poursuit à gauche par les
villages dont les noms allaient devenir célèbres, Rezonville,
Vionville, Mars-la-Tour. Le 2^ corps devait la prendre, puis le
(}", tandis que le 3"" devait suivre le i^ par la route au Nord
de celle-ci. La Garde devait prendre l'une ou l'autre de ces deux
routes, selon les circonstances. — Ce sont ces dispositions de
marche, trop simples, qne M. Ollivier trouve « réglées de main
de maître. »
La division de queue du 3° corps et celle de tête du 4^ n'en
étaient pas moins en panne depuis la veille, quand les autres
divisions du 4« levèrent le camp pour gagner Doncourt par la
seule route qu'elles connussent libre, celle de Woippy et Saulny
vers Montmédy. Et bien elles firent, dit le maréchal. (Voir
ci-dessus : Procès, p. 164.)
Comme pendant cette marche le canon se faisait entendre sur
leur gauche, c'est-à-dire sur l'autre route, celle du Sud, la pre-
mière de ces divisions d'abord, — la division Grenier, — se porta
rapidement dans la direction, laissant pour cela ses sacs; la
seconde, Cissey, deux heures plus tard, parce qu'elles étaient
séparées par le convoi, qu'il avait fallu encadrer ainsi pour
qu'il ne courût pas risque d'être enlevé.
Les premières troupes conversèrent d'abord à gauche, le
général en tête, guidées par la fumée des canons, jusqu'à ce
qu'elles eussent aperçu la droite du 6^ corps, fortement enga-
gée, tandis que le 3^ figurait en réserve.
Nous formions ainsi aile marchante de la conversion, que
nous avions entamée sans ordres.
Nous la continuions en abordant l'ennemi et le refoulant,
lorsque se dessina contre nous une puissante contre-attaque.
Le général de Ladmirault, qui était descendu, avec ses têtes de
colonnes déployées, dans un ravin, remonta avec elles sur la
berge pour recevoir cette attaque. A ce moment même y accou-
rait bien opportunément la division Cissey, dont il n'avait cessé
de presser l'arrivée. Le choc fut violent, anéantissant la colonne
allemande, — cinq bataillons et trois escadrons. — Cela malgré
la diversion prononcée par une puissante cavalerie sur l'autre
face du redan dessiné par le ravin.
298 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est au cours de ce rapide récit que vient se placer l'épisode
imaginé par un correspondant anonyme (1), d'une manifestation
de faiblesse et de frayeur qui serait apparue chez le général de
Ladmirault à l'approche de l'attaque prussienne. Il est regret-
table que ce conte ait été accueilli par M. Ollivier sans plus de
fondement : je n'ai vu ni ressenti rien de pareil, moi qui étais
alors à la botte du général, porteur de son fanion. Je ne
m'en séparai que pour ramener deux bataillons trop exposés de
l'autre côté du ravin, puis pour « ramasser tout ce que je trou-
verais de cavalerie, » selon l'expression de mon chef, afin de
l'opposer à celle qui menaçait son flanc droit.
Ces deux chocs ne furent pas tellement simultanés, que le
même officier d'ordonnance, le lieutenant Nie), aujourd'hui
général, n'ait pu être témoin des deux, quoiqu'ils se soient pro-
duits respectivement sur les deux faces opposées du redan sus-
dit. C'est à son saillant^ au centre du corps d'armée, que se
tenait le général, comme il avait coutume quand il ne se mon-
trait pas sur la ligne des tirailleurs pour reconnaître le terrain
ou encourager la troupe. Il y eut même assez d'intervalle entre
les deux attaques pour que Niel eût le temps d'interroger des
prisonniers faits sur celle de gauche avant de déclancher à
droite la charge de la division Legrand et d'y participer, comme
je le vis en revenir. Il pouvait être alors sept heures du soir,
et le rassemblement des unités disloquées se faisait des deux
côtés.
Que vient-on nous conter alors du général qu'on ne trou-
vait pas ?... de toute la journée, dit-on, le maréchal n'avait su
où était le corps d'armée. — Soixante pièces de canon en feu font
pourtant un certain bruit. — Son chef était, vraisemblablement,
au centre de l'action puisque, des trois cavaliers de la garde de
son fanion, l'un était tué, un autre blessé, l'autredisparu. — Au-
cun des officiers envoyés, dit-on encore, à sa recherche par le
maréchal n'avait pu le joindre... Je n'ai pas à l'expliquer, mais
à le constater, d'abord pour n'en avoir, en effet, pas vu un seul,
ensuite parce que cela se trouve confirmé au procès.
Pourtant M. Ollivier a écrit : « Or il est certain que Bazaine
a ordonné et que Ladmirault a désobéi. » — Ordonné quoi?
Désobéi à quoi?...
(1) Voyez La Bataille de Rezonville, par Germain Bapst, p. 397.
LES BATAILLES SOUS METZ. 299
IV
Le général de Ladmirault n'a pas reçu d'ordres ; il n'en a
pas demandé. Sur cette seconde constatation, j'ai écrit quelque
part (1) qu'il n'en avait garde, ne pouvant manquer de pressen-
tir à quoi ces ordres eussent tendu.
M. Ollivier s'en indigne, cette fois contre moi, dont il trouve
l'explication « inouïe; » contre le général ensuite, dont, sans
aller aussi loin dans ses appréciations, il trouve l'attitude, met-
tons distante, très coupable.
Restons d'abord dans le fait : on ne demande des ordres,
quand on en a déjà, que lorsqu'on est en présence d'un fait nou-
veau de nature a les modifier. Le cas se présenta-t-il pour nous
dans cette journée du 16 août? Elle commence par une longue
marche, sans aucun incident, pour gagner l'étape assignée. A ses
approches on rencontre des vedettes ennemies : ce n'était une
surprise pour personne, pas plus à l'Etat-major général que
pour nous. On les refoule et l'on atteint une hauteur d'où l'on
voit le passage sur la route de Gravelotte à Mars-la-Tour chau-
dement disputé à la colonne de gauche de l'armée française.
On marche h son canon, on prend contact avec ses unités les
plus voisines, qui sont elles-mêmes en communication avec le
commandant en chef, et l'on appuie leur développement d'une
manière si complète, qu'à un moment les troupes se rejoignent.
— C'est là ce que M. Ollivier appelle « agir comme un comman-
dant en chef isolé. » — A mesure que celles du 4^ corps débou-
chent sur la ligne de bataille, elles la prolongent vers la droite,
débordant ainsi jusqu'au-dessus de Mars-la-Tour le corps ennemi
qui barrait la route. Il faut se bien rappeler que c'est le fait
d'un seul corps d'armée ennemi. Déjà ses (lanqueurs étaient
refoulés par notre division de tête, quand celle d'un autre corps
d'armée allemand vient à la rescousse. Nous y faisons face,
nous lui brisons la tête, et nous restons, la journée finissant,
sur la position.
Tout cela ne se passa pas dans une musette, ni sans donner
à l'état-major du 4^ corps quelque occupation, tandis qu'il y
avait un gros état-major général pour y venir voir, qui ne s'en
(Ij Le général de Ladmirault à Rezonville, Revue hebdomadaire, 5 août 1911.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
dérangea pas. Il avait assez à faire, parait-il, de chercher le com-
mandant en chef, qui ne s'en inquiétait pas plus que de nous .
La nuit venue, le commandant du 4^ corps, demeuré en
effet sans communications avec cet état-major, se replia sur la
position qui lui avait été assignée dans l'ordre général de
marche, — Doncourt, qui est avec Jarny la clef du passage de
l'Orne. En s'en départissant sans ordres, il eût commis la faute
la plus grave que puisse commettre le chef d'un corps dans une
armée en retraite. Il eût compromis cette retraite considérée
comme le salut de l'armée, alors qu'elle ne pouvait plus s'effec-
tuer que par la route dont il avait la garde. Et il eût commencé
par compromettre sapropre troupe, s'il l'avait fait sans reprendre
ce qu'il avait laissé en arrière pour accourir au feu, son convoi, 'f
les sacs de son infanterie, les charges de sa cavalerie. C'eût été {
trop d'étourderie chez un homme de l'expérience du général de
Ladmirault; il ne pouvait perdre de vue ni ce détail, ni l'idée
générale qui avait inspiré l'ordre de mouvement.
Ici se placerait la discussion classique sur la possibilité pour
le 4® corps, réduit à deux divisions en marche ou au combat »
depuis le matin, d'enlever à la fin de la journée, — il ne faut
pas dire Mars-la-Tour, qui n'a pas de valeur militaire, mais
Tronville, qui était visiblement la clef de la position. Je n'ai
pas qualité pour aborder cette discussion qui partage encore les
esprits, n'ayant la parole que pour apporter des témoignages et
non des opinions. Je l'ai fait ailleurs (I).
J'appellerai seulement ici l'attention sur l'avis du général
Bonnal (2). Je le vois souvent cité par M. Ollivier sur des points
moins importans que celui-ci, où il se prononce nettement
contre la possibilité d'obtenir utilement ce nouvel eff'ort des
troupes du 4® corps ; comme aussi contre l'explication fantaisiste,
et d'ailleurs controuvée, tirée de l'épuisement physique du
général de Ladmirault, qui dépare, comme il dit, les récits
charmans de M. Bapst.
Voilà qui est dit pour le fait du commandement, non point
isolé, mais très personnel, exercé par le général de Ladmirault
(1) Voyez ut supra.
(2) Voyez Général Bonnal, Questions de critique militaire, 1913, p. 133.
LES BATAILLES SOUS METZ. .. 301
pendant la journée du 16 août. Si j'ai paru en éiudei- l'explica-
tion morale, c'est pour la mieux dégager du moment, en la
montrant dominante et constante, comme on va le voir.
Le général de Ladmirault, ainsi que la plupart de nous, avait
pressenti clairement que le maréchal Bazaine ne songeait pas à
s'éloigner des murs de Metz et préférait attendre ainsi les évé-
nemens qui se produiraient ailleurs ; on le savait d'ailleurs
capable de sacrifier beaucoup à ce plan. Mon chef ne me
le dit que bien plus tard; mais moi, à qui sa confiance
accordait une certaine liberté de parole, je lo lui avais
dit dès la veille, en rentrant du grand quartier général où
j'avais été chercher les ordres du maréchal. Le mouvement
d'irritation, qui se traduisit chez celui-ci par un coup d'ongle
sur la carte, m'avait, je ne dirai pas suffi, mais confirmé dans
le sentiment que l'ordre de mouvement aussi bizarrement tracé
n'était qu'une feinte. Je n'étais pas seul à le penser : la veille,
le colonel Lewal en avait dit le mot, en réponse au cri du ma-
réchal Canrobert devant l'incroyable traversée de Metz (1).
Voici comment je m'étais exprimé : « Mon général, le pays
dont je vous parle (le plateau et la vallée de l'Orne) est beau,
riche, boisé ; un corps d'armée peut en manœuvrant s'y tirer
d'affaire; le vôtre a confiance en vous et vous suivra. Emmenez-
le pour votre compte, parce que sans cela nous sommes tous
perdus (2). » Le général ne me répondit pas autrement que par
ces mots : « Vous êtes fatigué, allez vous reposer. » Mais je vis
bien ce qu'il en pensait, — et il n'en pouvait, comme je le répète
ici, penser autrement.
Sans doute, son indulgence à ne pas me reprendre de ce
langage insolite n'était pas alors autre chose qu'un égard pour
mon état de fatigue à la suite du combat de la veille et du ser-
vice de la nuit. Cette indulgence ne correspondait nullement
chez lui à une méconnaissance de la discipline ou à un affai-
blissement de l'esprit de devoir. Ce que lui commandait la dis-
cipline, il venait de s'en acquitter ; et ce qu'il lui restait à faire
était tracé par l'ordre même, dont il accomplit le but en ne s'en
tenant pas aux moyens indiqués. C'est ainsi que l'initiative d'un
chef peut se concilier avec sa subordination, pour le plus grand
bien du service.
(1) Germain Bapst, La Bataille de Rezonville, p. 15.
(2) Feuillets de la vie militaire sous le second Empire. — Librairie Nationale.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
La discipline, qui fait la force principale des armées, —
comme s'exprimait notrb règlement d'alors, — n'est ni servile,
ni passive. Elle doit être comprise comme ce. qu'elle est essen-
tiellement, le départ des responsabilités. A celui qui commande
appartient celle du but; à celui qui exécute celle du choix et de
l'emploi des moyens. Il n'a d'ordres à attendre ni à solliciter
pour s'en couvrir, tant qu'il voit clairement la situation ; c'est
elle qui le commandera désormais jusqu'à l'atteinte de ce qui
lui a été assigné pour but. — Soupçonne-t-il, par des indices cer-
tains, que ce but n'est pas aussi ferme dans la pensée de qui
l'a tracé que dans son expression, il ne connaît que celle-ci, et
ne doit pas risquer d'en affaiblir la poursuite par les lenteurs
inévitables d'une hésitation ou d'une demande d'ordres qui
entraine leur attente et compromet sûrement ainsi l'action.
Sans doute Canrobert et Le Bœuf envoyèrent officiers sur offi-
ciers à Bazaine qui ne songeait qu'à s'en sauver : aussi ne firent-
ils rien qui marque de tant d'ordres et de contre-ordres. Le com-
mandant du 4*^ corps n'en sollicita ni n'en attendit pour
marcher le 14 au canon de sa propre troupe, ni le 16 à celui de
Canrobert; mais il n'a pas, quoi qu'on dise, aucune de ces fois
perdu de vue le but ; les ordres du commandant en chef l'ont
trouvé le lendemain, et l'auraient trouvé le même soir, au
poste qui lui avait été assigné. Voilà ce dont je suis le témoin.
Au résumé, on ne saurait tirer de mon langage plus que de
mes témoignages autre chose que l'infirmation des moyens
employés au profit de Bazaine contre son lieutenant.
VL
Le chapitre intitulé « Gravelotte-Saint-Privat » n'appelle pas
moins rectification que les précédens, par le rétablissement des
faits sur le point le plus grave. J'ai hâte de dire que l'objet de
cette rectification capitale ne parait pas correspondre à un parti
pris chez l'auteur, mais à une lecture incomplète. M. Ollivier
écrit qu'au soir de cette journée sanglante du 18 août, « vers
huit heures ou huit heures et demie, Bazaine libelle un ordre
général de retraite à tous les chefs de corps. Mais cette retraite
n'avait pas attendu son ordre. Celle de Canrobert était en train ;
celle de Ladmirault ne tarda pas à le suivre. Quoique son fïanc
droit fût découvert par la disparition du 6*^ corps d'armée,
LES BATAILLES SOUS METZ. ' 303
Ladmiraiilttonta l'impossible pour didercrriuévitablo. Le Bœuf,
dont aucune attaque n'avait ébranle la solidité, retarda un
moment la catastrophe par l'envoi du brave Saussier... »
La catastrophe, ce serait l'abandon du plateau de l*lapj)e-
ville, qui, s'allongeant entre deux ravins boisés jusqu'aux car-
rières au-dessus d'Amanvillers, est le dernier débouché vers
Briey et Montmédy restant à une armée qui ne veut pas être
rejetée et demeurer bloquée dans le camp de Metz. La naissance
du ravin de Ghatel,qui encadre à gauche le plateau, est flanquée
par la maison forte de Montigny ; la ferme Saint- Vincent, le
Gros-Chêne, sont comme les réduits de cette position, que le
général Bourbaki, qui l'occupait pendant la bataille, qualifiait, à
tort du reste, de « magnifique. » Or cette position, le 4'' corps
ne l'a nullement cédée à l'ennemi, mais évacuée seulement pen-
dant la nuit du 18 au 19 et la matinée du lendemain. Cela uni-
quement sur les ordres formels du commandant en chef relatés
ci-dessus, et sur les indications des officiers qui rapportaient
ces ordres du quartier général. J'étais de ceux-là ; j'en ai déposé
au procès du ïrianon, et M. Ollivier n'en ignore pas, puisqu'il
cite les premiers mots de ma déposition. Parlant des messagers
de la défaite du 6*= corps qui arrivent au maréchal, il recon-
naît que celui du 4^ corps « La Tour du Pin est moins pessi-
miste : il affirme que nous tenions nos positions, que la bataille
n'était pas perdue, mais qu'elle était à recommencer le lende-
main matin... » Puis aussitôt le narrateur, négligeant la suite
de ma déposition, me confond avec les officiers de l'état-major
du 6'^ corps, qui étaient venus, dit-il, demander au comman-
dant de leur assigner d'autres positions. Dans cette assimilation
des deux corps d'armée, M. Ollivier écrit qu'après Cissey, qui,
découvert par l'abandon de Saint-Privat, ne put se maintenir en
ligne, (( (irenier le suivit : l'infanterie de la division Lorencez
et la brigade Pradier... soutinrent plus longtemps la lutte en
desespérés, mais prirent enfin, eux aussi, la voie douloureuse
de la retraite. » Or cela est le contraire de ce dont j'ai déposé :
la bngade Bellecour de la division Grenier a bien été repliée,
mais la brigade Irradier de la même division a bivouaqué sur
sa position de combat, en avant de Montigny, jusqu'au lende-
main matin (1). La division Lorencez est restée en ligne devant
(1) Voyez Relulions de l'Élaf-Major de l'anne'e. — Documens annexes, l. III.
304 REVUE DES DEUX MONDES.
Amanvillers jusqu'à neuf heures du soir, c'est-à-dire jusqu'après
la fin de la lutte. Elle n'a été repliée qu'ensuite sur Saint-Vin-
cent, puis sur le Gros-Chêne, où je lui apportai directement du
grand quartier général, à minuit, l'ordre de rentrer sous Metz.
Où donc est la « catastrophe? » et qui l'a précipitée? Lad-
mirault ou Bazaine ? Tandis que celui-ci était rentré à Plappe-
ville, d'où n'était même pas sorti son fanion, le premier, inlas-
sable, reformait sur le plateau ses élémens refoulés, sous la
protection de ceux qui n'avaient cessé de tenir, afin d'être prêt
à reprendre la lutte dès le lendemain matin (1). C'est la mort
dans l'àme qu'il se les vit enlever alors par les ordres répétés
du commandant en chef, et rappeler dans l'enceinte d'où ils ne
devaient plus sortir.
M. Ollivier ne s'en est pas rendu compte. Au lieu de s'en
tenir aux sources contrôlées, les dépositions des témoins et les
rapports des corps, aurait-il accueilli cette fois encore avec la
même facilité que M. Bapst des récits inacceptables pour une
œuvre historique? J'ai pu déjà opposer à ceux-là le défi public (2)
de produire un témoin, — et il pourrait s'en trouver parmi les
vivans, puisque j'en suis encore, — qui vienne apporteret puisse
maintenir devant moi un témoignage différent du mien sur ce
point capital.
• *•
P. -S. — Ce débat loyalement consenti entre le brillant histo-
rien et l'obscur combattant des batailles de Metz est aujourd'hui
tronqué par la mort. Il ne convient donc plus au survivant
d'apporter à ses témoignages la conclusion qui doit s'en déga-
ger d'elle-même. Mais il lui reste à exprimer, avec sa reconnais-
sance pour l'hospitalité de la Revue, un regret extrême de
l'événement qui ferme trop tôt la lice ouverte à la défense d'une
noble mémoire.
La Tour du Pin-Ghambly,
Lieutenant-colonel en retraite.
(1) Général Bonnal, La manœuvre de Sainl-Prival, t. 111.
(2) Voyez l'Éclair du 13 juillet 1913.
DE L'HISTOIRE
ET
DES HISTORIENS
I
DE L'HISTOIRE
I. — DÉFINITION DE L'hISTOIRE
Voltaire dit très simplement et très justement : « Les pre-
miers fondemens de toute histoire sont les re'cits des pères aux
enfans, transmis d'une génération aune autre. » L'histoire, en
effet, est le sentiment de la continuité dans le corps social, de
même que la vie est le sentiment de la continuité dans l'orga-
nisme individuel. L'homme n'existe que parce qu'il a conscience
de son existence, et cette conscience est en lui, parce que, se sou-
venant constamment d'avoir été avant, il en conclut qu'il restera
lui-même après : u Je me souviens, donc je suis. » De même,
l'Humanité (l).
La mémoire est la faculté initiatrice de l'Intelligence; or,
l'Histoire étant la mémoire des sociétés, on peut dire qu'elle est
la faculté initiatrice de la civilisation.
Sans elle, la société n'existerait pas, puisqu'elle n'aurait
(1) Miihel Bréal donne la même origine étymologique au mot mens « 1' Intelli-
gence » et au mot memini, « je me souviens » : <■ Le mot qui présente la racine sous
la forme la plus simple est viemini... Cette racine men est du petit nombre de
celles qui expriment une opération de l'esprit ; elle marque principalement les actes
de la mémoire et ceux de lim.iïination. De la racine men vient, sans doute, le
nom de Minerva, « la Déesse de llalelligence. »
TOME XVII. — 1913. JBO
306 REVUE DES DEUX MONDES.'
aucun souvenir de vie antérieure ni aucune prévision de vie
postérieure. Dès que la société emmagasine des souvenirs, elle
constitue son expérience et, par conséquent, détermine son
propre progrès. L'histoire est donc l'agent principal de l'exis-
tence sociale; elle la crée en l'observant. Par définition, l'iiisto-
rien est un voyant, voyant dans le passé et voyant dans l'ave-
nir (1). Ainsi se détermine sa fonction.
A-t-on réfléchi à ce que serait l'homme s'il n'avait pas l'his-
toire? On l'a défini un « animal politique; » il est, surtout, un
(( animal historique. » Relisons la page de Pascal : « L'homme
est dans l'ignorance au premier âge de sa vie; mais il s'instruit
sans cesse dans son progrès; car il tire avantage non seulement
de sa propre expérience, mais de celle de ses prédécesseurs,
parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connaissances
qu'il s'est une fois acquises et que celles des anciens lui sont
toujours présentes dans les livres qu'ils lui ont laissés. Et,
comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmen-
ter facilement; de sorte que les hommes sont aujourd'hui dans
le même état où se trouveraient ces anciens philosophes s'ils
pouvaient avoir vieilli jusqu'à présent en ajoutant aux connais-
sances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur
faire acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que,
par une prérogative particulière, non seulement chacun des
hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que
tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à me-
sure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans
la succession des hommes que dans les âges diiïerens d'un par-
ticulier. De sorte que toute la suite des hommes doit être
considérée comme un môme homme qui subsiste toujours et
qui apprend continuellement. »
Voilà, décrit en une seule page, le progrès de l'esprit
humain. Pourtant, à ce tableau, il manque quelque chose : ce
sont les hésitations, les lenteurs, les difficultés inhérentes à
ce progrès, à ce travail par accumulation. Dans une image
extraordinairement raccourcie, Pascal représente l'humanité
comme une seule et même personne vivante; en fait, elle est
(1) « Hisfoire. Et.ym. lat. hixlom, du grec Uxopia, dont le sens propre est in-
formation, recherche intelligente de la vérité. "lavwp veut dire le savant, le témoin,
et se rattache à elSov. signifiant savoir, voir, le même que le latin videre et le
sanscrit vid. » (Littré.)
DE l'histoire et DES HISTORIENS. 307
composéo de la série multiple et diverse des races et des ge'né-
rations, et ces races et ces géne'rations, e'chelonnées et dispersées
dans l'espace et dans le temps, ne sont jamais, entre elles, en
une communication complète. La mémoire de l'humanité est
constamment altérée, effacée, entrecoupée par la distance, par
la mort, par les mille causes qui empêchent les rapports et
brisent les liens.
Si l'humanité était un seul être vivant, sa mémoire, c'est-à-
dire la conscience qu'elle a de sa propre existence, l'accompa-
gnerait toujours : l'histoire se confondrait avec le souvenir. Mais,
puisqu'elle meurt à chaque génération, le souvenir ne devient
l'histoire que par l'effort des générations nouvelles. L'histoire
est peut-être la plus puissante manifestation de l'énergie sociale
et de la volonté qu'a l'homme de se survivre. L'histoire est
une faculté humaine.
En reliant toutes les vies et toutes les expériences indivi-
duelles, elle fait de l'humanité un organisme. Par l'histoire,
celle-ci est un corps en marche, soumis à une discipline, et qui,
relevant et contrôlant sans cesse ses pas, rectifiant ses erreurs,
critiquant ses guides, corrige l'instinct par la raison, domine
la nature par le calcul et la prolonge par l'art. Ainsi, le progrès
est en fonction de la tradition ; toute innovation a sa courbe,
son « graphique, )> son <(. dossier, » qui la prépare et qui la
contient; l'histoire c'est le souvenir, c'est l'expérience, c'est la
réflexion. Les hommes périraient sans lendemain, comme les
mouches d'automne, si les générations n'étaient enchaînées les
unes aux autres par l'histoire.
L'histoire a créé l'écriture, ou, plus exactement, le signe. Le
signe et l'écriture n'ont d'autre objet, en somme, que d'assurer
l'homme, animal historique, contre la perte de l'histoire. Le
jour où le pauvre être, à demi simiesque, qui avait tant de mal
à trouver sa subsistance et à se retrouver lui-môme dans le
marécage originaire, s'avisa de faire, avec un caillou, une
entaille sur un arbre pour marquer son chemin, le jour où il
inscrivit ce repère sur les choses comme un adjuvant à sa mé-
moire et à celle de sa tribu, ce jour-là, ayant inventé le signe,
il avait assuré la continuation des traditions et des techniques ;
il avait paré, dans une certaine mesure, aux erreurs et aux
régressions : la science humaine était fondée.:
308
REVUE DES DEUX MONDES.
Qu'est-ce que la science, sinon un enregistrement, une mné-
motechnie et une pédagogie? La science est dans la nature
comme la statue dans le marbre; il s'agit de la de'couvrir, de
définir ses contours et de la perpétuer. Tous les enfans du
monde sont mis à apprendre et réciter, pendant de longues
années, l'acquis des siècles antérieurs pour que l'humanité n'ou-
blie pas; car, si l'homme ne ramenait sans cesse la science à
ses origines, il la perdrait. Gomme les animaux, il revient sur
ses brisées. Chaque enfant est, ainsi, une petite humanité réca-
pitulant des milliers d'existences antérieures.
L'homme a multiplié, autant qu'il l'a pu, ces moyens de
préservation, ces précautions contre l'oubli, ces gymnastiques
pédagogiques et « classiques : » à tel point qu'il lui arrive sou-
vent de confondre l'enseignement et la science : les professeurs
ne se refusent pas le titre de savans. La science, qui explique
la nature, se soutient et s'accroît parce qu'elle est conservée
par l'histoire.
L'art, à son tour, n'est qu'un procédé, un instrument de
l'histoire. C'est un moyen d'expression, un langage durable et
universel, visant la pérennité. Que prétendent les architectes,
peintres, sculpteurs, graveurs, musiciens, sinon traduire et
transmettre à l'avenir les spectacles, les sentimens, les émo-
tions dont ils ont joui ou souffert? L'homme s'inscrit sur le
présent pour devenir le passé d'un futur qu'il prévoit. Les arts
sont la marque suprême de la civilisation parce qu'ils sont les
témoins les plus émouvans de l'histoire. Je ne sais si les œuvres
de Tite-Live, de Tacite, sont plus explicites que le Cotisée et le
Pont du Gard pour narrer la grandeur romaine; je ne sais si
la Somme de saint Thomas nous explique les aspirations reli-
gieuses du moyen âge mieux que la cathédrale de Chartres ou
la cathédrale d'Amiens; je ne sais si le Discours sur THistoue
Universelle exprime mieux la majesté du siècle de Louis XIV
que Versailles.
Les sciences, les arts, les techniques, toutes les productions
de l'activité humaine se jettent dans l'histoire comme les
fleuves dans la mer; l'histoire subvient sans cesse à la mémoire
trop courte et si vite lasse des individus et des générations.
Dans ce travail constant, pour que la pensée et la parole se
prolongent, d'échos en échos, à travers les siècles, les hommes
Qpt reconnu la puissance particulière du rythme. L'ingéniosité
DE l'hISTOÎRE et DES HISTORIENS.- 309
des troiivew's ou des créateurs (les poètes) a découvert, au point
de jonction des corps et des âmes, cette étonnante application des
lois de la nature physique à la nature intellectuelle, qui fait que
la cadence capte l'âme et l'entraîne dans son mouvement; le
rythme, le nombre, l'harmonie, la poésie deviennent ainsi, à
leur tour, des auxiliaires merveilleux de l'histoire.;
Les Druides apprenaient aux enfans de longs poèmes pour
assurer le souvenir des faits du passé. Que sont VIliade,
YOdj/ssée, les Travaux et les Jours, sinon des récits historiques
ou des traditions techniques confiées à la cristallisation du
vers? h' Enéide de Virgile, la Pharsale de Lucain, Y Art poé-
tique d'Horace sont aussi des œuvres techniques ou mnémo-
techniques ; le théâtre, tragique ou comique, est toujours
une leçon, un enseignement; toute pédagogie commence par
la récitation des vers; et, si la poésie, se dégageant de ces
origines si noblement utiles, a ouvert les ailes à l'envolée
lyrique, si, de concert avec sa sœur, la musique, elle emporte
l'âme humaine jusqu'au rêve, jusqu'au ciel, elle ne peut oublier
son point de départ; elle n'est assurée de sa grandeur que lors-
qu'elle devient classique, c'est-à-dire quand elle est digne d'être
apprise aux enfans dans les classes.
La poésie et l'histoire sont les deux maîtresses des mœurs :
elles formulent les règles de la conduite en leurs sentences ou
en leurs exemples. La morale, si elle a des sanctions plus hautes,
n'en est pas moins le résultat de l'expérience de l'humanité.,
Chercher le bien, fuir le mal, honorer ses parens, aimer son
prochain, se dévouer pour sa patrie, faire aux autres ce que l'on
voudrait qui vous fût fait à vous-même, ces préceptes sont
nécessaires à l'existence de la société et à sa durée. Elle périrait
s'ils n'étaient pas appliqués par la grande majorité de ses
membres. Mais qui est-ce qui le dit et qui est-ce qui le prouve,
si ce n'est l'Histoire?
C'est elle qui fonde le pacte social sur le sacrifice. L'histoire
est une morale ; elle est la maîtresse des princes et des peuples,
elle travaille sans cesse à la distinction du bien et du mal; elle
passe au crible les actes des hommes et sépare l'ivraie du bon
grain. Elle juge. Elle est le tribunal où siège la conscience des
générations.
Rien que par le fait qu'il naît, l'individu accepte, de la so-
ciété, l'abri, le secours, la protection; il suce une dette inamor-
310
REVUE DES DEUX MONDES.
tissable avec le lait; il s'engage, ne le voulût-il pas. Le fils ne
peut se de'pouiller de ses ancêtres, ni le présent du passé! Le
nouveau venu est contraint de se soumettre aux lois, puisqu'il
en réclame, avant de naître, le bénéfice. Il prend le pas de la
troupe en marche; il avance par elle, au milieu d'elle. L'hos-
tilité de la nature, la brutalité des animaux et des hommes,
toutes les forces adverses qui se ruent sur lui, la société s'est
donné pour tâche de les écarter de son berceau. Elle veille sur
son tendre sommeil ; et cette protection ne veut même pas être
implorée; le code qui la dicte est antérieur à chaque être nais-
sant et lui survivra.
Donc, le monde où vous naissez vous tient; lâchez-le, il ne
vous lâchera pas; l'homme est fonction de ses ancêtres ; il subit
son propre angle facial; sa personnalité consciente, sans doute
libre, est liée à sa personnalité subconsciente qui ne l'est pas.i
Le révolté obéit encore, puisque, pour lutter contre la société,
il lui emprunte les armes qu'il retourne contre elle.
Le poids de l'histoire pèse sur l'humanité pré.sente et future
et lui a tracé, d'avance, sa ligne de conduite : le devoir. Devoir
veut dire dette. En remplissant le devoir, on ne fait que payer
ce qu'on doit. C'est de l'équilibre de tous les devoirs que se fait
le Droit. Mais, ce compte, cette balance des dettes, puisqu'elles
viennent du passé, ne peut s'établir que par l'histoire.
Dans l'harmonie de l'univers, se conformant à l'ordre et aux
lois qui le régissent, l'homme agit, veut et pense conformé-
ment à cet ordre et à ces lois. Sa volonté éphémère, étant
fille de la volonté éternelle, s'efforce, sans cesse, de se rappro-
cher d'elle. Entre l'infini et le fini, entre le créateur et le créé,
entre le divin, c'est-à-dire l'inconnu et l'intelligence, c'est-à-dire
ce qui veut connaître, le contact se fait par la réflexion et par
la foi.
L'homme a en lui le sentiment de l'infini, puisqu'il le
nomme, et la notion d'une volonté créatrice, puisqu'il y pense.
On ne saurait arracher à l'âme humaine une certaine idée de
la série, de l'ordre, de la succession, de la causalité, se prolon-
geant, au-dessus de l'univers visible, jusqu'à une cause première.
Or, ce sentiment de la série résulte de l'expérience sécu-
laire, affirmant le développement lié des faits et des choses. La
pensée humaine n'a que ce point d'appui, le souvenir, pour
s'élancer, du fini qui se transforme, vers l'infini qui demeure.
DE l'histoire et DES HISTORIENS.: 311
L'histoire, fille du souvenir, n'est pas seulement une faculté
utile et terrestre, c'est une faculté intuitive et céleste. La philo-
sophie et la religion ne sont qu'une histoire idéalisée et purifiée.
A la naissance de toute religion, il y a un livre, un témoignage :
VÈcriture. La tradition enseigne à l'homme, non seulement le
passé et le réel, mais le futur et l'au-delà.;
Voilà donc ce qu'est l'histoire. Les faits, les techniques, les
arts, les mœurs, les idées, les aspirations, les croyances, les lois,
l'ordre, tout s'enregistre et se transmet en elle. L'homme vit
en état d'histoire. Son geste se prolonge indéfiniment par
l'histoire, comme la lumière et le son vibrent éternellement
dans l'espace.
II. — L HISTOIRE EST UN ART
Une faculté qui s'exerce, cause un plaisir. L'histoire ne
serait pas, pour l'homme, une nécessité qu'elle lui serait une
émotion, — émotion délicieuse et avidement recherchée.
Dans le récit que le père fait aux enfans, il y a un charme
réciproque. Ce n'est pas pour « apprendre » que l'enfant
demande, sans cesse, des « histoires, » c'est pour s'amuser. Il
jouit du récit en tant que récit, et le narrateur est non moins
heureux, si 1' « histoire » étant bien faite, bien agencée, expres-
sive, produit une émotion.
L'histoire a donc une autre raison d'être que son utilité. Il
y a l'histoire pour l'histoire, comme il y a l'art pour l'art. Et,
cette constatation suffit pour établir que V histoire est un art.
Comme tous les arts, l'histoire vise la Beauté. Elle essaye
d'y atteindre par le récit animé des événemens, l'harmonie des
proportions, la clarté des déductions, le rendu des personnages,
1 illusion de la vie. La puissance d'expression est, là comme
dans les autres arts, l'objectif suprême.
Un sculpteur taille le marbre, un peintre manie le crayon
et le pinceau ; un architecte ordonne les matériaux et impose à
la matière la lumière et le mouvement, le poète marque la
cadence et le musicien combine les sons : — l'historien évoque
des sentimens et des pensées par le rappel du passé et le pro-
longement des ombres.
312
REVUE DES DEUX MONDES.
Cicéron, dansun passage célèbre, donne l'esthétique de l'his-
toire : (( Elle est, dit-il, le témoin des âges, le flambeau de la
vérité, l'âme du souvenir, la maitresse de la vie, la messagère
du passé. » Pour remplir le vaste cadre qui est le sien, quelle
variété, quelle abondance, quelle pénétration, quelle application
ne lui faut-il pas? Et quelle puissance créatrice! Représenter la'
vie des sociétés et la vie des hommes, en évitant le double écueil
de la sécheresse ou de la profusion, évoquer les événemens
dans un raccourci tel que le nécessaire soit dit et rien que le
nécessaire, déposer, dans le récit, l'émotion comme la lame se
cache au fourreau, tel est le devoir de l'historien. Il a pour
sujets éternels l'homme et la nature. Réaliste et idéaliste, il
touche les deux cordes. La vérité et l'expression, mais, n'est-ce
pas tout l'art?
L'historien est un conteur. L'homme aime à se sentir bercé par
des récits et des fables. Toute image de sa propre existence
l'amuse, l'intéresse, le passionne. Assise autour du foyer, la
famille retient son souffle, tandis que la mère-grand dit les
légendes de la primitive humanité. Le Petit Chaperon rouge et
V Oiseau bleu, le Petit Poucet et la Belie au bois dormant meu-
blent, de leurs images fantasques, le cerveau impressionnable de
l'enfance; Shéhérazade endort le sultan au narré adroitement
interrompu des Mille et une Nuits; les dames et seigneurs, ras-
semblés par Boccace, oublient les horreurs de la peste en écou-
tant le Décameron. C'est peut-être parce qu'elle savait, mieux
que nul autre, tisser la trame des contes légendaires que la
« Grèce menteuse » a été l'éducatrice de l'humanité. Personne
n'a dit comme notre La Fontaine le charme toujours nouveau
des vieux récits :
Nous sommes tous d'Athène en ce point, et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d'âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême.
On affirme que les grandes épopées chevaleresques, celles
qui ont fourni au moyen âge la noble littérature des Chansons
de Geste, étaient récitées, par les trouvères, le long des routes
interminables qui menaient les croyans aux pèlerinages et aux
croisades. L'une soutenant l'autre, la légende et l'histoire mar-
chaient ainsi de compagnie, l'imagination abrégeant la route de
DE l'histoire et DES HISTORIENS. 313
l'action. Que l'on chantât d'» Olivier «etde « Roland » auprès de
Godefroy de Bouillon et de Tancrède; que Gharlcmagne à la
barbe lleurie chevauchât près de Philippe-Auguste et de
saint Louis, ces belles rencontres font le tissu [vivant de l'exis-
tence sociale. Les Grecs et les Romains marchaient ainsi avec
nos armées révolutionnaires et, sur la terre d'Egypte, les qua-
rante siècles des Pyramides contemplaient les soldats de
Bonaparte.
Ni les contes bleus, ni les légendes épiques ne fatigueront
jamais l'imagination des hommes. Pourtant, les générations
modernes, à l'esprit plus complexe, ont des exigences plus réa-
listes. Elle veulent des contes, elles aussi; mais des contes où
elles puissent reconnaître une image plus immédiate de leur
propre existence. D'où la vogue croissante et le caractère de plus
en plus documentaire du <( roman. »
Selon une observation de Bacon,» cet esprit d'indépendance,
qui est une force et une dignité de la nature humaine, le porte
à se soustraire au cours ordinaire des choses et à se créer un
domaine imaginaire, où elle est plus libre et dispose à son gré
desévénemens. «Mais ce génie conteur par lequel l'intelligence
humaine essaie, en quelque sorte, sa propre élasticité et tend
la corde de sa puissance, ce génie conteur se sent plus fier de son
œuvre, s'il sait la rattacher au câble solide des vraisemblances
et des possibilités. La fiction se targue de la vérité; le conteur
veut passer pour un observateur. Ainsi le roman se rapproche
de l'histoire.
Teinté de « réalisme, » il étonne le monde de ses prétentions
et de sa prolificité; il prétend présenter le tableau de toutes les
passions, le décor de tous les spectacles, l'amalgame de toutes
les possibilités humaines et extra-humaines ; il oublie son rôle
d'amuseur. Il se fatigue et fatigue. S'il n'est ramené à ses ori-
gines, le roman périra après avoir encombré un siècle vain de
son éphémère production. « Documenté »et(( documentaire, » —
s'il pouvait prendre ces qualificatifs au sérieux, — il n'aurait
plus qu'à se perdre dans l'histoire.
I L'histoire tient de la fable, de l'épopée, du roman, parce
qu'elle est aussi œuvre de conteur : mais elle se distingue de ces
I « genres, » parce qu'elle s'appuie exclusivement sur la vérité.
1 L'historien est un conteur, mais un conteur vj^ai. Cette condi-
j tion de l'histoire fait d'elle une science, nous le verrons tout
314 REVUE DES DEUX MONDES.
à l'heure ; mais au point de vue de l'art, nul ide'al ne peut être
plus noble : le Beau n'est-il pas « la splendeur du Vrai ? »
Ce mot fixe l'idéal de l'histoire; il en expose aussi la diffi-
culté'. « Faire revivre, » c'est créer une seconde fois. Il ne suffit
pas, en effet, d'une copie littérale pour donner l'impression de
l'original. Celui qui noterait jour par jour, minute par minute,
l'existence d'un grand personnage, n'aboutirait qu'au plus fasti-
dieux des graphiques. L'image de la vie a d'autres proportions et
d'autres saillies que la vie elle-même. Pour faire sentir ce relief,
il faut une maîtrise, une autorité qui viennent de l'énergie
et du caractère : qualités toutes viriles. Il faut savoir trancher
et faire des sacrifices. L'histoire est, comme l'action, affaire aux
mâles. Le peintre doit dominer le modèle pour le rendre.
Savoir, d'abord, puis savoir exprimer, savoir choisir et savoir
oublier, pour obtenir, dans le ramassé et le concis, l'hallucina-
tion de la vérité agissante, extraire de la mort les germes de la
vie, telles sont les exigences de cet art supérieur où prétendent
les historiens.
Thucydide raconte la guerre du Péloponèse. Les Athéniens
viennent de décider l'expédition de Sicile, où va se jouer le sort
de la République. La flotte qui doit transporter l'armée à Syra-
cuse est prête; l'ordre de l'embarquement est donné :
« Le jour venu, les Athéniens et ceux de leurs alliés qui se
trouvaient dans la ville, descendirent au Pirée. Dès l'aurore,
ils montèrent sur les vaisseaux prêts à prendre le large; toute
la population , citoyens ou étrangers , s'était massée sur le
port. Les familles accompagnaient ceux qui partaient, fils,
parens, amis. Tout en marchant, ils étaient partagés entre
l'espoir du succès et la crainte de ne plus revoir ceux qu'une
longue navigation allait séparer de la mère patrie.. A cette heure
des adieux, avec la perspective de lointains périls, le danger
paraissait plus grand que quand on avait décidé l'expédition.
Mais la variété, la grandeur du spectacle soutenaient, pourtant,
l'enthousiasme. Spectacle, en effet, magnifique et surprenant :
l'appareil des forces helléniques, tel que jamais une seule ville
ne l'avait déployé sur mer, était puissant et dispendieux... La
flotte avait été équipée à grands frais par les triérarques et par
la cité. Le trésor public avait donné une drachme par matelot et
avait fourni les vaisseaux dont soixante légers et quarante
DE l'histoire et DES HISTORIENS.i 315
affectes au transport des hoplites. Les trierarques avaient
pourvu ces bàtiniens d'exceliens écjuipages et 'accordaient aux
hommes embarques un surcroît de solde payé sur le trésor. Les
navires étaient décorés de l'image des dieux et d'ornemens
magnifiques; chaque équipage eût voulu que son vaisseau
fût le premier pour l'élégance et la rapidité. L'armée de terre
avait été choisie parmi les troupes d'élite ; il y avait aussi une
grande concurrence pour les armes et "pour les vêtemens, et non
moins d'émulation dans le zèle de chacun à remplir la fonc-
tion qui lui était assignée. On sentait bien qu'il s'agissait
autant d'un étalage de forces et de puissance pour en imposef
aux autres Hellènes que d'un armement nécessaire contre les
ennemis. Les équipages étant à bord des vaisseaux, toutes les
provisions embarquées, la trompette donna le signal du départ.-
Les prières furent dites, non pas sur chaque navire, en parti-
culier, mais pour la flotte tout entière par la seule voix d'un
héraut. Le vin fut versé dans les cratères; chefs et soldats firent
les libations dans des coupes d'or et d'argent. Aux prières de
ceux qui partaient répondaient les prières de la foule sur le
rivage ; citoyens et alliés, tous priaient ensemble. Après avoir
chanté le Pœan et terminé les libations, on mit à la voile... »
Je ne sais s'il est possible de produire une émotion plus pro-
fonde avec des moyens plus simples. Rien n'est laissé au hasard,
mais nulle recherche. L'autorité de l'homme d'Etat laisse per-
cer à peine l'inquiétude du citoyen; la netteté sobre du récit
ne trahit, par aucun trait voulu, l'attendrissement latent de
l'écrivain. Tant qu'il y aura une humanité, elle descendra sur
le Pirde, elle sentira l'appréhension de cet inconnu d'une cam-
pagne qui commence; elle partagera les passions dramatiques
des Athéniens et de leurs alliés à la minute où le Pœan cesse,
où la voile se gonfle pour emporter, vers Syracuse, la fortune
de la cité.
S'il était nécessaire de démontrer que l'hisloire est un art,
ces pages .suffiraient : l'imagination les orne, mais la réalité les
soutient. Et c'est cette double inspiration, nécessaire à l'his-
toire, qui fait d'elle un art à la fois puissant et mystérieux. Il
n'est pas accessible à tous. Pour le goûter pleinement, il faut,
avec la maturité, l'attention et la réflexion. Aussi la gloire de
l'historien est lente à venir ; les siècles seuls la consacrent.
L'histoire, fille dir temps, compte sur lui. Elle attend son
316 REVUE DES DEUX MONDES.:
heure et ne développe sa beauté que lentement. Clio est une
muse voilée. Elle est la suprême compagne de l'esprit humain.
L'homme fait, le vieillard se tournent vers elle ; ils trouvent,
dans ses œuvres, les seules choses qui les satisfassent : la
vérité et l'ordre.
III. — L HISTOIRE EST UNE SCIENCE
Le récit vivant des faits du passé est l'objet de l'histoire ;
mais pour les exposer, il faut les connaître; la recherche et la
critique des faits, l'aperception de l'ordre qui les range sous des
lois, donnent à l'histoire le caractère d'une science. Comme la
science, elle recourt à l'analyse d'abord, puis a la synthèse.
L'esprit humain, dans sa faiblesse, ne peut prendre la vérité
de front, la saisir entièrement et d'un seul coup. Il procède gra-
duellement, comme on s'élève sur le flanc d'une montagne ; il
ne la voit d'ensemble que de haut, en se retournant.
La connaissance des faits repose sur la critique des témoi-
gnages. Celui qui raconte les événemens auxquels il a assisté
n'est pas un historien, c'est un annaliste, un mémorialiste. Pré-
cisément parce qu'il a vu les choses de trop près, il les altère
en les décrivant; il n'est pas de témoignage direct qui ne soit
faussé par la passion ou simplement déformé par le manque
de recul. L'histoire proprement dite a besoin de considérer
l'enchaînement des faits pour exprimer la vérité elle-même :
« L'historien, ditFustel de Coulanges, doit étendre ses recherches
sur un vaste espace de temps. Celui qui bornerait son étude
à une seule époque s'exposerait, sur cette époque même, à de
graves erreurs. Le siècle où une institution apparaît au grand
jour, brillante, puissante, maîtresse, n'est presque jamais celui
où elle s'est formée et où elle a pris sa force. Les causes aux-
quelles elle doit sa naissance, les circonstances où elle a puisé
sa vigueur et sa sève, appartiennent souvent à un siècle fort
antérieur. »
A l'origine de toute recherche historique, il y a nécessaire-
ment une enquête sur la réalité des faits, sur leur véritable sens
et leur véritable portée. Cette enquête recourt aux divers pro-
cédés scientifiques auxiliaires de l'histoire : cet ensemble de
procédés forme l'érudition.]
DE l'histoire et DES HISTORIENS. 317
L'érudition est la science de la documentation historique.
La critique des documens est à la base de toute histoire, et c'est
pourquoi il est arrive' qu'on a confondu cette recherche, si né-
cessaire et si laborieuse, avec l'histoire elle-même. Puisque
l'histoire ne peut se passer du document, on a conclu que
l'étude du document était toute l'histoire et qu'il suffisait d'un
bon exposé critique pour faire œuvre d'historien, comme si, en
juxtaposant des couleurs, on faisait œuvre de peintre.
L'érudition n'est pas l'histoire : elle n'en est ni le corps, ni
l'àme; tout au plus, le squelette, L'anatomie n'est pas l'histoire
naturelle.
Dans ces derniers temps, l'accès aux dépôts d'archives a per-
mis de renouveler les sources de l'histoire. Puisqu'on pouvait
lire « la pièce » même où sont inscrites les délibérations des
conseils, les résolutions des hommes d'Etat, les confidences in-
times où l'amitié s'épanche, on s'est rué sur ce butin facile et on
a fait, de l'étalage de ces « documens, » une « science » exclusive
et jalouse.
Tous ceux qui ont participé à la vie publique, tous ceux qui
ont réfléchi h. la vie privée savent que ce qui est important dans
l'une et dans l'autre, 7ie s'écrit pas. Il y a une « pensée de der-
rière la tête » qui, souvent, se connaît mal elle-même, ne se
précise qu'au fur et à mesure qu'elle se réalise en action et dont
une réserve instinctive ne livre que bien rarement l'expression.]
L'homme d'Etat sait que, s'il réussit, le succès parlera pour lui;
s'il échoue, il ne veut pas paraître s'être trompé. Donc, il n'y
a guère îi compter sur la rencontre hasardeuse du papier révéla-
teur pour percer ce secret ultime ; il faut le deviner : c'est affaire
au raisonnement, à l'intuition, à l'imagination, à l'expérience.;
Le fatras livresque y sert de peu. Le document détermine un
point ou un moment; il ne donne jamais la ligne, encore moins
le dessin et le coloris. L'abus du document est une paresse qui
ne justifie pas tant d'orgueil : pigritia insolens.
Une heure arrive où l'historien doit prendre son parti,
écrire et juger. Cette heure, longtemps retardée, est la conclu-,
sien nécessaire de laborieuses recherches. L'homme ne demande
pas à l'homme la science parfaite d'un Dieu; il lui demande ce
qu'une existence humaine peut fournir, loyalement, de travail
et d'application. Au bout de l'histoire-science, l'art de l'histoire
intervient et prend les choses en mains; il apporte la lumière.
318
REVUE DES DEUX MONDES;
le relief, l'éclat. Quand l'e'rudit a réuni les matériaux, l'artiste
insuffle la vie. Ainsi l'histoire complète le conscient par l'in-
conscient : ut pictura poesis, ut poesis historia.
Précisément parce qu'on place très haut cet idéal de l'his-
toire, à savoir la recherche de la vérité jusqu'en son intime
essence, il n'en est que plus facile de reconnaitre l'importance
des instrumens de précision destinés à fournir à l'historien des
données exactes et positives.
La science de la documentation est la résultante de plusieurs
sciences dont elle enregistre et totalise les travaux : la paléo-
graphie, la philologie, la critique des textes, la numismatique,
l'archéologie, etc. Tout est document pour l'histoire ; rien n'est
hors de son domaine.
On dit avec raison que la géographie et la chronologie
sont les deux yeux de l'histoire. La naissance, le développe-
ment et la prospérité des sociétés humaines dépendent néces-
sairement de la nature du sol; les relations entre les peuples
tiennent surtout à leurs positions respectives sur la planète.
L'histoire politique n'est rien autre chose qu'une « économique, »
puisqu'elle est, en somme, le récit de la conquête de la
terre pour la subsistance. « Qui terre a guerre a, » disait le
vieux proverbe ; que n'ajoutait-il : « qui n'a terre a guerre. »
Car le pauvre se bat pour envahir, si le riche se bat pour se
défendre.
« L'histoire-bataille, » si gravement incriminée, reprend
ainsi sa réelle importance. La guerre entre les nations parait
barbare à ceux qui prêchent l'hostilité des classes : au fond,
c'est la même chose. Chez l'homme, animal laboureur, la lutte
pour la terre est un conflit de subsistance. Reculer la borne-
frontière, c'est agrandir le champ. Il faudrait une amélioration
prodigieuse des procédés économiques pour suspendre cette
concurrence entre les peuples ; la lutte pour les salaires en est
un incident et n'aura nullement pour efl^et d'y mettre fin.
La terre impose à l'homme son empreinte : connaître la
géographie, c'est déterminer, par l'habitat, les dispositions phy-
siologiques et psychologiques des races. Les études de « géo-
graphie humaine » ont pris, dans ces derniers temps, un grand
essor : c'est qu'elles révèlent souvent les aspirations secrètes
et les mouvemens obscurs des multitudes. Elles permettront de
DE l'histoire et DES HISTORIENS. 319
déterminer les motifs do ces déplacemens constans (ïes peuples
à la surface du globe, qui ont causé, depuis l'antiquité jusqu'à
nos jours, les plus grandes révolutions de l'histoire.
Si Christophe Colomb s'embarqua sur les « blanches cara-
velles » et s'il doubla, par un trait de génie et d'audace, le
champ livré par la planète à la civilisation, il y fut incité par la
perspective d'un enrichissement privé et public ; la découverte
des nouvelles Indes, avec un immense développement de la pro-
duction de l'or et du commerce des épices, excitait ses ambi-
tions, soutenait son courage et celui de ses associés :
Us allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines.
La chronologie n'est pas moins importante que la géogra-
phie : si l'une connaît des contacts, l'autre établit les séries et
les filiations. Littré, exposant les idées d'Auguste Comte, déve-
loppe avec force l'intérêt de la série en histoire : « L'histoire
ou sociologie a pour instrument spécial la filiation, c'est-à-dire
la production des états sociaux les uns par les autres. Il faut
s'arrêter sur cette idée; car elle est essentielle et sert à rectifier
certains préjugés qui sont encore courans. Au xviii^ siècle, —
et beaucoup de gens pensent comme le xviii*' siècle, — on
reconnaissait hautement la supériorité des temps modernes en
lumière et en civilisation, et on s'en montrait très fier; mais, en
même temps, on admettait que les époques antécédentes avaient
été plongées « dans la nuit de l'ignorance et de la barbarie, «et
à cette condamnation générale de tout le passé humain on ne
faisait d'exception que pour l'antiquité gréco-latine, à laquelle
on se déclarait bénévolement inférieur dans la culture des
lettres et dans la grandeur morale. Gela est inintelligible. Le
progrès total ne se compose que de la somme des progrès par-
tiels ; et si les choses s'étaient passées comme le prétendent les
hommes du xviii^ siècle, si tout ce qu'ils affectaient de regarder
comme tcnébreusement barbare l'avait été effectivement, leur
civilisation comme la nôtre serait un effet sans cause; mais la
liaison de l'effet à la cause se retrouve dès qu'on admet et
constate la filiation historique. Cette constatation est une des
ceuvres les plus méritoires du véritable historien. )>
La vérification des dates est donc une des premières condi-
320 BEVUE DES DEUX MONDES,
lions de la véracité en histoire. Une des causes d'erreurs les
plus fre'quentes et los plus fâcheuses, c'est la transposition des
sentimens d'une e'poque à l'autre ; mais il y a quelque chose de
particulièrement déplaisant, c'est cette espèce de gauchissement
des faits qui met l'histoire au service des passions contempo-
raines : l'allusion. Autant est grave et respectable la leçon em-
pruntée aux événemens du passé, autant est mesquine et pénible
la contorsion qui les ramène à la figure du présent.
Une bonne chronologie est indispensable pour établir les
causes, et la détermination des causes est la donnée essentielle
de la solution des problèmes historiques.
Il ne suffît pas de la précision dans les dates, il faut, en plus,
une connaissance exacte de l'enchaînement résultant de la
subordination chronologique des événemens. Une date, toute
sèche et toute nue, n'apprend rien; rapprochée d'autres dates,
elle produit la lumière. Par exemple, la date de la mort de Jeanne
d'Arc étant 1431, cette unique mention passe inaperçue; mais,
si on remarque le synchronisme de cette année avec celle de
l'invention de l'Imprimerie, l'esprit est frappé par une telle
coïncidence, et il est prêta reconnaître un certain rapport entre
la mission de Jeanne d'Arc et les idées qui agitaient le monde
à la veille de la Renaissance.
Nous sommes amenés ainsi à envisager un des autres pro-
cédés de l'histoire, le rapprochement et la comparaison. En prin-
cipe, les choses ne s'expliquent bien que si elles sont ramenées
à une commune mesure. Si i hloloire est une science, elle doit
s'appliquer h découvrir les rapports permanens des choses entre
elles : c'est par là seulement qu'elle arriverait à dégager des
lois. La comparaison est le procédé naturel du jugement. Tous
les verdicts sont relatifs.
Le progrès de la civilisation se produit par une sorte de
contagion des idées, des sentimens, des formes, dont la mode
est un des plus puissans véhicules. A une certaine époque, par
exemple, les diverses nations européennes se soumirent à une
même conception architecturale qui s'est appelée l'art gothique
et qu'on appellerait, plus justement l'art français. Qui considé-
rerait isolément l'art gothique en Angleterre ou en Italie, croi-
rait à un développement local du genre d'architecture ayant pour
caractéristiques la voûte sur croisée d'ogive et l'arc en tiers
point. Pas du tout ; la comparaison nous apprend que l'adapta-
I
DE l'histoire et DES HISTORIE>fS. 321
tîon s'est faite par une rapide divulgation en Europe des pro-
cédés nés sur les bords de la Seine.
Qui étudierait la Renaissance française sans connaître la
Renaissance italienne et, de même, qui prétendrait connaître la
Renaissance italienne sans rechercher l'influence initiale du
moyen âge français, commettrait des fautes analogues. Guizot,
au début de son livre sur la Civilisation en France, fait un paral-
lèle entre les quatre grandes nations européennes, l'Angleterre,
l'Allemagne, l'Italie, la France : il faut relire ce morceau tout
entier pour reconnaître les effets que l'esprit humain peut tirer
du rapprochement et de la comparaison.
La civilisation est une co-pénétration constante des nations
l'une par l'autre, et, pourtant, les individualités ethniques gar-
dent chacune leurs physionomies propres. La raison de ces
actions et de ces réactions, de cette plasticité des races humaines
et de leur fixité, le maintien des espèces dans la promiscuité des
familles, est un des problèmes les plus délicats et les plus pro-
fonds de l'histoire. Le territoire de la Gaule est un vase clos où
la succession des invasions asiatiques, africaines, européennes
ont laissé leurs dépôts depuis des siècles. Et malgré la diversité
des origines et l'étonnante variété des apports, le type physio-
logique et psychologique change peu. Le Français d'aujour-
d'hui, disert, inquiet, bruyant, brave, prompt à l'espoir, prompt
au découragement, est toujours le Gaulois décrit par César.
La civilisation fleurit sur un rocher dont la composition reste
la même. Quelles mensurations, quelles anthropologies, quelles
ethnographies historiques et préhistoriques découvriront le
secret de ces immobiles métamorphoses?
Nous avons reconnu les attaches de l'histoire, pareilles à
celles de la civilisation, avec le sol et avec les exigences vitales :
mais, nous voici en présence de son principal sujet, c'est-à-dire
l'âme. L'histoire de l'homme est une géographie, une écono-
mique; mais elle est excellemment une psychologie: psycho-
logie des individus, psychologie des foules, — et l'on sait, main-
tenant, comme ces deux psychologies s'opposent dans leur unité
même.
L'histoire considère, dans le particulier, le général et, dans
l'individu, le corps social. La recherche psychologique s'inté-
resse surtout aux âmes dont l'action a rayonné sur leur
temps et sur l'avenir. L'individu historique, c'est, par excel-
TOME XVII. — 1913. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
lence, le grand homme, le he'ros, le prophète, le saint, celui
qui a saisi, prolonge', réalisé en son jugement, en sa volonté et
en son œuvre, les aspirations de sa génération et de son temps
pour leur donner un essor nouveau. Sans le héros, pas de pro-
grès, pas d'histoire ; la vie de l'humanité stagnante ne mérite
pas d'être narrée.
Le héros, c'est l'incarnation de la faculté qui distingue
l'homme dans la nature : la liberté. Le surhomme est une indi-
vidualité surhumainement libre. Il rompt le sommeil des époques
endormies et détermine le mouvement qui s'appelle progrès : il
sait ce qu'il veut et il veut. La carrière du grand homme est
un des enseignemens les plus émouvans de l'histoire, par
le drame qui l'anime toujours. Les foules ne se déshabitueront
jamais de le faire souffrir, pas plus qu'elles ne se déshabitue-
ront de le voir souffrir; elles le détestent parce qu'il les fouaille,
et elles le suivent parce qu'il les entraîne : mais lui ne doit
pas se lasser de leur commander et de les aimer. Susciter les
grandes âmes et les fortifier, les arracher à l'étreinte du siècle
qui les étouffe, les lancer en avant quand elles hésitent, c'est un
des plus nobles devoirs, une des plus belles récompenses de
l'histoire.
Les âges de prospérité se désintéressent vite de la misère
humaine; ils la considèrent comme négligeable et méprisable :
l'orgueil de la richesse et de l'intelligence sont sans pitié. Alors
le « saint » surgit. 11 réapprend l'honneur de la souffrance et la
douceur de la pénurie intellectuelle : les saint Martin, les saint
François d'Assise, ceux qui partagent leur manteau, ceux qui
épousent la pauvreté, ceux qui prient avec les petits oiseaux,
accomplissent, rien qu'en montrant leurs âmes simples, les
révolutions psychologiques qui orientent les siècles nouveaux.
Ces saints sont des héros. Quand tout est veulerie, Jeanne d'Arc
parait; quand tout est désordre, Napoléon. Quand la matière
s'est trop épaissie, l'esprit la fait éclater; la paix alourdie
réclame le souffle rafraîchissant de la guerre. Le grand homme
prend le commandement, donne l'exemple et l'ordre ; tout
change.
La vie du grand homme a pour sanction l'histoire; car
l'histoire la juge, la continue et la développe. Mais de quel mètre,
de quel compas l'histoire mesurera-t-elle le grand homme? II
faut donc qu'elle soit aussi grande, plus grande que lui?... On
DE l'histoire et DES UISTORJENS. 323
voit bien que la science historique n'est pas semblable aux autres
sciences ; elle dénombre l'innombrable, elle est sensible h l'on-
dulation des âmes; toute vie vibre en elle; elle louche au mys-
tère du génie, de « l'intellect actif, » de l'intermédiaire, rece-
vant et exécutant l'ordre de Dieu.
Les grandes âmes sont des âmes collectives dans ce sens
qu'elles retentissent des mouvemens de la collectivité; mais,
les foules aussi ont une âme. Les générations anonymes qui se
succèdent, la tête penchée sur le sillon, celles qui ne font que
naître et mourir, entretenant, au hasard, leur propre vie et
celle de l'espèce, travaillent, tout de même, à l'histoire : milliers
d'infusoires élevant le fond des océans. Leur labeur, quoique
inaperçu et ignoré, est constant et opérant. C'est quand les mo-
lécules innomées se sont transformées ou déplacées à l'intérieur
du corps social que celui-ci entre dans les âges nouveaux.]
L'inconscient précède le conscient.
Qui dira la force de l'opinion, c'est-à-dire du sentiment des
foules dans la vie de l'humanité? On répète, depuis longtemps,
que l'opinion est la reine du monde : en effet, les rois lui obéis-
sent. L'opinion, c'est l'instinct du corps social prenant position
avant tout raisonnement. L'opinion naît et vit partout à la fois,
comme l'instinct de la défense est répandu sur le corps tout entier :
il y a l'opinion des mères, l'opinion des pauvres, l'opinion des
rues, l'opinion des salons, l'opinion des sages, l'opinion des fous ;
pas une n'est négligeable ; tout compte et pèse. Les œuvres
nationales sont des œuvres d'opinion. Les foules se portent en
masse du côté où l'instinct de conservation et de développement
les entraine; leur poids fait pencher la balance; elles suivent le
grand homme à la condition qu'il les conduise où elles veulent
être menées. Or, la résultante de ces milliers de volontés indi-
viduelles, ignorantes, inconscientes, qui constituent l'opinion,
c'est l'œuvre historique par excellence. Le plus souvent, les
peuples s'élèvent ou se perdent d'eux-mêmes : ils poussent leurs
chefs aux sommets ou aux abîmes. L'historien a pour tâche —
combien diflicile! — de reconnaître l'opinion dans le passé et de
la guider dans l'avenir.
L'histoire, et l'histoire seule, s'adresse à tout le monde et
plaide, auprès du plus ignare des êtres, la cause de tous; per-
sonne ne lui échappe ; elle dispose d'un langage dilfus que tous
entendent : c'est celui que le sentiment adresse à l'instinct. D'ail-
324 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs, elle est partout: elle émane du sol, respire dans les
pierres, flotte dans l'atmosphère; elle transforme la honte en
honneur, et la cohue en re'giment; c'est l'histoire qui, d'un
haillon, fait un drapeau.
La psychologie des foules s' adressant à l'instinct est elle-
même instinctive. Les e'poques, les règnes, les siècles, elle les
juge et les baptise avant qu'ils soient acheve's : ceux-ci sont îj
appelés grands, ceux-là barbares, ceux-ci sont les sages, et ceux- ..|
là les fous; ceux-ci sont à jamais déplorables et ceux-là à jamais
enviables, parce que le sentiment des foules en décide ainsi, et à
l'histoire, quoi qu'elle en ait, subit ce jugement et tente, en
vain, de le reviser. Voici, donc, que sa tâche se complique
encore et que, dans cette complexité plus large, — large comme
la vie, — elle risque de se perdre : elle quitte le sol et s'envole
dans la légende.
Mais une attache suprême la retient : le sens profond et
précis de son utilité. L'histoire sait, qu'étant la faculté humaine
par excellence, elle est surtout une faculté d'action; Aristote a
dicté sa loi quand il a dit : « Ce qui importe, c'est non de savoir,
mais d'agir. «L'histoire ne serait qu'un vain bruit de mots, si
elle ne tendait sans cesse à l'action : telle est la véritable philo-
sophie de l'histoire. La prétention de découvrir, dans l'évolution
des choses humaines, des lois analogues à celles de la nature
se heurte à l'objet même de l'étude, c'est-à-dire la liberté
humaine : mais cette liberté peut être dirigée, conseillée,
redressée, guidée, et là c'est de la philosophie.
Voilà l'histoire sur son véritable domaine. Ses lois sont
d'ordre psychologique : l'àme humaine, — individus et foules, —
en fait le sujet. Par l'histoire, l'homme apprend la beauté de son
effort et la grandeur de son impuissance : car il recommence
toujours une tâche qu'il n'achève jamais. La validité du travail
et la tragique noblesse de l'insuccès, les justes hésitations de la
raison entre l'optimisme et le pessimisme, sont les belles
démonstrations de l'histoire. Elle expose à l'homme les causes
de sa continuelle espérance parmi celles de son perpétuel décou-
ragement. L'homme ne peut savoir si le progrès se fait en ligne
droite, en spirale ou en cercle, ce sont les solutions différentes
et indifférentes d'un problème que les siècles n'ont pas éclairci:
mais l'homme sait qu'il vit pour agir et qu'il doit agir bien.-
DE l'hISTOTRE ÉT DES HISTORIENS. 32'5
Ici, l'hisloiro trouve toute son efficacité et sa pleine autorité,
puisqu'elle sonde la vie pour créer la vie.
Ecrire l'histoire, c'est agir ; et c'est pourquoi il convient que
l'historien soit homme d'action. Dans l'infinie multi[)licilé des
faits du passé, l'homme d'action seul peut discerner ceux qui
méritent d'être tirés du néant et confiés à la mémoire, c'est-à-
dire l'utile et l'efficace. Sa vigilance avertie ne se trompe guère :
d'un coup d'œil, il saisit les tenans et aboutissans : aux pré-
misses, il devine la conclusion. Prenons garde de confondre la
leçon et l'enseignement, l'histoire écrite par les hommes d'Etat
et l'histoire écrite par les professeurs. A celle-ci la mémoire et
l'imagination suffisent: mais l'histoire, digne de ce nom, s'ap-
puyant sur la pratique, requiert le bon sens, la raison et l'expé-
rience : elle seule obtient l'autorité.
Echange de services : l'homme d'Etat qu'a formé l'histoire
évite les erreurs signalées sur la carte du passé. L'historien pré-
paré par les affaires publiques néglige les riens difficiles dont
la curiosité intellectuelle s'amuse: son pas ferme va droit au
but. Au carrefour des siècles qui s'achèvent et des siècles qui
commencent, l'historien délibère et choisit : il indique la route
à prendre et la route à éviter. Quand un homme s'est décidé à
écrire l'histoire, il devient, si faible soit-il et si mince soit son
sujet, l'instrument de la Destinée; responsable de son récit et
de son jugement, il répond aussi des suites. A la façon dont il
expose les choses du passé, les choses de l'avenir iront bien ou
mal, seront hâtées ou précipitées. Il est à la fois en queue et en
tète du troupeau. L'histoire de la Grèce, l'histoire de Rome,
l'histoire de la Révolution, l'histoire d'Alexandre, de César, de
Napoléon, inspireront par lui, bien ou mal, les siècles futurs.;
Le devoir de vérité est un grand devoir pour l'historien ; mais
ce n'est pas le seul : insuffisant et terre à terre s'il ne s'achève
par le devoir d'exemple, qui suppose l'émotion et la Beauté.
Aussi, dans sa tâche si pénible, dans sa recherche d'une réalité
qui le fuit toujours, l'historien perd le souffle, s'il n'est soutenu
par un enthousiasme grave. La continuité de la conscience col-
lective est sa perpétuelle obsession. Il a en vue à la fois l'Action
qui touche la terre et l'Idée qui touche le ciel. Raconter l'homme
à f homme pour améliorer fliomme, tel est le devoir qu'il s'est
tracé. Et que peut la science, alors? L'histoire s'est appuyée
sur elle d'abord; mais, fille de l'action, l'histoire atteint des
326 REVUE DES DEUX MONDES.
sommets que la science ne connaît pas. Retenons l'aveu de
Claude Bernard : « L'homme peiit plus qu'il ne sait. »
L'histoire expose les actes des hommes et les juge pour tra-
vailler au bonheur et à la grandeur de l'humanité, et ainsi,
c'est elle qui crée, au-dessus et au delà des hommes, l'humanité.,
La plus minime des erreurs historiques altère le total : les fautes
humaines intéressant l'humanité, sont des fautes d'ignorance,
autrement dit des fautes d'histoire. « Si jeunesse savait, » dit le
proverbe; et chaque nouvelle génération est une jeunesse. L'his-
toire lui apporte les économies de l'expérience : ne pouvant faire
davantage, elle fait du moins cela, et c'est ce qui engage sa
responsabilité.
Vérité, choix, beauté, enthousiasme, conscience, responsa-
bilité, telles sont les conditions suprêmes de l'histoire. Les
grands événemens ont toujours fait naître les grands historiens,
parce qu'il faut que l'humanité sache. Cette connexité néces-
saire des grandes époques et des belles œuvres apparaît surtout
dans l'étude de l'histoire ancienne, écrite par les historiens de
l'antiquité. Leurs œuvres sont utiles et belles, parce qu'arrivant
les premiers, ils ont rempli leur tâche avec simplicité. C'est par
l'étude de ces modèles que je voudrais reconnaître, maintenant,
la courbe magnifique de l'histoire agie s'insérant dans l'histoire
écrite :\év\ié, choix, beauté, enthousiasme, conscience, respon-
sabilité 1
Gabriel Hanotaux.
CASSICIACUM A-T-IL DISPARU?
Les Iccleurs de la Revue des Deux Mondes (I), qui ont suivi
avec un bienveillant intérêt mes récentes études sur saint
Augustin, ne m'en voudront pas sans doute de les ramener à
Cassiciacum. Cette villa de la banlieue milanaise, où le grand
rhéteur converti se prépara à recevoir le baptême, a-t-elle déci-
dément disparu, sans laisser les moindres traces? C'est ce que
j'avais affirmé dans un de mes articles. Mais je pensais que s'il
fallait la chercher quelque, part, c'était sur les coteaux de la
Brianza, cette région intermédiaire entre la plaine et les hautes
montagnes, où les Milanais d'aujourd'hui viennent encore passer
la saison chaude. Guidé par je ne sais quel instinct, je m'étais
plu à l'imaginer dans les environs de Cernusco, petit village
situé sur la ligne qui va de Lecco à Milan.
Or, il parait que je m'étais trompé. A peine mon article
était-il publié, que je reçus de Milan plusieurs lettres, où l'on
voulait bien m'avertir de mon erreur. Un lecteur de la Revue,
notamment, me fit l'honneur de m'écrire : u Cassiciacum n'a
pas disparu. C'est le moderne village dcCasciago près de Varèse.
Dans une position délicieuse, en vue du lac, il est dominé par
de belles montagnes auxquelles conviennent parfaitement les
paroles de Licentius. » — J'avais cité, en elfet, sinon pour pré-
ciser le site, du moins pour en indiquer l'orientation, le vers
du jeune Licentius, l'élève favori de saint Augustin, où celui-
(1) Pour répondre à de nombreuses demandes qui m'ont été adressées par des
lecteurs de la. Revue, — mes études sur saint Augustin paraîtront eu volume dans
le courant du mois prochain.
^-^ REVUE DES DEUX MONDES.
Cl rappelle à son maître leur commun séjour à Gassiciacum, —
ce qu'il exprime par cette périphrase poétique : « les soleils
révolus parmi les hautes montagnes de l'Italie. »
Dans le même moment, un aimable magistrat italien,
M. Luigi Anfosso, membre de la Société historique de Lombar-
die, m'écrivait à son tour, en des termes non moins précis et
affirmatifs : « Gassiciacum n'a pas disparu. Il revit dans le vil-
lage actuel de Cassago, près de Gôme. » Et il me proposait, en
faveur de sa thèse, un certain nombre de preuves qui, sans être
péremptoires, me paraissaient assez plausibles.
Mais alors, qui avait raison, des partisans de Gassago ou de
ceux de Gasciago ? J'étais fort embarrassé, d'autant plus qu'en
jetant les yeux sur la carte, j'y découvrais un Carnago et un
Camjiago qui, eux aussi, pouvaient avoir la prétention d'être
l'antique Gassiciacum. L'archéologie locale n'est jamais à court
d'argumens, et, d'ailleurs, dans tout le Milanais, les noms en
ago foisonnent, à peu près comme les noms en court dans notre
Lorraine. Enfin, détail inquiétant, on me signalait un second
Gasciago, juste en face du premier, sur l'autre rive du lac de
Varèse.
Dans ce genre de questions, où le sentiment a tant de part,
où les preuves matérielles manquent presque toujours, rien
n'est tel que de s'en rapporter à ses yeux. Quelquefois la simple
figure d'un pays suffit à ruiner une hypothèse hasardeuse. Je
me résolus donc d'y aller voir. Évidemment, je n'avais pas
l'illusion d'aller à la conquête d'une certitude, mais je pensais
y trouver des probabilités plus précises et plus convaincantes.
Et puis, à mettre les choses au pis, j'aurais, en fin de compte,
la consolation d'avoir parcouru de très beaux paysages et vécu,
quelques jours encore, avec le souvenir très cher de saint
Augustin. G'est donc à une sorte de pèlerinage que je convie
mes lecteurs, un pèlerinage, où nous ne sommes pas sûrs
d'arriver jusqu'à la chapelle du Saint. Mais nous en approche-
rons de très près, et, souvent peut-être, par les sentiers mêmes
où il est passé, nous mettrons nos pas dans ses pas.
*%
On se rappelle l'admirable phrase des Confessions, véritable
largesse de grand seigneur, par laquelle Augustin paya son ami
CASSICIAGUM A-T-IL DISPARU
? 329
VerécunJus de son hospitalité a Cassiciacum : « Tu le lui
rendras, mon Dieu, au jour de la résurrection des justes... Tu
rendras à Vérécundus, en retoiir de son hospitalité, dans cette
campagne de Cassiciacum, où nous nous reposâmes en toi, au
sortir de l'été brûlant du siècle, tu lui rendras la fraîcheur et
les ombrages éternellement verts de ton paradis. »
<( L'été brûlant du siècle » n'est point, ici, une pieuse méta-
phore. C'est, en effet, au moment le plus torride de l'été, au
mois d'août, après l'ouverture officielle des vacances, que le
rhéteur de la ville de Milan partit pour la campagne. Sans
doute, les chaleurs avaient achevé de débiliter ce malade, qui
souffrait depuis longtemps d'une bronchite chronique. Même
dans les hautes chambres de la maison qu'il avait louée, —
probablement aux portes de la ville, — sous les figuiers de son
jardin, où la grâce du Christ venait de le terrasser, il ne res-
pirait qu'un air embrasé et suffocant. Son départ fut pour lui,
non pas seulement au moral, mais encore au physique, une
délivrance et une renaissance.
Pour le comprendre, il faut avoir subi, ne fût-ce que
quelques jours, cet été milanais. Milan est peut-être la ville
la plus chaude de l'Italie. Par comparaison avec la Riviera,
d'où je venais, la plaine lombarde me parut une fournaise.
A travers cette immense campagne toute verte et toute luxu-
riante, où l'eau fume et miroite sous le regorgement des
herbes et des feuillages, c'était le même souffle aride que
sur les routes d'Afrique, sur les champs pierreux de la région
sétifienne, ou la morne vallée du Chéliff. Et, dans les rues de
Milan, devant le parvis éblouissant du Dôme, je retrouvais
l'atmosphère cuisante et sèche, où j'ai vécu, tout un mois, à
Séviile, à l'époque où l'Andalousie dévastée flambe comme un
Sahara.
En traversant la cour de la gare, mon faccàino, qui ruisse-
lait de sueur, me dit, avec un soupir d'envie :
— Ah! signore ! beati quelli chè possono andare à la mon-
tagna!... Bienheureux ceux qui peuvent aller à la montagne!
Aller à la montagne! Ce vœu citadin doit être, depuis des
siècles, celui de tous les Milanais, en ce moment de l'année.
Saint Augustin fit comme tout le monde. Il alla, lui aussi,
à la montagne.
Mais quelle montagne? Où son ami Vérécundus avait-il sa
330
REVUE DES DEUX MONDES,
villa? Est-ce, comme on me l'assure, à Gasciago, près de Varèse,
qu'il se reposa « de l'été brûlant du siècle? »
*
« «
Varèse !... Les beaux arbres! C'est cela surtout, cette beauté
des arbres, qui me frappe et m'enthousiasme, en arrivant. Les
gens du Nord, habitués aux splendeurs végétales de leurs parcs,
ne partageront pas, je le crains, mes admirations. Mais, au
sortir de la Riviera, calcinée par le soleil caniculaire, on
s'étonne devant cette opulence des feuillages et cette opacité des
ramures. Sur ces premiers escarpemens des Alpes, oii il fait,
tour à tour, très froid et très chaud, toutes les essences peuvent
s'acclimater. Le Nord et le Midi sont réconciliés. Voici des pal-
miers nains, des cyprès, des thuyas, des cèdres pêle-mêle avec
des sapins, des platanes, des trembles et des peupliers...
La route qui conduit de Varèse à Gasciago est tout ombragée
de ces beaux arbres. Bien que le soleil soit encore très haut
dans le ciel, — il est à peine quatre heures du soir, — on y
éprouve une impression continuelle de fraîcheur : c'est la pro-
fusion des verdures sans doute, l'éclat velouté des prairies
qui en donnent l'illusion. Mais, par instans, cette fraîcheur est
très réelle. Un courant d'air, venu des montagnes couvertes de
neiges, vous caresse la figure et vous épanouit la poitrine. On
se sent vraiment dans un pays d'ombrages, de nonchaloir, de
repos. Les auberges qui bordent la route portent des enseignes
significatives : Ristorante délia pace, Osteria délia quiète :
Restaurant de la paix. Estaminet du repos. J'aperçois, au pas-
sage, le portail d'un collège, qui s'intitule mêmement : Collegio
délia quiète, Collège du repos, — un nom bien engageant pour
les petits collégiens!... Au-dessus de l'entrée, une fresque naïve,
peinte de couleurs claires et joyeuses, représente le repos de la
Sainte Famille : la sainte Vierge, saint Joseph et l'Enfant
Jésus étendus et dormant sous un palmier, auquel l'âne est
attaché. Ces enluminures ajoutent à la gaîté tranquille et
voluptueuse du paysage. Elles y mettent une pointe de sensua-
lité italienne. Mais c'est l'impression de fraîcheur et de repos
qui domine. Augustin, fatigué dans son corps, l'âme brisée par
les luttes de sa conversion récente, ne pouvait trouver une re-
traite plus propice. Tout ce qu'il cherchait, il l'aurait, ici, avec
«ASSICIACUM A-T-IL DISPARU? 331
surabondance : le calme, le recueillement dans la prière, le
rafraîchissement dans le Seigneur, la jouissance solitaire et
délicieuse de son cœur et de son esprit enfin pacifids.
Le trajet est très court de Varèse à Casciago : une lieue au
plus. Nous y voici déjà. Sur un fort dpaulement de terrain
s'éparpillent quelques maisonnettes, que domine, tout en haut,
une usine, avec sa chemine'e de briques et son panache de
fumée. On me dit que c'est une filature de coton. Et mon cœur
se serre à la pensée que l'odieuse